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portrait - Page 9

  • Lire des images / 3

    « Tout portrait est, en quelque sens, un autoportrait qui réfléchit celui qui le regarde. Parce que « l’œil ne se rassasie pas de voir », nous prêtons à un portrait nos perceptions et notre expérience. Dans l’alchimie de l’acte créateur, tout portrait est un miroir. » Ainsi s’ouvre, dans Le Livre d’images de Manguel, Philoxène – L’image reflet, autour d’une mosaïque conservée à Naples, La bataille d’Issos, où l’on voit Alexandre se lancer à la poursuite de Darius, une mêlée de chevaux et de cavaliers – « Le ciel est une forêt de lances obliques. » Manguel, au départ d’une scène de guerre, remonte le temps et interroge l’art de montrer un visage. Les relations des Grecs avec leurs reflets dans un miroir, nos propres rapports avec nos traits qui évoluent, s’altèrent au cours de notre vie, les miroirs dans la peinture, les autoportraits de Rembrandt, l’essayiste ouvre de multiples voies à la réflexion.

     

    Battle_of_Issus.jpg

     

    La Femme qui pleure de Picasso – l’image violence, aujourd’hui conservée à la Tate Gallery (Londres), est « petite, de la taille d’un visage humain, elle brûle de couleurs complémentaires qui attirent l’œil dans des directions opposées : vert et rouge, violet et jaune, orange et bleu. » Comment, interroge Manguel, supporter de regarder « ce chagrin très privé » ? L’essayiste rappelle comment Picasso et Dora Maar se sont rencontrés, comment ils se querellaient, comment, lorsqu’elle fondait en larmes, Picasso sortait son carnet et son crayon. De ces portraits torturés, Dora Maar dira un jour : « Tous sont Picasso, pas un seul n’est Dora Maar. »

     

    Picasso, Femme qui pleure.jpg

     

    La première image sculptée, dans cet essai, est le Saint Pierre de L’Aleijadinho. « Comme les Français dans la pierre et les Italiens dans le marbre, les architectes du Portugal avaient trouvé dans le bois doré leur matériau idéal. » Au Brésil, dans l’Etat de Minas Gerais, pousse un cèdre brésilien dont la souplesse permet « de fines ciselures ». L’Aleijadinho, « le petit éclopé », fils de peintre, souffrait de diverses maladies affectant sa peau et ses articulations, puis sa vue, et se faisait assister par Mauricio, un esclave africain très doué. Devenu l’un des artistes « les plus renommés et les plus demandés au Minas Gerais », il réalise pour le sanctuaire de Congonhas « soixante-seize sculptures (…) parmi les plus puissantes et les plus spectaculaires de leur temps ».

     

    Congonhas_sanctuary_of_Bom_Jesus_church.jpg
    Église du sanctuaire du Bon Jésus de Matosinhos à Congonhas, Minas Gerais, Brésil,
     avec les Prophètes sculptés par Aleijadinho,
    photographie de Eric Gaba (Sting - fr:Sting) sur Wikimedia Commons Images

    Manguel s’arrête aussi sur l’image architecturale (Claude Nicolas Ledoux – L’image philosophie), sur le monument du mémorial de l’Holocauste à Berlin (Peter Eisenman – L’image mémoire), sur la grande toile des Sept œuvres de la miséricorde signée Le Caravage pour l’église Pio Monte delle Misericordia à Naples. Pour conclure sur la richesse de ce Livre d’images où chaque lecteur devrait trouver son bonheur, voici ce qu’écrit Alberto Manguel dans sa conclusion : « Nous vivons dans l’illusion que nous sommes des créatures d’action ; il serait sans doute plus sage de nous considérer, ainsi que le suggère la philosophie hindoue appelée Sâmkhya, comme les spectateurs d’un éternel défilé d’images. »

    (entre-deux)

