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roman - Page 219

  • Conte d'enfance

    Tomoko se souvient d’Ashiya, d’une maison occidentale de style hispanique dans la montagne, où elle a vécu quand elle avait douze ans. La marche de Mina (2006), de la romancière japonaise Yoko Agawa, a l’allure d’un conte d’enfance. Trente ans plus tard, Tomoko raconte comment elle est devenue la plus proche amie de sa cousine Mina, une petite fille asthmatique qui avait toujours un livre dans les mains. Après la mort de son père, Tomoko est confiée à sa tante pour un an, le temps que sa mère étudie à Tokyo. Dans le fameux Shinkansen tout neuf, elle fait seule le voyage jusqu’à la gare de Shin-Kobe, où son oncle, l’homme le plus élégant qu’elle ait jamais vu, vient la chercher en Mercedes.

     

    La « lointaine Allemagne » s’est déjà glissée dans la vie modeste de Tomoko : à sa naissance, un joli landau leur a été envoyé par cet oncle de mère allemande qui dirige une société de boissons. Dans la luxueuse maison d’Ashiya, Tomoko fait la connaissance de Grand-mère Rosa, de l’employée qui dirige la maisonnée, Mme Yoneda, âgée elle aussi de plus de quatre-vingts ans, du jardinier, et surtout de Mina, une fillette au visage ravissant et de constitution fragile sur laquelle tout le monde veille avec beaucoup d’attention. Tomoko dispose de la chambre du grand frère, étudiant en Suisse. 

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    D'emblée transportée par la beauté de la maison qui l’accueille, Tomoko n’est pas au bout de ses surprises. Le plus inattendu des habitants réside dans le jardin, un ancien parc zoologique dont il est le dernier témoin. C’est Pochiko, l’hippopotame nain, « un corps rond auquel on aurait ajouté une queue, des pattes et un visage », qui
    porte la petite Mina sur son dos, conduit par le jardinier, sur le chemin de l’école. Cet univers – un conte de fée pour Tomoko – connaît des imperfections. Le père de Mina est le plus souvent absent, la fillette est sujette aux crises d’asthme qui l’obligent à se rendre à l’hôpital et, chez elle, à prendre des « bains de lumière » sous une lampe spéciale.

     

    Par les yeux de Tomoko, nous découvrons la vie particulière que mènent Mina et sa famille. La grand-mère adore les cosmétiques de la série « des beautés jumelles » qu’elle range dans sa coiffeuse – le thème de la gémellité traverse tout le roman. La mère boit du whisky en cachette. Sur le bureau du père, on dépose les choses cassées, qu’il répare à son retour dans cette pièce où il passe aussi la nuit, sur un sofa. Quant à Mina, elle finit par montrer à sa cousine son secret : sous son lit, plein de boîtes qui contiennent chacune une boîte d’allumettes. A partir de leur image, Mina invente une histoire et l’écrit dans une boîte écrin. De temps en temps, elle en raconte une à Tomoko, révélant les coulisses de son imagination.

     

    Tout le monde se réjouit de la présence de la collégienne auprès de sa petite cousine dont elle devient la confidente et la compagne la plus dévouée qui soit. Bien que Mina vive dans une maison où l’on trouve des livres dans chaque pièce, elle charge Tomoko de lui emprunter d’autres ouvrages à la bibliothèque, ce qui lui donne bientôt une réputation flatteuse de la part du bibliothécaire à qui elle fait part des commentaires de Nina comme si c’étaient les siens. Un autre don de Mina, c’est l’art de « frotter joliment les allumettes », on lui confie l’allumage des bougies lors des repas aux chandelles. A chacun de ses passages, le garçon livreur du Freezy, la boisson rafraîchissante qui assure la prospérité de l’entreprise familiale, glisse discrètement dans la main de Mina une nouvelle boîte d’allumettes au dessin inédit.

