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littérature française - Page 2

  • Une nuit au Guimet

    Dans la collection « Ma nuit au musée », voici celle de Jean-Luc Coatalem : Une chambre à l’Hôtel Mékong. Je n’avais encore rien lu de ce journaliste et écrivain voyageur d’origine bretonne dont la famille a souvent déménagé, qui a été « trimballé de garnison en garnison, en France et ailleurs, Polynésie et Madagascar ». Il en a gardé le goût du voyage, et en particulier de l’Asie.

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    Cour khmère au musée Guimet © Paris photo Vincent Leroux (familinparis.fr)

    « Allais-je au-devant d’une émotion du même ordre que celle de Victor Segalen, écrivain-aventurier, qui sillonna, en cravachant, l’Orient compliqué ? » Coatalem a choisi le Musée national des arts asiatiques Guimet parce qu’il aime son architecture « néoclassique, volontiers ostentatoire, sorte de palais néopompéien avec sa rotonde et ses deux ailes au fronton palladien. » En se souvenant de son grand-père qui s’y rendait le week-end : « Guimet lui était un havre, une cachette. »

    Lui s’interroge sur la façon dont il va se sentir « seul, face à [lui]-même, plongé dans ce « Louvre de l’Asie ». » Il se rappelle Rachana, un « petit Khmer » taiseux qui séjournait chez eux par intermittence à la fin des années soixante ; le garçon avait perdu les siens dans l’Asie en guerre. Il avait fini par couper les ponts et repartir. Avec lui, en imagination, un grand-père et un oncle baroudeurs, et des personnalités qui l’ont marqué, comme Gauguin et Segalen.

    Le lit de camp préparé pour Coatalem lui rappelle le temps des manœuvres au service militaire et un ancien dispensaire au Laos, sur l’île de Khong. Un jour de solitude, il y avait pris des notes dans un Moleskine sous ce titre, Une chambre à l’Hôtel Mékong. Dans son bagage d’une nuit, Nadja de Breton, lecture en cours, son loisir préféré avec la marche. Puis le voilà seul avec son « taulier » dont le portrait « orne l’entrée de la bibliothèque » où il est installé.

    Un chapitre lui est consacré : Emile Guimet (1836-1918), ce « richissime homme d’affaires a été l’un des collectionneurs les plus avisés de son époque ». Il voulait créer un musée qui réunirait, il le cite, « tous les dieux de l’Inde, de la Chine, du Japon, de l’Egypte, de la Grèce et de l’Empire romain ». Guimet offrit une partie de ses collections à l’Etat « en échange de son aide et d’un soutien financier ». Des legs aidant, c’est devenu « la plus grande collection d’art asiatique hors d’Asie. »

    Au cœur de ce musée, une « vaste bibliothèque qui élucidera tout », constituée dès 1889, à présent au rez-de-chaussée, mais « la rotonde de style « antiquisant » subsiste avec ses larges étagères de chêne foncé. » A vingt heures, un gardien vient l’y chercher pour une ronde, coupant les éclairages des salles derrière eux.  On rallumera le lendemain, à la ronde de 5 h 30.

    A la façon de Sei Shônagon, dans ses Notes de chevet, l’auteur dresse ses listes : « Choses ravissantes et pacifiques, émouvantes, à revoir cette nuit », « Choses froides ou perturbantes, effrayantes, à éviter cette nuit ». S’interrogeant sur la nuit à venir,  il ressent des présences autres que la sienne. « Les figures du musée ont une vie interne qui déborde, surplombe et toise la mienne. Dès que j’entre dans les salles, je crois entendre leur antienne qui marmonne que, certes, ma présence est tolérée pour cette fois, mais que je ne suis qu’un amateur qui ne pense qu’à son petit théâtre littéraire […] »

    Il dormira pourtant, s’éveillera avant la ronde du matin, prêt à plier bagage. « Drôle d’expérience au fond, où tout est là, où tout échappe. Une nuit seul à seul. Jeu d’adresse qui ne s’adresse qu’à vous. Enfermé en soi dans des univers figés. Précipité dans la mémoire des autres. » 

    C’est le premier écrivain (au masculin) que je lis dans la collection « Ma nuit au musée », après Lydie Salvayre (au musée Picasso à Paris), Lola Lafon (au musée Anne Frank à Amsterdam), Zoé Valdés (au musée Thyssen-Bornemisza à Madrid) et Leïla Slimani (La Douane de mer à Venise). Une chambre à l’Hôtel Mékong m’a fait connaître un peu son auteur et m’a intéressée par ce qu’il nous présente du Musée Guimet où je ne suis allée qu’une seule fois. L’exercice est accompli, sans que l’on ressente à la lecture, sauf à quelques moments, de ces subtiles vibrations qui donnent envie de relire un livre après en avoir pris connaissance.