  • Lire des images / 2

    « Apprendre à lire ce que l’on voit », tel est le propos d’Alberto Manguel dans Le Livre d’images. Robert Campin – L’image énigme observe La Vierge à l’Enfant, une peinture attribuée « notamment à Roger Van der Weyden, le plus grand, sans doute, des artistes flamands vers le milieu du XVe siècle, ou à son maître, Robert Campin. » Cette scène intime et domestique où une jeune mère présente le sein à un bébé « agité ou simplement distrait » se veut une représentation de la réalité ordinaire. Qui est cette femme ? Quels indices pouvons-nous lire dans ce tableau ? « Le sein exposé, l’auréole pare-feu, le tabouret à trois pieds, le livre qu’elle est en train de lire, la pointe des flammes derrière l’écran, la bague à l’annulaire de sa main droite, les pierres précieuses brodées dans l’ourlet de sa robe blanche,
    la scène visible par la fenêtre : chacune de ces choses semble révéler un peu de ce qu’elle est censée être, à la fois dans le monde de Dieu et dans le monde des hommes, et nous sommes tentés de la lire comme nous lirions un recueil d’énigmes. »

     

    Robert Campin, Vierge à l'Enfant.jpg

     

    Une photographie sans titre (vers 1927), des pieds nus dans des sandales usées, de vieilles mains entourant des genoux, fait l’objet de la séquence suivante, Tina Modotti – L’image témoin. « Les pieds représentent notre alliance avec la Terre, la promesse d’appartenir à un lieu, si loin que nous nous égarions », écrit Manguel, qui nous conte à partir d’une photo le parcours d’une actrice italienne devenue star à San Francisco. Après avoir posé pour le photographe américain Edward Weston, Tina Modotti lui demande de lui apprendre son art, qui va devenir pour elle une passion. De la Californie, ils se rendent au Mexique où elle se lie avec des artistes révolutionnaires comme Diego Rivera et Frida Kahlo, s’épanouit comme photographe, modèle, courtisane et femme engagée. « Les pieds du paysan de Tina Modotti ont ce même caractère d’affirmation de soi. Posés sans équivoque sur le sol, le pied droit légèrement dressé vers le spectateur au-dessus d’une petite flaque d’ombre, ces pieds ne présentent pas d’excuses, ils ne demandent pas pardon d’exister. »

     

    Le livre d’images revient à la peinture avec un portrait troublant, celui de Tognina, une jeune fille au visage velu née aux Pays-Bas en 1572. Son père, originaire de Ténériffe, souffrait d’une maladie de la peau spectaculaire; enfant, couvert de poils, il avait été amené à Paris, exhibé à la cour d’Henri II, on lui avait appris les bonnes manières et les beaux-arts. Ses quatre enfants héritent de sa maladie et de nombreux portraits représentent cette famille Gonsalvus. Lavinia Fontana – L’image connivence rapporte les circonstances dans lesquelles ces « monstres » ont vécu et fasciné un public avide de scandales à cause de leur pilosité « sauvage ». Formidable commentaire de Manguel sur « le paysage du corps » à travers les époques et les cultures, jusqu’au « sourire vertical » de L’origine du monde par Courbet. Lavinia Fontana (1552 - 1614), fille de peintre, appartient à ce que le professeur Vera Fortunati appelle « la légende des femmes artistes » elles-mêmes considérées comme de « curieuses exceptions ». Son portrait de Tognina est d’une « merveilleuse compassion ».

