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peinture - Page 80

  • Frisson

    « Afin que l’œuvre naisse du frisson même qui soudain, à ces moments, électrise mon être, quelques larges coups de brosse, quelques plans me suffisent pour restituer l’architecture d’une émotion. »  Ferdinand Schirren 

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    Souvenir d’une exposition

    (Serge Goyens de Heusch, L’impressionnisme et le fauvisme en Belgique, Fonds Mercator Albin Michel, 1988)

  • Schirren coloriste

    Chacun aime cultiver son jardin secret, dans l’intimité. Quelle fête quand un artiste nous invite à la promenade, à la découverte, quand il nous laisse franchir le seuil de son atelier ou expose – et s’expose. Parfois, le jardin secret d’un peintre est un véritable jardin, parfois c’est un rêve, l’exploration d’un monde intérieur. « Ferdinand Schirren en ses jardins imaginaires », ainsi s'intitule une petite exposition qu’on peut encore visiter à Bruxelles jusqu’au 4 mars 2012. 

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    "Au jardin" de Ferdinand Schirren (1906) MRBAB-KMSKB, Bruxelles © Sabam Belgium 2011
    (Un meilleur rendu des couleurs sur Arts et Lettres)

    Ferdinand Schirren (1872-1944) : ceux qui connaissent son nom reconnaissent aussi ses couleurs, qu’on retrouve de portrait en paysage, de nature morte en bouquet de fleurs. Riches de nouvelles acquisitions, les Musées Royaux des Beaux-Arts ont rassemblé dans deux salles du musée d’Art ancien toutes les œuvres du peintre et sculpteur  belge en leur possession. (Cela ne console pas de la fermeture du musée d’art moderne, actuellement en travaux pour se métamorphoser en musée « fin de siècle » dont l'ouverture est prévue pour le mois prochain. Michel Draguet, son directeur actuel, n’offre jusqu’à présent pas d’avenir aux autres collections du XXe siècle, retournées en réserve ou montrées çà et là, un scandale qui ne semble pas émouvoir nos pouvoirs politiques en ces temps de crise. Les vicissitudes de la culture à Bruxelles, une histoire belge.)

     

    Schirren a commencé par sculpter, vers 1900, mais une profonde dépression l’a poussé à détruire de nombreuses œuvres, avant de se mettre au dessin et à la peinture. Quelques plâtres sont exposés, dont un étonnant Buste de Mme Blavatsky, une tête plus grande que nature, très expressive, à l’entrée de la grande salle. Les sculptures présentées sont très variées, deux bronzes m’ont paru remarquables : La servante, aux contours lisses, comme stylisée, et une intéressante Eve à la pomme. Cette Eve sans pieds ni tête tient dans la main gauche, le bras replié sur la poitrine, une pomme qui évoque explicitement le sein que ce mouvement dissimule. Juste à côté de la sculpture, à une hauteur invraisemblable (pour dissuader les voleurs de s’en emparer ?), une petite toile, La cheminée, montre une version en plâtre de cette sculpture, posée sur une cheminée en marbre devant un miroir, entre des vases et des pots – de délicates couleurs nacrées.

     

    C’est dans l’aquarelle que Schirren est le plus réputé, c’est par là qu’il a commencé, mais ses huiles qui évoluent « d’un colorisme poussé à un animisme tempéré » enchantent aussi le regard de tous ceux qui aiment les couleurs des « fauves brabançons » dont il fut un précurseur. La figure féminine l’inspire – Maternité, Nus au divan ou devant la fenêtre – moins pour la représenter que pour magnifier le champ coloré de l’espace autour d’elle. Schirren ose ici toute la gamme du rose sans être mièvre, parcourt ailleurs tout le prisme de la lumière.

     

    D’une collection privée, voici L’atelier (huile sur papier) : quelques meubles définissent l’espace peint, une table, deux chaises, un guéridon occupent l’avant-plan, surfaces colorées sur lesquelles l’œil glisse pour se fixer enfin sur le peintre debout à son chevalet. Cette très belle œuvre respire par les blancs que Schirren a laissés entre les choses, entre les couleurs, comme le fera son ami Rik Wouters, de dix ans plus jeune que lui.

     

    Au fond de la grande salle, deux toiles impressionnantes : la plus connue de Schirren, La femme au piano, aux couleurs somptueuses, et La femme en bleu, scène d’intérieur parfaitement construite. Mais il a peint aussi des paysages où quelques troncs parmi des taches de couleur suffisent à évoquer un sous-bois, les lignes de deux maisons entre les arbres, un Paysage brabançon.

