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père - Page 2

  • L'Afrique en lui

    Dès le début de L’Africain, cela se produit avec certains livres, on sent qu’on entre de plain-pied chez un grand écrivain. Le Clézio a reçu le prix Nobel de littérature – ce n’est pas cela, mais un ton, un style. Il a écrit ce « petit livre » (une centaine de pages) à la mémoire de son enfance, de son père surtout : un retour en arrière pour « recommencer, essayer de comprendre ». Quand son père, retraité, est revenu vivre avec eux en France, il a découvert que « c’était lui l’Africain. »

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    Banso (photo provenant des archives de l’auteur)

    Le Clézio a longtemps ignoré ou évité son propre visage, les miroirs, les photos. Le corps, celui des autres, le sien, ne lui est vraiment apparu que vers l’âge de huit ans, quand avec sa mère et son frère, il a vécu avec son père médecin en Afrique de l’Ouest, au Nigeria, dans une région où ils étaient les seuls Européens parmi les Ibos et les Yoroubas. « En Afrique, l’impudeur des corps était magnifique. Elle donnait du champ, de la profondeur, elle multipliait les sensations, elle tendait un réseau humain autour de moi. »

    A Ogoja, « le présent africain effaçait tout ce qui l’avait précédé » : la guerre (Le Clézio est né en 1940), le petit appartement de Nice où ils vivaient, sa mère, son frère et lui, confinés avec les grands-parents. L’enfant découvre une vie « sauvage, libre, presque dangereuse », sans école ni club. « Désormais, pour moi, il y aurait avant et après l’Afrique. »

    Devant la case et le jardin « commençait la grande plaine d’herbes qui s’étendait jusqu’à la rivière Aiya ». Les deux garçons font connaissance avec la discipline inflexible de leur père matin et soir – seul médecin dans un rayon de soixante kilomètres. Après les leçons données par leur mère, ils explorent en toute liberté la savane, démolissent les termitières, apprennent à se protéger des fourmis rouges, des scorpions, des vagues d’insectes nocturnes.

    Le père est arrivé en Afrique en 1926, d’abord médecin sur les fleuves en Guyane pendant deux ans, puis « en brousse » jusque dans les années 50. En 1948, quand sa famille vient le rejoindre, c’est un homme usé, vieilli prématurément, irritable, amer. La guerre l’a séparé de ses proches. Après ses études de médecine tropicale à Londres, il avait demandé son affectation au ministère des Colonies. Orgueil ? goût de l’aventure ? Le Clézio tente de comprendre ce père tout en « raideur britannique » qu’il affuble de lorgnons – sans doute plutôt de fines lunettes rondes comme en portait Joyce.

    La vie avec son père met fin au « paradis anarchique » des premières années auprès de ses grands-parents et de sa mère, qui, elle, est « la fantaisie et le charme ». En même temps cessent ses crises de rage et ses migraines d’enfant aux cheveux longs « comme ceux d’un petit Breton », aussitôt coupés : « L’arrivée en Afrique a été pour moi l’entrée dans l’antichambre du monde adulte. »

    L’écrivain remonte le temps : son père mauricien a quitté l’île « après l’expulsion de sa famille de la maison natale » à Moka, décidé à ne plus jamais y revenir. Etudiant boursier à Londres, il fréquentait un oncle à Paris et sa cousine germaine, qu’il épouserait. Détestant le conformisme et l’atmosphère coloniale, il a choisi de mener parmi les Africains la guerre aux microbes et au manque d’hygiène.

    Au début du livre, qui contient une quinzaine de photos d’archives, se trouve une carte de Banso (Cameroun) où ce père médecin a indiqué les distances entre les villages non en kilomètres mais en jours et heures de marche. Le Clezio suit ses traces de Georgetown à Victoria, à Bamenda, à Banso où son père arrive en 1932 pour y créer un hôpital. Pendant plus de quinze ans, il exerce dans ce pays prospère d’agriculteurs et d’éleveurs. Ses parents y vivent heureux, sa mère accompagne son père à cheval, c’est pour eux le « temps de la jeunesse, de l’aventure ».

