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nazisme - Page 8

  • Sanary, Amer azur

    Son Exil en Paradis devenu introuvable dans ma bibliothèque et indisponible en librairie, j’ai trouvé sur place Amer azur (2007), le nouvel ouvrage consacré par Manfred Flügge aux « artistes et écrivains à Sanary ». Deux cents pages d’informations et d’anecdotes passionnantes pour qui s’intéresse au passé de Sanary-sur-Mer et à ceux qui y trouvèrent refuge et inspiration dans la première moitié du XXe siècle, en particulier des écrivains allemands. Ce nouveau titre, qui reprend et complète le premier, dit mieux leur situation, la souffrance de l’exil et des années de guerre. 

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    Les terrasses du quai Charles de Gaulle

    C’est en se documentant sur l’histoire de Jules et Jim que l’auteur a fait connaissance avec « la capitale de la littérature allemande en exil » (dixit Ludwig Marcuse) : c’est à Sanary que se réfugient en 1939 l’écrivain Franz Hessel (Jules) et Hélène Grund, sa femme, (les parents de Stephane Hessel), qui ont inspiré le roman écrit par Henri-Pierre Roché (Jim) à la mort de Franz sur leur amitié et leurs amours. 

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    Pour qui a déjà parcouru la liste des exilés affichée sur le mur de l’Office du tourisme de Sanary ou s’est arrêté avec curiosité devant les plaques commémoratives indiquant où certains d’entre eux ont vécu, Amer azur est une lecture indispensable. Huxley a écrit ici Le Meilleur des Mondes, Thomas Mann y a passé sa première année d’exil, Walter Bondy y a eu un atelier de photographie – précieux apport aux archives locales. 

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    « Le mistral devint mon ami, écrit Ludwig Marcuse, car il faisait pour moi la même chose que pour le ciel : il chassait les nuages et apportait de la clarté. » Beaucoup d’écrivains et artistes allemands ou autrichiens ont fui le nazisme dans les années 1930 et ont trouvé refuge sur la Côte d’Azur, entre Marseille et Menton. Flügge résume d’abord l’histoire des échanges culturels franco-allemands et l’évolution de cette région paradisiaque par son climat et ses paysages, mais où ces exilés ont souffert de leur situation hasardeuse et de la méfiance à leur égard. 

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    Une « brève histoire de Sanary » précède un chapitre consacré aux auteurs anglais qui ont découvert les premiers les charmes du littoral varois : le Midi attire d’abord Katherine Mansfield à travers les couleurs de peintres comme Cézanne ou Van Gogh. La mort de son frère tué à la première guerre mondiale la pousse à quitter l’Angleterre pour se réfugier à Bandol : « Et in Arcadia ego », note-t-elle dans son journal en 1915. D.H. Lawrence s’y installe avec sa femme en 1928 pour soigner ses poumons malades, jusqu’à ce qu’une pleurésie l’emporte en 1930. Ses amis Aldous et Maria Huxley résideront sept ans à Sanary. 

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    Que tant d’Allemands viennent s’établir non loin de Toulon, le plus important port militaire français, a éveillé bien des soupçons quand la seconde guerre a éclaté. La romancière anglaise Sybille Bedford (von Schönebeck) a beaucoup parlé de Sanary dans ses livres, souvent de façon imprécise. Flügge l’a rencontrée en 2000 et la première biographe d’Huxley lui a laissé l’impression de ne pas avoir tout dit de ce qu’elle savait des intrigues politiques des années 30 et 40. Mais elle a laissé de belles pages sur l’atmosphère de Sanary dans ces années-là. 