     

    Schirren explore les effets du flou, dans un Nu féminin ou dans une Nature morte au vase, toujours avec un agencement très particulier des couleurs – le bleu turquoise d’une coupe non loin d’un bleu outremer. Rêve d’une femme, en rose et bleu, est sans doute l’œuvre exposée ici qui va le plus loin dans cette voie.

     

    Dans la petite salle, les deux aquarelles intitulées Au jardin sont d’une légèreté incroyable. L’une sert d’affiche à l’exposition. Plus loin, La dame au samovar illustre parfaitement la manière dont Schirren sait suggérer sans montrer : la femme est à peine esquissée dans le fauteuil près de la table où trône un samovar, et cela suffit – c’est l’heure du thé.

     

    Cette salle réserve quelques surprises : d’abord, un pastel énigmatique, Intérieur symboliste, où l’on voit un rectangle dans un rectangle, une toile sans doute devant lequel un personnage assis nous tourne le dos – le peintre au travail ? Des objets quasi « art nouveau » signés Schirren : un encrier, un cache-pot. Trois grands fusains de toute beauté : Portrait de femme, Les couseuses, Femme au repos. Et enfin deux petites huiles très claires, Le port d’Ostende et, merveille de lumière, Sur le sable : de dos, un transat où quelqu’un est assis, de face, une femme en blouse blanche et jupe bleue – et nous voilà au cœur d’une conversation au soleil.

     

    P.S. Grâce à Gérard, ce lien vers l'excellent reportage-vidéo  de Stéphanie Triest et Anaïs Letiexhe pour TéléBruxelles (13/1/2012).

  • Un jardin inattendu

    Jusqu’au 23 décembre, vous pouvez découvrir « Le jardin d’essai » de Gérard Edsme au Centre culturel de Schaerbeek. Ce peintre né en France a longtemps résidé en Afrique. Dans ses dernières expositions, il s’attache à rendre « la poétique du lieu ». Ici, le Jardin d’essai du Hama à Alger (où il a vécu trois ans et demi), conservatoire d’espèces végétales datant de l’époque coloniale. Abandonné pendant quelques années, il a été rénové et rouvert au public. Un espace luxuriant « prétexte à peinture ».

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    Le bassin aux escaliers © Gérard Edsme

    « Au Jardin d'essai à Alger,

    Les fusains en bouquets esquissent
    la géométrie dessinée d'une chanson exquise.
    Et les hauts palmiers échevelés
    oscillent sur le ciel déchiré. » (Gérard Edsme)

    Gérard Edsme Un arbre.jpg
    Un arbre © Gérard Edsme

    « Un arbre », à l’entrée, ouvre ce jardin inattendu, offert au soleil. Les verts s’y éclairent de jaune, on devine derrière une pluie de lumière un bleu de Méditerranée. Toutes les œuvres exposées sont des huiles sur bois de format carré, où l’artiste cadre les verticales, horizontales et obliques d’une végétation foisonnante.

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    Bambous et ciel © Gérard Edsme

    « A l'ombre des fusains, dans le parfum de la térébenthine, cultiver en carré les coulures et les aplats. Sur l'esquisse arborescente poser l'or paille solaire et sur le plan du sol étendre les terres d'ombres colorées. Dessiner dans un fou fouillis le gribouillis des herbacées. » (Gérard Edsme, Chronique d’atelier)

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    Vernissage de l’exposition

    L’espace sobre et aéré du Centre culturel – murs blancs ou noirs, mezzanine aux multiples fenêtres – met en valeur les œuvres de Gérard Edsme, qui y trouvent leur respiration. Avant de monter, je me suis attardée devant trois beaux panneaux de 60 sur 60, aux verts et bleus plus sombres. C’est la palette du soir, quand les arbres se serrent l’un contre l’autre, silhouettes presque humaines, quand le courant clair d’un ruisseau circule entre des pierres presque noires. C’est « Ombre et lumière », un mariage de bleu marine et de vert foncé dans les massifs d'où émergent des troncs graciles, teintés d’orange par le couchant.