    « Ogoja de rage » : ce titre de chapitre annonce la cassure de la guerre qui les sépare. Sa mère rentre en Bretagne pour accoucher en 1938, son père retourne en Afrique après son congé, juste avant la déclaration de guerre. Sans nouvelles d’eux, tentant en vain de les rejoindre, il reste piégé à Ogoja, poste avancé de la colonie anglaise, dans une maison moderne où on étouffe l’après-midi. Une Ford V8 au lieu d’un cheval, trop de malades à l’hôpital pour pouvoir écouter et parler, une atmosphère de violence en place de la douceur et de l’humour rencontrés jusqu’alors, « la désespérante usure des jours » à côtoyer la souffrance et l’agonie – « Quel homme est-on quand on a vécu cela ? »

    Le Clézio a manqué le rendez-vous avec ce père taciturne, autoritaire, brutal, « presque un ennemi ». Tout en allant ici à sa rencontre, il prend conscience de ce qu’il doit à l’Afrique où il a été conçu. Lisez L’Africain, où l’écrivain explore une part intime de lui-même.

  • Ordre des choses

    ford,richard,entre eux,récits,littérature anglaise,etats-unis,père,mère,fils unique,famille,témoignage,culture« Quand il rentrait, le vendredi soir, c’était pour la retrouver. Quand il riait, et il riait souvent, c’était d’une phrase qu’elle avait dite. S’il avait du mal à comprendre quelque chose, ce qui n’était pas rare non plus, elle le lui expliquait. Quand les beaux-parents venaient pour Noël ou bien quand nous allions à Little Rock, il l’observait. Quand nous nous rendions chez sa mère à lui à Atkins, il était toujours à côté d’elle. Il la protégeait, mais elle le lui rendait bien. Si j’étais moins le nombril du monde, par voie de conséquence, j’ai pensé toute ma vie que c’était dans l’ordre des choses au sein d’une famille. »

    Richard Ford, Entre eux

  • Son père, sa mère

    Richard Ford a rassemblé leurs deux portraits dans Entre eux. Je me souviens de mes parents (Bethween them, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, 2017). Des « doubles mémoires » plutôt, comme il l’écrit, composés « à trente ans d’écart » pour évoquer son père, sa mère, et inévitablement le fils qu’il fut « entre eux ». « En tout état de cause, pénétrer le passé est une gageure dans la mesure où ce passé tend, sans complètement y parvenir, à faire de nous ce que nous sommes », écrit-il à 73 ans.

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    Parker, Richard et Edna, La Nouvelle-Orléans, V-J Day, 1945

    Parker Ford est présenté en première partie : « Au loin. Je me souviens de mon père ». Des photographies en noir et blanc ponctuent ces mémoires familiaux dont j’ai envie d’écrire (c’est un compliment) qu’ils sont caractérisés avant tout par l’honnêteté : « Quelque part, au fond de mon enfance, mon père rentre de sa tournée, un vendredi soir. Il est voyageur de commerce. » Pour l’enfant qu’il était alors, au début des années 1950, il était un « grand type corpulent » content de retrouver sa femme Edna et son fils, de reconstituer leur trio.

    Longtemps, ses parents ont mené leur vie en duo. Richard Ford raconte leur rencontre, leur mariage, puis la route qu’ils prenaient ensemble, logeant ici et là aux étapes de la tournée commerciale. Parker Ford parcourait sept Etats du Sud des Etats-Unis au volant de sa Ford Tudor de fonction, jusqu’en Floride, pour rencontrer les grossistes, il s’occupait des commandes d’amidon de blanchisserie pour une entreprise de Kansas City.

    Ils n’avaient pas vraiment de résidence fixe jusqu’à ce qu’Edna, « à la surprise générale », tombe enceinte, en 1943. Richard Ford s’interroge sur le « bonheur ambigu » que cette grossesse a pu provoquer, après quinze ans de mariage – « Des enfants, ils en voulaient au départ, seulement il avait trente-neuf ans, une santé précaire, et elle en avait trente-trois : l’arrivée de ce bébé ne pouvait qu’être déstabilisante, sinon malencontreuse. » La route à deux, c’était fini, il leur fallait un endroit « central » pour y vivre ; ils louent un appartement à Jackson Mississippi, la ville où Richard est né en février 1944. Seize ans plus tard, son père mourra inopinément.

