« Apprendre à lire ce que l’on voit », tel est le propos d’Alberto Manguel dans Le Livre d’images. Robert Campin – L’image énigme observe La Vierge à l’Enfant, une peinture attribuée « notamment à Roger Van der Weyden, le plus grand, sans doute, des artistes flamands vers le milieu du XVe siècle, ou à son maître, Robert Campin. » Cette scène intime et domestique où une jeune mère présente le sein à un bébé « agité ou simplement distrait » se veut une représentation de la réalité ordinaire. Qui est cette femme ? Quels indices pouvons-nous lire dans ce tableau ? « Le sein exposé, l’auréole pare-feu, le tabouret à trois pieds, le livre qu’elle est en train de lire, la pointe des flammes derrière l’écran, la bague à l’annulaire de sa main droite, les pierres précieuses brodées dans l’ourlet de sa robe blanche,
la scène visible par la fenêtre : chacune de ces choses semble révéler un peu de ce qu’elle est censée être, à la fois dans le monde de Dieu et dans le monde des hommes, et nous sommes tentés de la lire comme nous lirions un recueil d’énigmes. »
Une photographie sans titre (vers 1927), des pieds nus dans des sandales usées, de vieilles mains entourant des genoux, fait l’objet de la séquence suivante, Tina Modotti – L’image témoin. « Les pieds représentent notre alliance avec la Terre, la promesse d’appartenir à un lieu, si loin que nous nous égarions », écrit Manguel, qui nous conte à partir d’une photo le parcours d’une actrice italienne devenue star à San Francisco. Après avoir posé pour le photographe américain Edward Weston, Tina Modotti lui demande de lui apprendre son art, qui va devenir pour elle une passion. De la Californie, ils se rendent au Mexique où elle se lie avec des artistes révolutionnaires comme Diego Rivera et Frida Kahlo, s’épanouit comme photographe, modèle, courtisane et femme engagée. « Les pieds du paysan de Tina Modotti ont ce même caractère d’affirmation de soi. Posés sans équivoque sur le sol, le pied droit légèrement dressé vers le spectateur au-dessus d’une petite flaque d’ombre, ces pieds ne présentent pas d’excuses, ils ne demandent pas pardon d’exister. »
Le livre d’images revient à la peinture avec un portrait troublant, celui de Tognina, une jeune fille au visage velu née aux Pays-Bas en 1572. Son père, originaire de Ténériffe, souffrait d’une maladie de la peau spectaculaire; enfant, couvert de poils, il avait été amené à Paris, exhibé à la cour d’Henri II, on lui avait appris les bonnes manières et les beaux-arts. Ses quatre enfants héritent de sa maladie et de nombreux portraits représentent cette famille Gonsalvus. Lavinia Fontana – L’image connivence rapporte les circonstances dans lesquelles ces « monstres » ont vécu et fasciné un public avide de scandales à cause de leur pilosité « sauvage ». Formidable commentaire de Manguel sur « le paysage du corps » à travers les époques et les cultures, jusqu’au « sourire vertical » de L’origine du monde par Courbet. Lavinia Fontana (1552 - 1614), fille de peintre, appartient à ce que le professeur Vera Fortunati appelle « la légende des femmes artistes » elles-mêmes considérées comme de « curieuses exceptions ». Son portrait de Tognina est d’une « merveilleuse compassion ».
Avec une empathie remarquable, Alberto Manguel regarde et nous fait regarder les images qu’il propose à notre lecture, un choix original et varié, mais aussi plein d'autres images qui les rejoignent. L’érudit lance d’innombrables passerelles entre les artistes, les époques, les mentalités, à l’affût des correspondances et des contrastes. Ainsi, dans Marianna Gartner – L’image cauchemar, l’essayiste rapproche l’artiste canadienne de Magritte, de Vélasquez (remarquable analyse des Ménines), de Manet, pour mieux nous éclairer sur ces Four men standing (Quatre hommes debout), à son sens « l’une des œuvres les plus remarquables de Gartner », un tableau « inquiétant » malgré la banalité du sujet. Passée de la photographie à la peinture, Marianna Gartner, née en 1963, ajoute à l’art du portrait « son commentaire cauchemardesque » et réveille l’œil endormi par la combinaison « du beau et du sinistre » (Robert Enright), créant une ambiguïté très personnelle.
Commentaires
La lecture de tes deux billets a ravivé mon envie de relire ce livre et de remettre la main dessus, j'en veux terriblement à la personne qui ne me l'a pas rendu, je me console un peu ici
Bonsoir, je ne connaissais pas ces 2 tableaux merci de nous les présenter
bonne continuation
JA
@ Dominique : Je tâcherai de conclure avec un troisième billet, si mon emploi du temps me le permet. Les livres prêtés et non récupérés sont souvent, c'est vrai, ceux qu'on a tant aimés qu'on en a beaucoup parlé autour de soi.
@ Artigue : Merci pour vos encouragements. Bonne journée.
Magnifiques billets, super intéressants, merci Tania.
Arriver à établir une connivence avec un tableau, une photo, une image est toujours un moment privilégié.
Je me demande si ma soeur MF (à qui j'envoie ton adresse) ne possède pas ce livre.
@ Colo : Sinon mon exemplaire est à ta disposition, bien sûr. Je te l'envoie ?
"Ces pieds ne présentent pas d'excuses", belle analyse de la photo du paysan, super lien d'Euterpe et billet très intéressant dans l'ensemble, comme chaque fois. Merci Tania.
@ MH : Merci de votre enthousiasme, MH. Entre-temps j'ai trouvé la photo de Tina Modotti, elle illustrera le prochain billet.
Oh merci Tania de m'avoir mise en lien, je suis très honorée ! Ah ! Ce portrait par Lavinia Fontana, si surprenant et qui fait tellement penser à une tête de chat ! Mais pourquoi Vera Fortunati parle t-elle de "légende" des femmes artistes ?
Tania nous offre (malgré son déménagement) tant de liens et choix de textes qu’il faudrait beaucoup de temps pour tout suivre … Si on pouvait ne plus dormir, ne plus vieillir avant de mourir … Il y a tant de choses à voir, à apprendre, à se réjouir … à penser … avec tous les moyens qu’un simple clic nous procure …
On rêve ainsi de Tognina Gonsalvus, cette jeune femme « velue » aux yeux et à la bouche qui illuminent une tête de fauve … peinte par une autre marginale … mais on se laisse attendrir par la vierge qui présente son mamelon de maman au bébé repu qui nous fait signe …
@ Euterpe : Chère Euterpe, j'aimerais retrouver le passage dont il est question pour vous répondre, mais j'émerge avec peine du déménagement - aussi je vous renvoie à Manguel, tout simplement.
@ Doulidelle : Cher Doulidelle, je partage tes "si..." et je me réjouis de notre complicité.