     Gérard Edsme Jours sous le vent.jpg
    Jours sous le vent © Gérard Edsme
     

    De plus grands formats (120 sur 120) sont accrochés à l’étage où ils profitent de la lumière naturelle. « Jours sous le vent » rend hommage à la diversité végétale : lignes sinueuses, feuilles recourbées, rondeurs. Toutes les nuances du vert. Quelques éclats de rouge orangé jouent les poissons dans « Onde ». Puis le jardin se fait parc, avec une statue au centre d’un plan d’eau, ou théâtre dans « Le bassin aux escaliers ». Edsme a peint des allées très ensoleillées, d’autres plus sombres. Des fleurs de géraniums rouge clair ponctuent gaiement une improvisation estivale.

    Gérard Edsme Géraniums.jpgImprovisation aux géraniums © Gérard Edsme
    Photos Gérard Edsme (par courtoisie de l'artiste, présent à l’exposition le jeudi de 14 à 16 heures.)

    Une petite vingtaine d’œuvres (sur les 85 réalisées là-bas) suffisent à recréer nature et clarté. Les peintures de Gérard Edsme ne montrent pas ce « jardin d’essai », le jardin les habite. N’hésitez pas à visiter ce jardin de peintre dans une petite rue schaerbeekoise qui le cache bien, pas loin de la Maison Autrique, à deux pas de l’église Saint-Servais, en haut de la fameuse avenue Louis Bertrand. Par ces journées d’automne de plus en plus courtes, vous y trouverez un amoureux de l’été, de la couleur et de la lumière.


     

     

  • L'encre du guerrier

    Un pavé guerrier et viril, tel paraît le Goncourt 2011, L’art français de la guerre, premier roman (publié) d’Alexis Jenni. Un sujet rude, une entrée en matière directe : « Les débuts de 1991 furent marqués par les préparatifs de la guerre du Golfe et les progrès de ma totale irresponsabilité. » Un style indubitable : « Oh ! ces beaux soldats de l’été, dont presque aucun ne mourut ! Ils vidaient sur leur tête des bouteilles entières dont l’eau s’évaporait sans atteindre le sol, ruisselant sur leur peau et s’évaporant aussitôt, formant autour de leur corps athlétique une mandorle de vapeur parcourue d’arcs-en-ciel. » Six cents pages où alternent les Commentaires d’un narrateur et le Roman d’un soldat. 

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    Gilles Balmet, Mauvaises herbes, 2008 (encre sur papier) © Gilles Balmet / Galerie Dominique Fiat
    Courtesy de l'artiste et Dominique Fiat, Paris

     

    Celui qui narre use et abuse des congés de maladie pour traîner au lit chez son amie devant la télévision. Il s’intéresse pour la première fois aux soldats français en regardant le départ pour le Golfe des spahis de Valence. Après une année d’« absentéisme maniaque », il est licencié et rentre à Lyon. Les images de « Tempête du Désert » le fascinent, avec ses morts peu nombreux du côté occidental mais des Irakiens « tués en masse » – les morts adverses, « on ne les compte pas parce qu’ils ne comptent pas. »

     

    Il faudrait, écrit Jenni, élever une statue à Paul Teitgen, secrétaire général de la police à la préfecture d’Alger. Ce civil a obtenu du général des parachutistes une fiche d’assignation à résidence pour chaque homme arrêté, ce qui lui a permis de compter les relâchés, les internés, les évadés et les autres, les « disparus » : « Il fit le seul geste humain dans cette tempête de feu, d’éclats tranchants, de poignards, de coups, de noyades en chambre, d’électricité appliquée au corps : il recensa les morts un par un et garda leur nom. » C’est Victorien Salagnon qui a appris au narrateur que les morts comptés et nommés ne sont pas perdus.

     

    Voilà les protagonistes de L’art français de la guerre : un jeune glandeur en chambre meublée qui distribue des journaux publicitaires puis sirote du vin blanc au bistrot et Salagnon, l’ancien d’Indochine, seul à y lire le journal à table. Ils se reconnaissent un dimanche au bord de la Saône, au Marché des Artistes. L’ancien aux yeux transparents vend ses peintures, des lavis monochromes à l’encre de Chine – « avec du noir il faisait de la lumière ». Subjugué, le jeune homme lui demande de lui apprendre à peindre. Ces deux-là n’ont pas fini de se parler.