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    « Walter Bondy, de Montparnasse à Sanary » m’a fait connaître ce « peintre, dessinateur, photographe, collectionneur d’art et auteur ». Né à Prague, formé en Autriche et en Allemagne, il a vécu à Paris jusqu’en 1914, il y fréquentait les artistes de Montparnasse. Durant un séjour à Sanary en 1926, Bondy peint des paysages et des jardins : « Il aimait l’intensité de la lumière, le mistral, le caractère sauvage de l’arrière-pays. » Après qu’on l’a insulté en rue à Berlin, il décide de quitter l’Allemagne en 1932. « Emigré avant l’heure », il se fixe à Sanary. Tombé amoureux de Camille Bertron, une jeune peintre qu’on lui a présentée, il y loue avec elle un appartement et y installe un atelier de photographie. Les habitants de Sanary se rendent volontiers chez cet Autrichien qui travaille à la lumière du jour et pense que « la photographie doit documenter la beauté ». 

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    Walter Bondy, Port dans le Sud de la France
     http://www.arcadja.com/auctions/en/bondy_walter/artist/34695/

    Manfred Flügge insiste sur la présence des peintres dans le Midi, comme Erich Klossowski qui a obtenu la nationalité française en 1939 et décidé alors « de ne plus prononcer un mot d’allemand ». Ses fils seront peintre (Balthus) et écrivain (Pierre Klossowski). Ou le peintreAnton Räderscheidt et sa compagne Ilse Sahlberg qui achètent Le Patio, une maison cubique qui existe encore sur la colline de La Cride. Fin 1940, il est interné au camp des Milles, mais réussit à s’échapper du « train fantôme vers Bordeaux » pour rentrer à Sanary. Un brave boucher les a fait passer en Suisse, mais ses tableaux ont été perdus. Ou encore Moïse Kisling, « le grand nom lié à Sanary dans le monde artistique ».

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    Moïse Kisling, Paysage à Sanary

    Etre alsacien n’était alors pas commode non plus. René Schickele, écrivain de langue allemande, habite Sanary de 1932 à 1934, et c’est lui qui y fait venir Lion Feuchtwanger et Thomas Mann. Schickele est le seul à avoir écrit un roman sur Sanary (La Veuve Bosca) qui commence ainsi : « En Provence, les saisons changent imperceptiblement en une nuit. » Son journal intime est un témoignage capital.  

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    Heinrich Mann connaissait la Côte d’Azur – surtout Nice, sa ville de prédilection – bien avant que son frère Thomas, Nobel de littérature en 1929, ne se résolve à l’exil. C’est à Sanary que Thomas Mann, quoiqu’il n’y soit resté qu’un an, en 1933, y a peu à peu apprivoisé ce statut frustrant. Ses enfants, Erika et Klaus Mann, l’avaient précédé, et ont décrit dans Le Livre de la Riviera les plus beaux endroits de la Côte, dont Sanary, « parfait petit port, agréable et intime » à première vue, mais en fait « point de rencontre pour le monde de la peinture venant de Paris, de Berlin ou de Schwabing, et pour la bohème anglo-saxonne. » Avant d’emménager dans la Villa La Tranquille, Thomas Mann avait commencé à Bandol ses fameuses « soirées de lectures » pour recréer l’atmosphère intellectuelle qui lui manquait tant. 

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    Entrée de la villa La Tranquille

    Lion et Marta Feuchtwanger ont séjourné à Sanary de 1933 à 1940 et y ont attiré beaucoup de visiteurs. Ils s’y plaisaient tant qu’ils ont eu du mal à en partir, même lorsque c’était devenu dangereux (deux internements aux Milles, entre autres). Arrivé aux Etats-Unis, Feuchtwanger écrira un rapport sur ce qu’il a vécu dans une France « pas si douce que ça ». 

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    D’autres noms, d’autres expériences, heureuses ou malheureuses, sont à découvrir dans Amer azur. Citons encore Franz Werfel et Alma Mahler (sa femme, veuve de Mahler, divorcée de Gropius) qui habitent un temps Le Moulin gris, dont la tour à douze fenêtres abritait la chambre de l’écrivain, le bas de l’habitation étant dévolu à Alma – elle supportait mal leur situation et considérait l’émigration comme « une maladie grave », une « solitude forcée ».