    La deuxième partie, « A la mémoire de ma mère » (My mother), date de 1988. La famille d’Edna Akin, née en 1910, est plus présente dans la vie de l’écrivain que la famille paternelle, qui désapprouvait le choix de Parker Ford. Se pencher sur la vie de sa propre mère « est une marque d’amour » pour Richard Ford : « Nos parents assurent un lien intime entre nous, qui sommes enfermés dans nos vies, et quelque chose qui n’est pas nous ; ils forgent l’écart et la passerelle, le mystère fécond, si bien que même avec eux nous sommes encore seuls. »

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    Edna et Richard, La Nouvelle-Orléans, 1974 (photos du livre)

    Il ne sait pas grand-chose de son enfance, mais possède une photo de son arrière-grand-mère avec sa grand-mère et son second mari, et sa mère aux « yeux noirs perçants ». Celle-ci avait aimé ses années chez les sœurs au pensionnat Sainte-Anne. C’est à Hot Springs qu’Edna, « caissière au kiosque à cigares » de l’hôtel Arlington à dix-sept ou dix-huit ans, a rencontré Parker, vingt-trois ans, employé dans une épicerie. Richard Ford les imagine « beaux et sympathiques, avenants et timides ». Ils se sont mariés l’année suivante, en 1928, sans attendre les présentations chez la grand-mère paternelle.

    Avec sa naissance, la vie de ses parents a changé radicalement, Edna restant avec lui, Parker partant seul sur les routes. Il était donc « absent les trois quarts du temps ». Richard Ford n’a que seize ans quand son père meurt d’une crise cardiaque. « Rien n’est jamais allé tout à fait bien pour elle après le 20 février 1960. Ils m’avaient eu, moi, m’avaient aimé. Mais pour elle, mon père était tout. »

    Richard Ford raconte leur nouveau mode de vie, les frictions, les inquiétudes. Deux ans plus tard, il s’en ira étudier à l’université du Michigan sans qu’elle ne l’y encourage ni ne l’en décourage. « Ensuite a débuté une vie qui nous pousserait vers l’avant en adultes ; une vie plus fragmentée, plus tronquée encore, jalonnée de visites, longues et courtes, de coups de fil, de télégrammes, de rendez-vous dans des villes lointaines, d’efforts pour se voir, de conversations dans des voitures, des aéroports, des gares ferroviaires. »

    « Ma mère et moi nous ressemblons. Grand front haut, même menton, même nez. » Sa mère travaillait à la réception d’un hôpital, « elle disait aimer son boulot ». Sans doute se découvrait-elle des compétences « indépendantes de ses vertus de mère et d’épouse ». Elle a « tenu le coup ». Elle a pu l’aider quand il était jeune marié lui-même, elle a bien vieilli, jusqu’au cancer du sein qui l’a emportée en 1981.

    La postface de Richard Ford dit l’importance que ses parents ont eue pour lui dans des termes à la fois personnels et universels, explique son intention en écrivant sur leurs vies « prématurément fauchées ». Avec franchise et simplicité, sans chercher à embellir ou dramatiser, Richard Ford réussit dans Entre eux à leur rendre un très bel hommage tout en esquissant un autoportrait de l’enfant qu’il fut de leur vivant. S’ils ont mené une existence ordinaire, ils n’en ont pas moins fondé ce qu’il est – et cela, malgré sa grande pudeur, se ressent très fort.

