« Il sera difficile d’oublier Le canapé rouge. Sa petite musique russe, universelle, retentira longtemps à nos oreilles. » (Jorge Semprun) Rarement citation en quatrième de couverture aura si bien traduit mon sentiment en refermant un livre. Parfois, attendre la sortie en format de poche d’une œuvre dont on a beaucoup parlé – Le canapé rouge de Michèle Lesbre (2007) est à présent disponible en Folio – laisse retomber la poussière des critiques, comme dirait Woolf, et offre une lecture vierge de tout commentaire. Quand il s’agit d’un texte aussi fort, aussi doux, aussi prenant, c’est un pur bonheur.
Comme le titre ne le dit pas, c’est le récit d’un voyage. Anne, la narratrice, a pris le train pour Itkoursk, afin de revoir Gyl, avec qui elle a partagé des années de sa vie et la belle utopie d’« être soi, pleinement soi, mais aussi transformer la société tout entière ». Depuis qu’il est parti sur un coup de tête « vivre au bord du lac Baïkal, peindre, faire du théâtre avec les habitants » – Gyl est un homme que rien ni personne ne retient jamais – elle a reçu des lettres de lui, mais depuis des semaines, c’est le silence. L’angoisse, même s’ils étaient séparés depuis longtemps, l’a poussée à partir, à le retrouver là-bas.
Anne écrit pour des revues, souvent sur des destins de femmes exceptionnels. Quand elle frappe un jour à la porte de la discrète Clémence Barrot, qui occupe l’appartement du dessous, sous le prétexte d’un dîner qui risque de faire un peu de bruit, elle découvre au fond d’un couloir, sur un canapé rouge, une vieille dame frêle qui la surprend : en contrepartie, celle-ci lui demande un peu de lecture, à son choix. Mais à la première séance, l’ancienne modiste préfère lui montrer son atelier et la trentaine de « bibis » qu’Anne est priée d'essayer, avant de repartir avec le panama rose que sa voisine tient à lui offrir.
En regardant par la fenêtre du train « la lancinante fuite des paysages sans cesse répétée », Anne pense à l’enthousiasme de Clémence pour les aventurières ou les pionnières dont elle lui lit la vie. Milena Jesenska, surtout, qui un jour a traversé la Moldau à la nage pour être à temps au rendez-vous avec Ernst Pollak. « Voir des paysages par la fenêtre signifie les connaître doublement : par le regard et par le désir », a écrit Milena. Gyl n’a pas donné rendez-vous à celle qui le cherche, il ne l’attend pas, mais les pensées d’Anne sont pleines de lui et de ce qu’ils ont partagé. Clémence lui a montré une photographie de sa jeunesse qu’elle garde toujours entre le siège et le dossier de son canapé, « Paul et Clémence, 1943 ». A dix-neuf ans, le jeune homme a été fusillé au coin d’une rue avec un camarade de réseau. « Vous n’avez aimé que lui ? » avait osé Anne. « Je les ai tous aimés », avait répondu la vieille dame.
Pour cette course « dans le tunnel de silence creusé par Gyl », Anne a emporté deux livres, un de Jankelevitch, avec Crime et châtiment. Mais la plupart du temps, elle observe ses compagnons de compartiment, les forêts immenses, les gens qui peinent sur le quai des gares. Elle aime écouter la langue russe qu’elle connaît un peu. « Enivrée par cette sorte de solitude qu’engendre le voyage, cet oubli momentané des habitudes, des repères », elle s’intéresse surtout à Igor, qui passe ses nuits dans le couloir à scruter l’obscurité. « Quel sens pouvait avoir pour lui ce mot magique, voyage ? » Anne se remémore des séjours à Moscou, Naples, Trinidad, Venise… Clémence Barrot, elle, n’a jamais quitté Paris, où elle a beaucoup marché et souvent au hasard. « Dans certains quartiers, on l’appelait la dame qui marche. »
Entre souvenirs lointains et proches, entre Clémence et Gyl, entre rêves révolutionnaires et vie quotidienne, Anne prend conscience de ce qui est sans doute « le plus étrange » de tous ses voyages : « parce que plus que tous les autres il m’avait sans cesse ramenée à ma vie, à la simple vérité de ma vie. » Peu importe alors la destination, « le véritable voyage se fait au retour », dans le glissement d’un temps, d'un âge, à un autre. Le canapé rouge est le dixième roman de Michèle Lesbre, née en 1947. Il donne envie de remonter le temps avec elle, pour une autre rencontre entre hier et aujourd’hui.
Commentaires
Seraient-ce les Fagnes en photo ?
Cher John, c'est un paysage russe, avec des champs d'épilobes devant une forêt de bouleaux.
@ "Voir des paysages par la fenêtre signifie les connaître doublement : par le regard et par le désir",
Reconnaître aussi les méconnaître dans la mesure où le train, prisonnier volontaire de ses rails, exerce à son tour son emprise sur les voyageurs. Tout devient furtif entre les arrêts, fugitif, fugace, mais pas totalement intouchable, impalpable...
« La lancinante fuite des paysages sans cesse répétée » scandé dans le passé par le tac-tac lancinant du raccord des rails, que remplace maintenant un souffle « silencieux » et « … les connaître (ces paysages) doublement : par le regard et par le désir » sont les avantages raffinés des voyages en « chemin de fer ».
J'aime beaucoup lire après "avoir laissé retomber la poussière des critiques". En revanche j'aime me laisser influencer par un point de vue amical. Et j'aime aller à la rencontre de vos propres rencontres. Je note donc dans mon petit calepin ce délice du jour. Merci Tania
Superbe photo, quelle douceur dans les tons... il paraît que prendre le transsibérien est une expérience unique ?
Un billet pour un livre peuplé de livres qui ne se laisserait pas convaincre et puis la photo m'emporte déjà bien loin et je vais croiser le héros de "La Steppe" au détour du chemin
Chère Claire, je n'ai jamais pris le transsibérien mais cela fait partie de mes rêves.
Chère Tania, je suis si distraite dernièrement que j'hésite à te laisser un mot...Peut-être "le véritable voyage se fait(il)au retour"? Un beso de viaje.
Je n'ai jamais entendu parler de ce livre comme tu viens le faire .. je suis conquise. Et je me réjouis fort de rencontrer Michèle Lesbre au salon du livre de Rouen à la fin du mois, ce sera l'occasion d'acheter "le canapé rouge".
Grâce à Aifelle, j'ai fait la connaissance de ce blog. Je suis conquise.
Nous partageons le même sentiment envers ce très beau livre.