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    Le Moulin gris 

    Très documenté (chaque chapitre comporte une bibliographie), l’essai de Manfred Flügge s’attarde sur tous les noms de la plaque commémorative, bien que certains de ceux qui s’y trouvent cités n’aient pas vécu à Sanary mais ailleurs sur la Côte. L’auteur résume enfin les années de guerre à Sanary, l’occupation allemande, les destructions. « L’avenir de la mémoire », dernier chapitre dAmer azur, rend hommage à ceux qui œuvrent pour la préservation de ce patrimoine culturel à Sanary, alors « pôle Sud de l’espoir » et désormais ville témoin de l’exil, thème « inépuisable et toujours d’actualité ».

  • Des promesses

    « Cela ne figurait-il pas dans "la Bible", Mein Kampf ? Tu nous as suffisamment lu ces passages à haute voix. Parfois je me demande, continua Hannes Schweiger en attirant la photo vers lui, pourquoi nous n’avons jamais lu que les passages qui nous parlaient des promesses, et pas les autres, qui nous auraient fait comprendre ce qui nous attendait. Je me demande pourquoi, jamais, nous n’avons vu les contradictions, toutes ces contradictions qui font qu’aujourd’hui je suis ici en train de falsifier mes livres de comptes. »

    Erika Mann, Surveillance réciproque (Quand les lumières s’éteignent) 

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     Exposition Robert Wehrlin
    La Piscine, Roubaix

     


  • Histoires vraies

    Curieux destin éditorial que la nouvelle traduction française de Quand les lumières s’éteignent d’Erika Mann, « à partir de la version allemande (de 2005) au miroir des traductions américaine (1940) et espagnole (1942) par Danielle Risterucci-Roudnicky » (note de l’éditeur), le texte original (en allemand) étant perdu et la première version française (Ténèbres sur l’Allemagne) partielle. Dix histoires vraies des années trente dans une petite ville du sud de l’Allemagne, qui s’ouvrent chacune sur une illustration de John O’Hara Cosgrave tirée de l’édition originale. (La collection Biblio du Livre de Poche offre une préface de la traductrice et une postface signée Irmela von der Lühe, intéressantes l’une et l’autre.) 

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    La dernière de sa famille à quitter l’Allemagne en 1933, Erika Mann (fille de Thomas Mann, sœur de Klaus Mann, son « jumeau » bien que son cadet d’un an) décrit « le déclin progressif d’un monde que la raison déserte » (traductrice). Elle avait envisagé pour premier titre « Facts » et « Our Nazitown » : « rien n’y est imaginé, tout s’est réellement produit, et il n’y a pas un seul incident dont l’auteur n’ait eu connaissance, soit par les intéressés eux-mêmes, soit pas des témoins tout à fait dignes de foi. » (Remarque préliminaire d’Erika Mann)

    « La vie dans notre ville suivait son cours. La vieille place du marché aux maisons colorées encerclant la statue équestre n’avait pas changé au cours des siècles. Au visiteur de passage s’offrait un tableau paisible et envoûtant. » Un étranger sous le charme de la vieille ville s’y fait apostropher par deux SA : pourquoi ne répond-il pas au salut hitlérien, pourquoi n’est-il pas chez lui à écouter le discours du Führer à la radio ? Constatant qu’il n’est pas allemand, ils s’excusent et s’en vont. 

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    Le décor est planté. En réponse aux pensées de l’Américain qui se voudrait invisible pour « pénétrer dans les maisons » et en apprendre davantage sur les habitants, voici Marie, dont les parents tiennent une boutique d’images et d’objets pieux sur la place. Au lieu de commencer des études d’institutrice, elle est obligée de faire « une année de service obligatoire » comme domestique chez les Pfaff, qui ont quatre enfants – le minimum attendu de « tout jeune Allemand en bonne santé », comme le rappelle son fiancé, Peter, étudiant en droit, à qui elle se plaint de sa charge.