  • Dire

    « Sitoé, mon envie de dire correspond à une fureur de vivre ma vie. Il me semble que ce dire m’arrache à la solitude. La manière dont fut honorée la dette de Karl Kiribanga Ebodé méritait des éclaircissements. En restituant les différents épisodes de son règlement, j’ai voulu transmettre aux vivants non seulement l’histoire d’une bande d’amis, mais aussi l’aventure collective, les traumatismes individuels qui ont précédé ou accompagné l’indépendance du Pays des Crevettes. »

     

    Eugène Ebodé, La transmission 

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  • Douala ou Mitouba

    Je lis peu de littérature africaine, le titre d’un roman d’Eugène Ebodé m’a donné envie d’y faire un tour : La transmission (Gallimard, Continents noirs, 2002). « J’avais seize ans à la mort de Karl Kiribanga Ebodé ». Dès la première page, ce roman puise aux sources de l’auteur, né à Douala, où son père lui a communiqué ses dernières volontés dans une « ultime causerie ». « A ton âge, exactement à l’âge que tu as, nous, nous avions décidé de congédier un vieux monde… »

     

    Si sa mère Magrita n’est pas aux côtés du mourant, c’est que ses parents ont besoin d’elle à Mitouba. Pas seulement. Celui que ses amis surnommaient le « Patrouillard » s’est rendu utile au Pays des Crevettes pendant la guerre d’indépendance du Cameroun, les maquisards l’appelaient « Docta ». Infirmier, il sera plus tard conseiller municipal. Karl Ebodé a fui la campagne, les traditions, les obligations familiales. Avant de mourir, il exhorte son fils à ne pas retourner vivre au village maternel, tant il a aimé Douala, sa ville, où il veut être enterré « au milieu des gens d’ici qui savent que tout est toujours à refaire ». Mais il lui demande aussi de payer sa dette, de réparer une faute ancienne : il n’a pas offert la dot avant d’épouser Magrita, qui lui en a toujours voulu. Il souhaite que son fils répare enfin ses torts. Ensuite Eugène fera sa propre vie, lui qui ne pense encore qu’au football.

     

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    http://www.siguitravel.com/index.php?lang=fr&i=1

     

    Chez Thimoté Ichar, le meilleur ami de son père, Eugène Ebodé cherche conseil quelques semaines plus tard. L'homme se délivre alors d’un secret qui les concerne, son père, sa mère et lui, et qui bouleverse le garçon : « j’étais envolcanisé. Il me faut résumer mon état : j’étais devenu averse et tempête de sable. J’étais brise et cyclone. J’étais comme une mer secouée par ses rouleaux. » La cuisine de Mininga, la femme d’Ichar, le pousse à rester, bien que rongé par la colère. Il a besoin d’Ichar pour affronter ses grands-parents à Mitouba, pour organiser cette fête inédite où un fils offrira la dot à la place de son père.

     

    Les premières réactions, au village, ironisent sur cette dernière foucade de Karl Kiribanga Ebodé, un provocateur. La mère d’Eugène plaide néanmoins pour que soit mis fin à l’humiliation de cette dot non payée. Ichar l’y aidera, et aussi le parrain d’Eugène, Syracuse. En rencontrant les uns et les autres, le fils apprend à mieux connaître le passé de son père, celui à qui son propre grand-père avait prédit : « Tu as en toi mille vies. Tu es bondissant, tu peux mettre un genou à terre, mais tu renais toujours quand on te croit perdu. » Le « chirurgien impromptu » avait gagné le respect du maquis pendant la guerre. A Douala où il ne connaissait personne, il prétendant avoir appris l’essentiel auprès des « mamies makala », les vendeuses de beignets et de kourkourou.

     

    En plus des femmes, Karl Ebodé avait trois passions : « la ville, le vin et la langue française ». Il faut dire qu’il « excellait dans l’art de raconter les histoires ». Eugène se souvient des querelles incessantes de ses parents. Quand il était ivre, son père ne s’exprimait plus que dans la langue de Voltaire, et sa mère lui tenait tête dans sa langue maternelle, l’éwondo. Et chaque fois s’affrontaient la culture urbaine de son père et la tradition paysanne de sa mère.

     

    En suivant dans La transmission (premier roman d'une trilogie) les étapes préparatoires et puis la cérémonie de la dot, nous découvrons la personnalité haute en couleur de celui qui mort exerce encore son pouvoir sur les vivants, en même temps que les usages des uns et des autres. Quand Eugène Ebodé aura rempli sa mission et planté « l’arbre du désir », il fera ses propres choix. Lui aussi sera l’homme d’une ville, non pas Douala, mais Marseille, qui l’enchante.