  • En dernière page

    Koenig Humus J'ai lu.jpg« En achetant Libé au kiosque le jour de sa parution, une première pour lui qui lisait rarement la presse et jamais en format papier, Kevin ressentit une gêne étrange. Le personnage qui y était décrit en dernière page lui ressemblait incontestablement. A s’y méprendre. Mais il dégageait une cohérence qui n’était jamais venue à l’esprit de Kevin, lui qui s’était toujours laissé happer par les événements. C’était comme si on l’avait soudain mis dans la prison de papier d’un destin. Et puis, quelle inconvenance de s’étaler ainsi dans les foyers partout en France ! Il imaginait sa tronche sous les pelures de patate ou consumée par les flammes dans une cheminée. Il aurait voulu mettre une bulle sur sa photo, comme dans les BD : « Désolé, je ne fais que passer, demain je m’en vais. »
    En revanche, dans l’open space de Veritas, l’excitation était à son comble. Kevin s’en étonna auprès de Mathilde.
    – Il y a tant de gens qui lisent ce journal ?
    Mathilde le regarda sans rien dire, éberluée. Il semblait sérieux.
    – Mais non, plus personne ne lit
    Libé.
    – Alors…
    – Plus personne sauf les autres journalistes. Ils vont se jeter sur toi. Un entrepreneur validé par les gardiens du temple libertaire, c’est de l’or. J’ai déjà reçu deux messages : BFM et la matinale d’Europe 1. Tu vas devenir une star. »

    Gaspard Koenig, Humus

  • Un roman humique

    Humus de Gaspard Koenig a obtenu en 2023 une couverture médiatique très importante : qui n’a entendu parler de cette réhabilitation romanesque du formidable travail des vers de terre dans les sols fertiles ? Je l’ai trouvé sur la table d’une librairie d’occasion à Nyons et ce qui m’a décidée à l’acheter, c’est une dédicace manuscrite sur la page de garde : « Pour mon grand-père qui est toujours en train de lire, et qui reste curieux de tout. Joyeux Noël. »

    Koenig Humus photo de couverture.jpg
    Photo de couverture 

    Les lombrics, « première biomasse animale terrestre », sont présentés par le professeur Marcel Combe. Arthur, futur ingénieur en agronomie, a vu sa vidéo sur Youtube, ce qui l’a décidé à suivre sa conférence en faculté d’agronomie. « Dès le premier jour, Arthur s’était senti en exil. » le déménagement d’AgroParisTech « dans le désert bétonné du plateau de Saclay » lui semble aberrant. Le ton du roman est donné : critique.

    C’est là qu’il fait connaissance avec Kevin, un « garçon blond » qui respire « la bonne santé et la paix d’esprit ». Celui-ci en sait déjà beaucoup plus que lui sur les vers de terre. Tandis que le labour profond et les pesticides les font disparaître, ils sont pourtant « notre meilleur allié » pour refertiliser les sols et traiter les déchets organiques, le vermicompostage.  Pour le professeur, « c’est l’humus qui sauvera l’Homme. » L’amitié entre Arthur et Kevin naît de leur enthousiasme devant ce « domaine de recherche encore vierge ».

    « La nature en sursis les invitait à philosopher. Ils ne refaisaient pas le monde, comme les générations précédentes. Ils le regardaient se défaire et tentaient de se trouver un rôle dans l’effondrement à venir. » Fils d’avocat, Arthur a beaucoup lu les auteurs classiques et Jancovici, il admire Thoreau (Walden), « pour lui l’idéal d’un homme libre ». Son choix des sciences de la terre dit son désir de se retrousser les manches pour transformer le monde.