     

    Le narrateur se raconte et raconte Salagnon. Salagnon se raconte et raconte la guerre. Quelle guerre ? La guerre de vingt ans en Algérie (1942-1962), d’où il a ramené sa femme, Eurydice Kaloyannis, et les autres où il a combattu. Eurydice, du même âge que Victorien, est la vie même, une des rares mais belles présences féminines dans ce récit. « Sa vie intense tout entière en même temps était présente dans chacun de ses gestes, toute sa vie dans la tenue de son corps, toute sa vie dans les inflexions de sa voix, et cette vie la remplissait, se laissait admirer, était contagieuse. »

     

    C’est durant l’hiver 43 que Victorien Salagnon, occupé à traduire De bello gallico au cours du professeur Fobourdon tout en griffonnant le plan de la bataille sur le côté, a pris le goût de la Chine, d’un mot sur un flacon d’encre – « Il aimait à ce point l’encre noire qu’elle lui semblait pouvoir fonder un pays entier. » Un vieux jésuite qui avait passé sa vie en Chine est venu leur en parler à l’école, leur a lu Lao-Tseu, parlé de Sun-Tsu « à propos de l’art de la guerre ». Fuyant la boutique « haïssable » de son père, Victorien préfère dessiner dans sa chambre : « Sa main voyait, comme un œil, et son œil pouvait toucher comme une main. »

     

    Chez les scouts aussi, on joue à la guerre. Salagnon y est le roi Minos qui, pour faire gagner ses troupes, les emmène se cacher dans la forêt (le parc de la « Grande Institution »), les entraîne à se jeter à terre, se relever, bondir, recommencer, à obéir comme des machines, sans états d’âme. Le premier mort de Victorien, c’est l’ami avec qui, pour échapper à cette vie stupide, une nuit, il a décidé « d’aller peindre sur les murs des mots sans concession » avec un seau de peinture rouge sombre. Pendant que lui pisse dans un coin, son ami, surpris par une patrouille allemande, est abattu quand il s’encourt. Protégé par l’ombre, Victorien est sauf.

     

    Au printemps, un homme en uniforme noir vient en classe annoncer aux garçons leur convocation aux « Chantiers de jeunesse », où on les formera avant de les intégrer à une armée nouvelle. L’oncle de Victorien y est officier. Après, ce sera la vraie guerre face aux chars des Allemands, la rencontre d’Eurydice, fille du Dr Kaloyannis, l’Indochine, l’Algérie surtout. Une implacable leçon de réalité, d’horreur, de force et de mort. Mais dès l’apprentissage du fusil-mitrailleur, Salagnon s’est fabriqué un cahier du papier brun des munitions. Partout, toujours, il regarde, il dessine.

     

    Avant de rencontrer le vieux soldat, le narrateur a eu « travail, maison et femme ». La routine consommatrice lui était insupportable : courses, shopping, dîners. Un soir, après avoir trop bu et provoqué un esclandre devant sa femme et leurs amis, il s’en est allé, s’est désinstallé. Il a attendu, s'est réjoui d’atteindre le ciel dans sa « boîte », une chambre sur les toits de Lyon. Dans la rue, témoin d’une émeute lors d’un contrôle policier, il s’interroge sur « la race ». Son grand-père était intarissable sur le thème de la génération, il avait fait « lire son sang » en laboratoire pour savoir de quel peuple ancien il était issu. « La ressemblance, confondue avec l’identité, permet le maintien de l’ordre » – la pourriture coloniale revient à la surface.

     

    Comment on vit dans la guerre, comment on y meurt, comment on s’en sort. La vie de Victorien Salagnon est la véritable école du narrateur : en apprenant à tenir un pinceau, en écoutant ses histoires de solitude, de force, de faiblesse et de mort, d’amitié et d’amour, un homme jeune et désarmé devant le monde comme il va distingue les questions sociales sous le « petit guignol racial », la nostalgie de la force armée sous les dérives policières. « La force et la ressemblance sont deux idées stupides d’une incroyable rémanence : on n’arrive pas à s’en défaire. » Mourrons-nous à petit feu de ne plus vouloir vivre ensemble ?

     

    Lire L’art français de la guerre, c’est recevoir en plein front la violence des hommes. Non pas contre ni à côté mais dans toute cette fureur, il y a le dessin, la peinture. « La vie de la peinture est non pas le sujet mais la trace de ce que vit le pinceau. » A la force brutale de la guerre, Alexis Jenni accole la puissance de l’art. Il écrit de belles pages aussi sur la langue, qui fonde l’identité. Telle est la perspective de ce roman foisonnant : « retracer en français un peu de la vie de ceux qui le parlent. »