    Epuisée par le ménage et les enfants, Marie se rend un jour au cabinet d’un jeune médecin nazi qui lui fait des avances puis lui annonce qu’elle est enceinte. Peter ne croit pas à ce diagnostic et l’envoie chez son oncle, médecin libéral à Munich. Celui-ci la rassure : pas de grossesse, mais elle est surmenée et sous-alimentée, il la garde trois jours en clinique. Au retour, le bruit court qu’elle s’est fait avorter et on la renvoie sans préavis. Quand elle rentre chez ses parents, la place du marché est noire de monde. La vitrine a été brisée, le magasin saccagé, ses parents emmenés en détention préventive. Peter vient d’être exclu de la Ligue national-socialiste des Etudiants. Désespérés, les jeunes gens s’en vont vers le fleuve, Peter supprime Marie avant de retourner le revolver contre lui. Un procès posthume prouvera leur innocence « à la suite d’une regrettable erreur » – trop tard. « L’affaire était réglée. » 

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    L’un après l’autre, dans une troublante et absurde dégradation de leur situation, un commerçant, un industriel, un professeur de droit criminel, le chef de la police municipale, un jeune paysan venu chercher du travail en ville, une mère qui attend le retour de son fils aîné, un chirurgien-chef réputé, un rédacteur littéraire vont voir leur destin basculer.

    Tous critiquent en eux-mêmes la nouvelle politique et sa cohorte de mesures en tout genre mais se gardent bien d’en faire état. « Je crois cependant qu’un génie change l’esprit du temps en le portant vers l’avenir. Et un génie qui veut ramener l’esprit du temps vers un passé barbare est en réalité un génie pour le moins étrange », se dit Hannes Schweiger obligé de tenir une fausse comptabilité pour sauver son commerce (pour combien de temps encore ?) 

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    Et puis, chacun se méfie du « blockwart » qui surveille les allées et venues, les comportements. L'industriel Herr Huber soupire devant la médiocre production des usines allemandes, désormais privées de leurs meilleurs ouvriers au profit de l’économie de guerre. Sa secrétaire dont il est amoureux lui cache qu’elle a une mère juive. « Pourquoi, se demandaient-ils alors, pourquoi suivons-nous avec une obéissance aveugle un destin nommé Adolf Hitler ? Pourquoi obéissons-nous ? Mais comme aucune réponse ne venait, ils continuaient – pour l’instant – d’obéir. » Des moments de lucidité poignants, mais stériles.

    Le dernier chapitre éponyme raconte comment Hans Gottfried Eberhardt, camarade du Parti promu rédacteur littéraire en 1933, satisfait du bon salaire qui lui permet de conserver en dehors de la ville la maison où il vit avec sa femme et leurs quatre enfants, se laisse aller, cinq ans plus tard, un peu las de devoir une fois de plus commenter « le clou des festivités » du Jour de l’Art allemand, le discours du Führer. Inconsciemment, il souligne au crayon rouge pas moins de « trente-trois fautes graves de grammaire et de style » et note dans la marge : « Elève recalé ! » Surpris par son rédacteur en chef, il a toutes les peines du monde à dédramatiser la situation. Un an plus tard, il perd sa place. Il n’aura plus qu’une idée en tête, quitter l’Allemagne avec sa famille avant que la guerre n’éclate. Quand les lumières s’éteignent ou la vie quotidienne sous le IIIe Reich – quand s’installe un régime totalitaire.