    Kevin est d’origine modeste, fils de travailleurs agricoles sans ambition. Ses bons résultats l’ont conduit à étudier avec « la future élite ». Arthur et lui deviennent inséparables. Le beau Kevin attire les filles plus que le timide Arthur, mais Anne, leur amie étudiante en Sciences Po, se tourne vers celui-ci après avoir vu Kevin embrasser un garçon « à pleine bouche ». (Questionné par Arthur, il ne s’identifiera ni comme gay ni comme bi – un « homme universel ».)

    Quand sonne l’heure de passer des études à l’engagement professionnel, tous deux cherchent à s’orienter dans la voie proposée par Marcel Combe : un avenir avec les vers de terre. Arthur a décidé de s’installer dans la vieille ferme de son grand-père qui avait gardé quelques hectares après avoir vendu le reste au voisin ; il va s’installer à la campagne avec Anne et relancer les cultures sur de nouvelles bases. Le RSA leur permettra de vivre au début. Anne l’aidera et voudrait écrire des romans.

    Kevin n’est pas du tout partant pour se joindre à eux. Il rêve de vivre à Paris, de vendre des vermi-composteurs en tant qu’indépendant. Cela demande des moyens financiers dont il ne dispose pas. La rencontre de Philippine, une rousse aux yeux verts et à la voix forte, va donner un véritable élan à son projet de vermicompostage. Elle récolte des fonds auprès de ses parents et de leurs amis ; Kevin sera le directeur technique de leur entreprise, Veritas. A elle les démarches administratives et commerciales, à lui le travail concret dans une vieille usine désaffectée où ils ambitionnent de recycler les déchets en humus grâce au travail des lombrics.

    Humus raconte leur parcours, leurs difficultés, la confrontation quotidienne avec les réalités de la vie rurale pour l’un, d’une entreprise innovante pour l’autre. L’histoire de leur vie de couple y sera intimement liée. Le roman avance sur deux fronts : d’un côté, Gaspard Koenig assure le réalisme de l’intrigue en l’appuyant sur de nombreuses explications techniques, sur une description sans fard des milieux côtoyés ; de l’autre, il cherche à faire ressentir les fluctuations personnelles des personnages, de leurs sentiments et de leurs idées. Rien ne se passera comme ces deux agronomes l’avaient espéré.

    Le roman a reçu plusieurs prix. Son sujet est très original, avec une réflexion bien documentée sur les problèmes de la terre et sur le business qui se développe autour de ces questions si actuelles : avenir de l’agriculture, de la nature, de notre planète. Le récit m’a semblé assez lourd, souvent long, et ses personnages assez stéréotypés, les femmes encore plus que les hommes. Une satire sociale provocatrice.

    En arrière-plan circulent des réflexions philosophiques sur l’existence, le sexe, l’ambition, une critique du système capitaliste et du « greenwashing ». Idéalistes au début, les deux amis vont perdre beaucoup d’illusions en cours de route, jusqu’à prendre des chemins extrémistes contre une société qu’ils espéraient transformer. Un livre où l’on apprend beaucoup, à condition de rester « curieux de tout ».

  • Dénommer

    gérald tenenbaum,les rues parallèles,nouvelles,littérature française,recueil,espace;temps,rencontres,culture,culture juive,extrait« Les étoiles sont nombreuses, si nombreuses qu’il nous est impossible d’en calculer le nombre. Pourtant, Celui-qui-sait les compte avec amour chaque soir en les appelant par leur nom. Seul le nom permet, au sens propre, de rendre compte. Les morts comme les vivants ne peuvent être décomptés qu’en étant dénommés. »

    Gérald Tenenbaum, Pilpoul in Les rues parallèles

    Source : Affiche d'une conférence (Institut Rachi, 2023)

  • Les rues parallèles

    Gérald Tenenbaum, dont j’ai découvert l’univers singulier à travers quelques romans, donne cette fois de ses nouvelles avec Les rues parallèles, un recueil de textes courts sous une belle couverture (Charles Sheeler). Certains m’ont retenue plus que d’autres ; chacun réussit à nous faire entrer dans un « espace-temps » particulier.