     

    Lavinia, Portrait de Tognina (wikipedia).jpg

    Avec une empathie remarquable, Alberto Manguel regarde et nous fait regarder les images qu’il propose à notre lecture, un choix original et varié, mais aussi plein d'autres images qui les rejoignent. L’érudit lance d’innombrables passerelles entre les artistes, les époques, les mentalités, à l’affût des correspondances et des contrastes. Ainsi, dans Marianna Gartner – L’image cauchemar, l’essayiste rapproche l’artiste canadienne de Magritte, de Vélasquez (remarquable analyse des Ménines), de Manet, pour mieux nous éclairer sur ces Four men standing (Quatre hommes debout), à son sens « l’une des œuvres les plus remarquables de Gartner », un tableau « inquiétant » malgré la banalité du sujet. Passée de la photographie à la peinture, Marianna Gartner, née en 1963, ajoute à l’art du portrait « son commentaire cauchemardesque » et réveille l’œil endormi par la combinaison « du beau et du sinistre » (Robert Enright), créant une ambiguïté très personnelle.

    (entre-deux)

  • La télévision

    Florilège d’automne / Roman

     

    La télévision offre le spectacle, non pas de la réalité, quoiqu’elle en ait toutes les apparences (en plus petit, dirais-je, je ne sais pas si vous avez déjà regardé la télévision), mais de sa représentation. Il est vrai que la représentation apparemment neutre de la réalité que la télévision propose en couleur et en deux dimensions semble à première vue plus fiable, plus authentique et plus crédible que celle, plus raffinée et beaucoup plus indirecte, à laquelle les artistes ont recours pour donner une image de la réalité dans leurs œuvres.

     

    Titien, Portrait d'un jeune homme (Le jeune Anglais) 1545.jpg

    Titien, Portrait de jeune homme (Le jeune Anglais), 1545

     

    Mais, si les artistes représentent la réalité dans leurs œuvres, c’est afin d’embrasser le monde et d’en saisir l’essence, tandis que la télévision, si elle la représente, c’est en soi, par mégarde, pourrait-on dire, par simple déterminisme technique, par incontinence. Or, ce n’est pas parce que la télévision propose une image familière immédiatement reconnaissable de la réalité que l’image qu’elle propose et la réalité peuvent être considérées comme équivalentes. Car, à moins de considérer que, pour être réelle, la réalité doit ressembler à sa représentation, il n’y a aucune raison de tenir un portrait de jeune homme peint par un maître de la Renaissance pour une image moins fidèle de la réalité que l’image vidéo apparemment incontestable d’un présentateur mondialement connu dans son pays en train de présenter le journal télévisé sur un petit écran.

     

     

    Jean-Philippe Toussaint, La télévision, Minuit, 1997.

     

  • Stevens le Parisien

    « Un Flamand qui est plus parisien que tous les Parisiens », pouvait-on lire dans Gil Blas en 1893 à propos d’Alfred Stevens (1823-1906), né à Bruxelles mais installé à Paris dès 1849. La rétrospective des Musées Royaux des Beaux-Arts rassemble des peintures venues du monde entier – Paris, Londres, Budapest, Munich, Etats-Unis, entre autres. Un festival de dames élégantes dans des intérieurs qui ne le sont pas moins, mais pas seulement cela.

     

    Les premiers tableaux – une mendiante, de pauvres gens emmenés pour vagabondage – révèlent un Stevens observateur de la misère matérielle ou morale – L’orpheline, un profil pur de jeune femme en deuil, une perle sombre à l’oreille. Dans In memoriam, une femme en grand deuil allume un cierge, une autre, enveloppée dans un châle des Indes, retient d’un ruban bleu vif la voilette qui couvre ses cheveux. Stevens excelle à détailler vêtements et parures, parfois en contraste comme cette jeune fille en robe blanche, dans Consolation, qui se tient sur un canapé près d’une femme qui pleure, tout en noir. 

    Stevens, Remember (détail) d'après le prospectus des MRBAB.JPG

     

    « Il peint encore des mains tendues, mais ce sont de jolies mains blanches, et elles s’ouvrent, non à l’aumône, mais au baiser », commente Paul Mantz en 1867. Le bain (Musée d’Orsay) ouvre le bal des Parisiennes : une femme en chemise dans sa baignoire, les cheveux relevés, deux roses à la main. Un robinet en col de cygne, un porte-savon sont aussi présents que le livre ouvert posé sur du linge. « Aucun n’a un rendu matériel aussi adorable que le sien » dit Rops en 1881. Stevens s’intéresse à tous les accessoires de la féminité qu’il met en scène. Ses dames ont souvent une lettre à la main (Souvenirs et regrets) ou un éventail (Rêverie). Le pinceau précise finement froufrous et bijoux de ces élégantes représentées en pied, souvent des filles « débarbouillées » à qui il a fait prendre la pose.