  • 5,7 millions fois un

    « Chaque récit de mort suggère une vie unique, sans y suppléer. Nous devons être capables non seulement de compter le nombre de morts, mais aussi de compter avec chaque victime considérée comme un individu. Le seul nombre très élevé qui résiste à l’examen est celui de l’Holocauste, avec ses 5,7 millions de Juifs morts, dont 5,4 tués par les Allemands. Mais ce chiffre, comme tous les autres, ne doit pas rester simplement 5,7 millions, une abstraction que peu d’entre nous peuvent saisir : 5,7 millions, c’est 5,7 millions de fois un. Ce qui n’a rien à voir avec quelque image générique d’un Juif traversant quelque notion abstraite de la mort 5,7 millions de fois. Il s’agit plutôt d’innombrables individus qu’il n’en faut pas moins compter, au cœur de la vie : Dobcia Kagan, la fille de la synagogue de Kovel, et tous ceux qui étaient là avec elle, comme tous les individus tués parce que Juifs à Kovel, en Ukraine, à l’Est, en Europe. »

    Timothy Snyder, Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline 

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  • Terres de sang / 2

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    Timothy Snyder, Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline (suite)

    Le 22 juin 1941, nouvelle étape de la guerre en Europe : les Allemands attaquent l’Union soviétique (opération Barbarossa). C’est le début d’une troisième période dans l’histoire des terres de sang. « Dans la première (1933-1938), les tueries en masse furent presque exclusivement le fait de l’Union soviétique ; dans la deuxième (1939-1941), le carnage fut équilibré. Entre 1941 et 1945, les Allemands furent responsables de la quasi-totalité des meurtres politiques. »

    Timothy Snyder aborde bien sûr aussi l’histoire des autres nations impliquées dans la guerre, mais c’est sur le territoire des terres de sang, circonscrit dès le départ, qu’il précise les intentions, les actions, les mouvements, « l’économie de l’Apocalypse ».

    Leningrad isolée par l’armée allemande puis affamée : un million de morts entre 1941 et 1944. Le journal de la petite Tania Savitcheva, exposé au Musée national d’histoire de Saint-Pétersbourg, rapporte l’extinction successive de tous les membres de sa famille, de « Jenia est morte le 28 décembre 1941 à minuit trente » à « Tous les Savitchev sont morts. » Elle-même meurt en 1944.

    Dates, comptes, plans, arrestations, déportations, exécutions… Et puis la « Solution finale ». Hitler qui voulait « détruire l’Union soviétique et créer sur ses ruines un empire terrestre » se retrouve en décembre 1941 confronté à un « cauchemar stratégique » avec une guerre sur deux fronts, contre trois grandes puissances : l’URSS, le Royaume-Uni et les Etats-Unis (après Pearl Harbor). Dans son optique, la catastrophe est due aux « cabales juives de  Londres, Moscou et Washington ». Sous l’euphémisme de la « réinstallation », c’est l’escalade meurtrière, l’Holocauste.

    Au chapitre VIII, « Usines de la mort nazies » (aux deux tiers des quelque 700 pages de Terres de sang), on reprend son souffle avant de relire l’histoire la plus noire du XXe siècle. Près de 5,4 millions de Juifs morts sous l’occupation allemande, près de la moitié à l’est de la ligne Molotov-Ribbentrop. Exécutions par balles, par le gaz… Snyder décrit les procédés et les comportements, donne la parole aux témoins, aux écrivains (Vassili Grossman suivait l’Armée rouge en tant que journaliste).

    Destruction de Varsovie, nettoyages ethniques, crimes contre les femmes (viols), de plus en plus de citoyens soviétiques envoyés au Goulag après la guerre… « Œuvrant en parallèle, parfois ensemble, les régimes soviétiques et communiste polonais réalisèrent un curieux tour de force entre 1944 et 1947 : ils déplacèrent les minorités ethniques, de part et d’autre de la frontière soviéto-polonaise, qui faisaient de ces régions frontalières des régions mixtes ; dans le même temps, ils éliminèrent les nationalités ethniques qui avaient combattu le plus farouchement pour ce genre de pureté. Les communistes avaient repris le programme de leurs ennemis. »