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    Résidence d’auteur, la première nouvelle, s’ouvre sur l’installation de Nourith à Paris. Une jeune maison d’édition lui a proposé une année de résidence d’auteur pour écrire un roman qu’elle publiera. « Donnant, donnant. » Nourith a accepté mais peine à écrire, en deuil de Malek. Un jour, à midi pile, quelqu’un sonne. A la porte, un vieil homme aux yeux très bleus s’enquiert de la date – « nous sommes bien le 7, n’est-ce pas ? » Nourith laisse entrer celui qui dit avoir habité là il y a longtemps. Le 7 mai, Moïse Havre revient, puis le 7 juin, alors qu’elle écoute une sonate de Bach. Ce jour-là, il accepte une tasse de thé et se raconte. Un jour, il ne viendra plus, mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Se parler, s’écouter, quelle merveille ! Une nouvelle pleine de délicatesse.

    Les personnages du recueil sont aux prises avec le passé (qui nourrit la mémoire et la mélancolie), avec le présent (le temps des rencontres), avec le futur aussi, parfois. Un malade s’approche du dernier départ, un professeur d’histoire fait voyager ses élèves dans le temps, certains lieux ne se montrent qu’à celui qui sait attendre. Les quatre vents raconte l’histoire d’un village où l’hiver ne passe pas, se prolonge de saison en saison, jusqu’à ce que la femme du rabbin, enceinte, en donne la raison aux villageois qui se sont réunis et ouvre une perspective nouvelle.

    Si l’on connaît de l’auteur (mathématicien) le goût des chiffres et des nombres, celui des symboles (une alliance, par exemple), il faut y joindre le goût des lettres et des mots. Bureau de nuit réunit chiffres & lettres dans une brève histoire new-yorkaise, où l’on suit le regard d’un passager du métro aérien (« L ») vers la fenêtre d’un bureau éclairé, tard dans la nuit.

    Le héros de Marque-page s’appelle Joseph K. C’est l’un des « Joseph » du recueil riche en allusions à la littérature (Kafka, Poe, Borgès), à la Bible, à l’histoire antique, à la Shoah, aux précédents romans de Gérald Tenenbaum aussi. L’inspiration de ses nouvelles puise souvent dans la culture juive. Coda, un beau récit d’anticipation présente le musée Coda de Prague, « inauguré à grand renfort de publicité le 27 janvier 2045 ». Genèse d’un adagio envoie un docteur en physique qui travaille au CERN sur la piste du vrai compositeur du fameux Adagio d’Albinoni.

    Les Rues parallèles, la nouvelle éponyme, la dernière, décrit la déambulation d’un poète dans la ville de T. en attendant l’heure de la présentation de son dernier ouvrage à la Maison du Verbe, « dont l’architecture moderne attire autant que la programmation ». Il s’y perd, à la recherche d’un lieu où il a vécu – à moins qu’il s’y retrouve ? En épigraphe de ce dernier texte, une phrase de Jorge Luis Borges : « Je le jure, ce n’est pas délibérément que je suis revenu à cette rue. »

    Attentive à la structure du recueil, Emmanuelle Caminade en propose une analyse plus approfondie et commente le choix d’y réunir quatorze nouvelles : « En Kabbale en effet le 14 est associé à l’arbre de vie qui transcende les frontières du temps et de l’espace, c’est un symbole d’harmonie et de sagesse divine. De même, les 14 stations du chemin de croix catholique (représentant la passion du Christ jusqu’à sa mort et sa mise au tombeau) mènent-elles à la Lumière de la résurrection. L’auteur nous fait ainsi pénétrer dans une jungle de symboles qui rendent son univers fascinant, y apportant également une touche ludique. » (L’Or des Livres)

    Les récits de Gérald Tenenbaum, que des détails concrets ancrent dans la vie ordinaire, réussissent à nous entraîner au-delà du visible si nous acceptons d’entrer dans l’univers du sensible. En lisant Les rues parallèles, il faut prendre le temps, à chaque fois, d’en ressentir les vibrations : « Une vie est jalonnée de traces dérisoires accumulées. Aucune ne porte un sens profond en elle-même. Toutes ensemble dessinent un destin. » (Coda)