     

    Quand Stevens peint Sarah Bernhardt, il s’agit vraiment d’un portrait et non d’une « scène d’intérieur ». A côté, Le sphinx parisien montre une femme en robe légère, au regard intéressant, une belle lumière sur les épaules. Dans beaucoup de toiles reviennent les éléments décoratifs d’époque : éventail, bouquet, paravent japonais... Deux musiciennes très différentes : une harpiste habillée de sombre assise près de son instrument, une violoniste en robe rouge qui joue sous un bel éclairage. Deux « ateliers » : celui de 1855, statique, où le modèle observe avec le peintre la toile posée sur le chevalet ; sur celui de 1869, beaucoup plus vivant, l’artiste, sur un canapé, regarde le modèle penché vers la traîne de sa robe somptueuse dans la lumière d’une fenêtre ouverte. 

    Stevens Marie-Madeleine.jpg

     

     

    En opposition aux figures bourgeoises qui semblent souvent s’ennuyer – Stevens le « chroniqueur de la vie mondaine » voulait-il montrer la richesse ou la vacuité des salons ? –, quatre femmes aux longs cheveux relâchés (toutes les autres les ont attachés) et plus charnelles : Salomé, Marie-Madeleine, Lady Macbeth, et une rousse caressant un chat noir (L’électricité), devant un ciel nocturne où l’on devine
    les tours de Notre-Dame et des chauves-souris. Femmes fatales, qui tranchent avec le visage sans caractère des poupées de salon.

     

    L’exposition comporte quelques scènes de bonheur familial, l’épouse de Stevens et ses enfants, près d’une Liseuse paisible en longue robe blanche. Des tableaux illustrent le goût fin de siècle pour l’exotisme : une superbe Parisienne en kimono, L’Inde à Paris ou le bibelot exotique – un éléphant en bois et porcelaine présenté en vitrine, près d’un vase chinois au dragon que l’on peut voir aussi sur quelques toiles. Beaucoup de scènes « charmantes », trop sans doute quand on les découvre ainsi en enfilade. Mais la patte de l’artiste est incontestable. « On n’a pas assez loué chez Stevens l’harmonie distinguée et bizarre des tons », écrit Baudelaire en 1864.

     

    Dans la dernière partie de l’exposition (sans compter la section du Panorama de l’histoire du Siècle, présentée à l’étage, que je n’ai pas vue), je me suis arrêtée longuement devant deux marines. D’abord il y a un petit Nocturne sur la mer (collection privée) qui fait penser à Turner ou Jongkind : un dégradé bleu nuit, avec quelques étoiles dans le ciel, un horizon imperceptible, le bleu plus sombre de la mer où l’on distingue quelques falots, le panache d’un bateau, le vague ourlet des vagues. Superbe. J’ai aussi aimé Marine, Le Havre (Reims), une délicate harmonie de gris, de beige et de rose – très mal éclairée, comme presque tous ces paysages, le cadre supérieur leur faisant de l’ombre !

    Une seule carte postale est disponible – La dame en rose des MRBA – en dehors du catalogue et du livre de Christiane Lefebvre (2006) qui situe « le flambeur magnifique » par rapport à ses frères Joseph, peintre animalier, et Arthur, critique d'art et marchand de tableaux. Rares sont les occasions de découvrir l’œuvre d’Alfred Stevens, visible à Bruxelles jusqu’au 23 août 2009 (ensuite au Musée Van Gogh à Amsterdam).