     

    Après un séjour à l’hôpital, Mina rentre chez elle avec une passion soudaine pour le volley-ball. Tous les dimanches dorénavant, en cet été ’72, elle suit avec Tomoko l’émission « Le chemin vers Munich » et s’entiche du passeur de l’équipe japonaise. La saison des jeux olympiques, ternis par la prise d’otages israéliens, ouvre les yeux de Tomoko sur des réalités ignorées d’elle : les tensions internationales ; le peu de cas que fait de Mina son grand frère, décidé à passer l’été avec ses propres amis ; le passé de Grand-mère Rosa, dont la famille est morte à Auschwitz ; le pourquoi des absences prolongées de son oncle.

     

    La marche de Mina, dans un style très simple – trop lisse même – privilégie un point de vue poétique sur l’enfance. On a l’impression en lisant ce conte japonais de marcher sur un fil – un faux pas et ce serait la chute – tant la matière est délicate. Dans ce monde aux couleurs sans doute trop pastel, Yoko Ogawa, comme dans La formule préférée du professeur mais très loin de l'univers troublant d'Hôtel Iris, se révèle avant tout une observatrice des liens humains, qu’elle évoque avec tendresse.

  • La mesure du monde

    C’est bien un roman, traduit de l’allemand ; c’est une histoire vraie, du moins pour les faits ; ce sont Les arpenteurs du monde de Daniel Kehlmann (2005), grand succès international. Les scientifiques connaissent depuis longtemps les noms d’Alexander von Humboldt (1769-1859) et de Carl Friedriech Gauss (1777-1855), l’un grand explorateur, l’autre « Prince des mathématiques ». Pour le grand public, Daniel Kehlmann a croisé leurs vies et construit un roman à la fois très documenté et plein d’humour, Die Vermessung der Welt (La mesure du monde), qui les montre à l’œuvre.

     

    Le récit commence en septembre 1828. Sur l’insistance d’Humboldt, chambellan du roi, Gauss quitte pour la première fois sa ville, Göttingen, pour se rendre au Congrès allemand des naturalistes à Berlin, en compagnie de son fils Eugène. « C’était étrange et injuste, dit Gauss, et une illustration parfaite du caractère lamentablement aléatoire de l’existence, que d’être né à une période donnée et d’y être rattaché, qu’on le veuille ou non. » A leur arrivée, Humboldt tente de le convaincre de ne pas bouger, un certain Daguerre cherchant à immortaliser leur rencontre, mais Gauss s’impatiente et met fin à la pose. 

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    Il y a deux Humboldt, en réalité. Retour aux origines. Sur les conseils de Goethe, leur mère devenue veuve assure aux deux frères une solide formation, pour l’un aux lettres, pour l’autre aux sciences, à raison de douze heures de travail par jour avec des spécialistes. L’aîné, Wilhelm von Humboldt, deviendra un éminent linguiste et philosophe. Alexander, le cadet, opte pour l’étude de la vie, par désir de « comprendre l’étrange obstination avec laquelle elle s’étendait sur le globe terrestre ». A une réception chez son grand frère, Alexander rencontre le professeur Lichtenberg qu’il interroge sur ses écrits en cours. Comme celui-ci travaille à un ouvrage « qui ne parlait de rien et n’avançait absolument pas », Humboldt réplique qu’écrire des romans « lui semblait la voie royale pour garder une trace de l’instant présent dans sa fugacité même. »

     

     

    Ayant décidé de voyager, après le projet avorté d’une expédition avec Bougainville, Alexander rencontre Aimé Bonpland, un botaniste qui adore les plantes tropicales. Ils décident de partir ensemble. « Sur la route vers l’Espagne, Humboldt mesura chaque colline. Il escalada chaque montagne. Il préleva des échantillons de pierres sur chaque paroi rocheuse. » A Madrid, ils obtiennent des fonds du ministre Urquijo, amant de la reine, et toute l’aide nécessaire à leur voyage d’exploration – en lui prescrivant contre l’impuissance une liste d’ingrédients tous exotiques. A Teneriffe, ils escaladent des volcans éteints et Humboldt découvre un dragonnier gigantesque. Débarquant à Trinidad, Humboldt décrit à son frère « l’air lumineux, le vent chaud, les cocotiers et les flamants roses » et ajoute « Je ne sais pas quand cette lettre arrivera, mais veille à ce qu’elle paraisse dans le journal. Le monde doit entendre parler de moi. Je me tromperais grandement si je lui étais indifférent. » 