    L’antisémitisme stalinien se développe : il fallait faire comprendre, partout en URSS, que « les Russes devaient être maintenant et à jamais les plus grands vainqueurs et les principales victimes », afin de se protéger du dangereux Occident. Il fallait faire oublier le nombre de Juifs tués à l’Est et l’alliance passée avec les nazis. Aussi les Juifs soviétiques sont-ils dénoncés alors soit comme des « nationalistes juifs » soit comme des « cosmopolites déracinés », bref on les suspecte de « fascisme ». On triche sur les chiffres de l’Holocauste, pour ramener le nombre des morts polonais non juifs à égalité avec celui des Juifs : « trois millions chacun ». On fabrique des « complots juifs », on organise des autodénonciations, des procès. « Aussi longtemps que les communistes gouvernèrent la majeure partie de l’Europe, il fut impossible de voir l’Holocauste pour ce qu’il était. »

    La conclusion de Terres de sang s’intitule « Humanité ». L’histoire des atrocités commises dans un même espace et à une même époque, entre 1933 et 1945, permet à Snyder de comparer les systèmes nazi et stalinien, « non pas tant pour comprendre l’un ou l’autre que pour comprendre notre époque et nous comprendre nous-mêmes. » L’historien rappelle l’analyse de Hannah Arendt sur le totalitarisme et la déshumanisation. Il tient à rappeler à quel point la puissance et la malveillance « se chevauchèrent et interagirent » sur ces terres.

    Des deux côtés, un sacrifice massif devait « protéger le dirigeant d’une erreur impensable » : la collectivisation pour Staline, la guerre pour Hitler. Tous deux s’appuyaient sur un parti unique, « le parti », inversant le sens du mot. Tous deux se déclaraient victimes de complots.

    Snyder met en garde contre la facilité avec laquelle aujourd’hui, en Occident, on s’identifie à la victime : « c’est affirmer une séparation radicale d’avec le bourreau. » Mais se croire victime peut conduire à des actes d’une grande violence. Juger l’autre « inhumain » rapproche de l’idéologie nazie au lieu d’en éloigner. « Trouver d’autres personnes incompréhensibles, c’est abandonner l’effort pour comprendre, et donc abandonner l’histoire. » On tombe alors dans le piège moral des nazis ou des Soviétiques.

    « La culture contemporaine de la commémoration tient pour acquis que la mémoire empêche le meurtre. » Mais les réinterprétations de l’histoire, la nationalisation des mémoires peuvent engendrer de nouveaux mensonges. Par exemple, quand la Russie du XXIe siècle dénombre les victimes soviétiques de la Seconde guerre mondiale, « justes ou faux, ce sont des chiffres soviétiques et non pas russes. » (Je précise : Ukraine, Biélorussie, pays Baltes, Pologne orientale, nord-est de la Roumanie.)

    « Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes en chiffres ; certains que nous ne pouvons qu’estimer, d’autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision. Il nous appartient à nous, chercheurs, d’essayer de les établir et de les mettre en perspective. Et à nous, humanistes, de retransformer ces chiffres en êtres humains. Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde, mais aussi notre humanité. »

    Dans « Chiffres et terminologie », Snyder rappelle les principes de base de son analyse, le choix d’une « géographie politique », l’étude « de la mort, plutôt que des souffrances ». Son sujet : « les politiques conçues pour tuer, et les populations qui en furent victimes. » Il explique pourquoi il parle de « tuerie de masse » plutôt que de génocide. 50 pages de bibliographie, 25 pages d’index, 36 cartes donnent une idée de l’ampleur de cette étude. Quatre pages de remerciements indiquent la manière dont l’auteur a travaillé et avec qui, tant à Vienne qu’à Yale University et ailleurs.

    Terres de sang, qui a reçu le soutien du Centre national du livre et de la Fondation Auschwitz, éclaire de façon nouvelle les barbaries européennes du XXe siècle.