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    Le génie de Gauss se révèle d’abord à son maître d’école, qui lui donne à additionner tous les nombres de un à cent, ce qui devrait prendre un certain temps. Gauss, huit ans, donne vite la réponse – 5050 – en observant que cent et un font cent un, nonante-neuf et deux aussi, etc., soit cinquante fois cent un. Le maître convainc son père de l’inscrire au lycée, puis le jeune homme obtient une bourse, grâce au professeur Zimmermann, conseiller à la cour du duc de Brunswick. Un voyage en ballon lui fait voir la terre d’un point de vue nouveau : des points, des lignes, « la légère courbure de l’espace ». Pour Gauss comme pour Humboldt, « La lumière, ce n’est pas la clarté, mais le savoir ! »

     

    Kehlmann nous entraîne donc à la suite de ces hommes épris de connaissance et d’exactitude. Les aventures de l’explorateur sont plus spectaculaires que les intuitions du mathématicien, mais le romancier nous les rend proches, accessibles malgré leur solitude intellectuelle, faute d’interlocuteurs à leur mesure, et l’excentricité de leur comportement. « Des faits et des nombres, (…) eux seuls pouvaient peut-être sauver l’homme » pense Humboldt en prenant de l’âge. Pour Gauss, deux fois marié, ayant charge de famille et soucis de santé, « on ne marchait plus bien, on ne voyait plus aussi bien, et on pensait si lentement. Vieillir n’avait rien de tragique. C’était ridicule. »

  • Au vent

    « La face du monde bouleversée ! J’ai toujours trouvé un peu risible l’importance que la plupart des humains attachent à ces choses. Selon que la terre est à eux ou à d’autres, ils ont une façon toute différente de la regarder et même de s’y mouvoir. Et pourtant, dans les faits, à qui est-elle vraiment ? Si on me le demandait, je dirais : au vent, qui brasse bien plus d’arpents que n’en possédèrent jamais les Radziwill ou les Zamoyski, courbe les blés en longues ondes dans la plaine, renverse des arbres, prélève sa dîme d’ardoises. Qui, de tout homme, fait un manant obligé de se découvrir sur son passage, de toute femme une serve dont il dénude les jambes et fouit les cheveux à son caprice. »

     

    Diane Meur, Les Vivants et les Ombres 

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  • La maison Pologne

    Plusieurs fois primé (Rossel 2007, Prix du roman historique 2008), Les Vivants et les Ombres, un roman de Diane Meur (née à Bruxelles en 1970) frappe d’emblée par le point de vue choisi : une maison raconte ce qu’elle a vu, entendu, senti, pendant à peu près un siècle. « Je suis née dans le premier tiers du XVIIIe siècle, en Pologne, du caprice somptuaire d’un comte Ponarski (…). Soixante ans plus tard, la Pologne, dépecée par ses trois voisins, avait disparu de la carte d’Europe. »

     

    En 1820, Jozef Zemka est introduit par son oncle – « un petit-fils du comte Fryderyk qui, depuis l’âge mûr, fait office d’intendant sur l’ancien domaine de sa famille » - chez le baron von Kotz à qui sa bonne allure inspire confiance. S’il néglige au premier abord l’héritière sans beauté, Clara, Jozef éveille l’intérêt de la jeune femme. Ils se marient l’été suivant : « Le sucre épouse le sel ! » (Zemka possède le brevet des « Pastilles de la Vierge », Clara von Kotz est la fille de l’administrateur des Salines). « Avec les mois, les vertus dont elle le parait
    tombent comme autant d’écailles, elle ne le voit plus que tel qu’il est : beau, méchant, volontaire. »
     

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    Heureux de la naissance de son premier enfant, Maria, Jozef s’exaspère ensuite de n’engendrer que des filles : Urszula, Wioletta, qui seront suivies de Jadwiga et Zozia.
    Il s’entoure d’hommes dévoués pour faire prospérer le domaine, règne en autocrate sur ses terres comme dans sa maison – « Il aime établir l’ordre et l’ordre l’ennuie, il aime conquérir et la possession le lasse. »

    Quand le couple Zemka hérite de tout, en 1829, Jozef est bouleversé : « Il a repris
    sa terre : pour lui, c’est une victoire de tous les Polonais sur leurs occupants, et dans son bonheur privé, il voit en rose le destin de sa nation entière. »
    La jeune révolution belge de 1830 nourrit son rêve de liberté pour la Pologne. Son frère Adam lui envoie des lettres enflammées depuis Varsovie, mais le vent tourne et celui-ci doit s’exiler en France avec sa famille. Jozef s’entiche alors de son neveu, Jean, dont il place le portrait en vue dans la bibliothèque. Il rêve d’en faire son héritier en le mariant avec son aînée, sa cousine.

     

    Le jeune homme, invité au domaine, exprime bientôt des idées libérales : « Des serfs ? Des Polonais, mon oncle. Qu’importe l’inégalité quand la patrie est en jeu ? Ils chérissent autant que nous la liberté, et la liberté est une : il n’y aura plus, un jour prochain, ni serfs ni maîtres, mais un peuple d’êtres libres, forts et solidaires. » Tandis que ses fiançailles avec Maria se prolongent, il reste d’autres filles à marier, et d’abord à instruire. On engage un jeune précepteur, Zygmunt Borowski. La princesse Dubinska, en visite, exprime sa défiance envers l’individu, d’esprit trop libre, mais Clara prend sa défense – pressent-elle, déjà, le rôle qu’il va jouer dans sa vie d’épouse délaissée, trop souvent humiliée ?

     

    Les cinq filles Zemka connaîtront des destins fort divers, et parmi elles, Wioletta est la figure la plus marquante. Lire, rêver, peindre, voilà ce qui suffit au bonheur de la plus belle fille de Jozef. Le spectacle de Noël 1845 secoue la maisonnée : à la fin du récit de la Nativité, la marionnette de la Mort revient sur scène et lance un Appel au peuple des campagnes : « Reprenez donc vos terres et chassez-en vos maîtres, et Dieu vous bénira, car c’est sa volonté ! » Jozef Zemka, furieux, n’arrive pas à identifier le coupable. Des temps agités s’annoncent en Galicie. Routes barrées, incendies, charretées de cadavres, impossible de quitter le domaine. Jozef voit son univers s’écrouler quand on lui annonce la mort de Jean, parti se battre pour la justice. Il comprend que « c’en est fini de la féodalité ».

     

    De l’abolition des corvées à la fin du domaine, il y aura bien des péripéties politiques que Diane Meur intègre sans peser dans l’histoire des Zemka. Sous le regard d’une maison vénérable, les générations se succèdent, des liens se nouent, publics ou secrets. La maison connaît encore des fêtes, mais de moins en moins éblouissantes. Le scandale même s’y fait une place : Wioletta, enceinte, refuse de donner le nom du père, un homme marié. On l’éloigne, on lui arrache son nouveau-né. Comme Clara, sa mère, Wioletta a du caractère, et résiste au mauvais sort. Le temps viendra où elle sera le seul soutien de son vieux père, et elle aura son heure. La romancière tisse sa toile à son gré, mêle les saisons, anticipe, réveille un souvenir, jusqu’à ce que les ombres, finalement, soient plus nombreuses que les vivants entre les murs de la maison qui n’est elle-même plus que l’ombre de ce qu’elle a été.