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littérature française - Page 191

  • Silence, on parle

    La première fois que Denis Podalydès s’enregistre : « déception, migraine, aphasie solitaire. Ma voix n’est pas telle que je l’entends, telle que je la veux, telle que je la profère, de l’intérieur, de la tête, de la gorge, de la bouche. Trahison. » Au lycée, il s’amuse avec un ami à imiter ses professeurs. Partout, tout le temps, Podalydès qui se dit « sage, réservé, certes mutin mais souvent emprunté, doux, complaisant, diplomate et toujours modéré dans mes avis et mes positions, mais gai, avide de gaieté, de malice, de dévergondage » s’exerce à saisir ainsi ce qu’il entend. Jusqu’aux « pah – poh – pah ! », le bruit des balles, leur claquement sec qui résonne au jardin lors des tournois de Roland-Garros, son reproduit indéfiniment « sans même une raquette à la main. »

    La voix de son maître.jpg

    La voix Ruat – « Ouii ? Allô ? Ouiii ? » caractéristique de famille –, il l’a héritée de sa grand-mère qu’il adore, Mamie, dont les bibelots lui sont « chers et familiers » comme ses dîners rituels du samedi midi, animés, où les autres membres de la famille s’amusent à aborder les sujets qui la fâchent (religion, politique…) tandis que Denis Podalydès feint avec sa grand-mère de « négliger ces sujets embarrassants » au profit de ce qui les rapproche, elle et lui, leur souci profond, « l’amour de la littérature ». Son psychanalyste lui dit un jour : « Il vous faut tuer la vieille dame qui est en vous ».

    Le cinéma : voix d’acteurs, voix de doublage. Trintignant et sa « voix tapie prête à bondir ». La voix de Charles Denner (très belle photo), « drue, verticale, exemplaire », plus intérieure et plus rauque qu’il ne le pensait, se dit-il en revoyant L’homme qui aimait les femmes. « Les bruns sont les beaux ténébreux que ma mère aime. Les beaux ténébreux Giani Esposito, Sami Frey, Charles Denner. Leur voix ténébreuse, brune, chaude, sensuelle, de beaux ténébreux. La voix, le regard, la peau, les yeux. » Podalydès, blond, plus tard châtain, est un peu jaloux d’eux et de son frère Bruno, le brun avec qui aime danser sa mère..

    « Voix de mes frères », mots répétés encore et encore, entre deux blancs, sans commentaire. Denis Podalydès évoque les siens avec affection, avec humour, avec
    une grande pudeur quand il rappelle la dernière fois qu’il a entendu son frère Eric au téléphone, avant son suicide en 1997. Voix des morts, voix des vivants, passé, présent s’entremêlent. Il insère dans son essai les deux parties d’un roman intitulé « Voix de l’Empoté » (la sienne), roman d’apprentissage d’un jeune puceau. Y évoque des jardins – « Les jardins sont des salons où l’on s’adonne à la lecture. » En fait un poème, « Voix au jardin ».

    Un tel amour des voix donne du vocabulaire pour décrire la matière sonore : « voix-cerveau » de Michel Bouquet, « voix de thé » de Michael Lonsdale, « voix-cavité » de Jean-Pierre Miquel (et aussitôt j'entends celui-ci défendre la Maison de Molière dans ce formidable Bouillon de culture donné par Pivot sur la scène de la Comédie-Française lors de la restauration de la salle Richelieu). L’auteur poursuit : « Voix à peine atteinte par la maladie. Dans cet « à peine » s’entend toutefois l’irréparable. (…) Parler fait mal. Gorge irradiée. »

    J’aimerais, mais j’en suis incapable, trouver les mots pour dire à son exemple « l’inflexion grave des voix chères qui se sont tues. » Avec Denis Podalydès, au moins aurai-je un peu appris à écouter. « Le temps travaille nos voix, nous distingue, nous fait autres. »

  • Vilar

    « Ta voix ? Je l’entends encore, malgré le temps, malgré la mienne, qui s’est faite, je l’entends encore quand je veux prendre pour moi-même, quand je veux me donner, parlant en public, l’image – la note, l’accent, la hauteur dépouillée – de la responsabilité générale. Tu es encore la voix de la République, lorsque celle-ci remplit sa mission d’élévation et d’émancipation. La voix dont elle parle pour instruire la Nation. Sans y prendre garde, je me suis construit – dans et par cette voix aux ramifications profondes – une représentation vibrante, sonore, rhétorique, de ce que doivent être la Culture, l’Esprit désintéressé de la chose publique. »

     

    Denis Podalydès, Voix off 

    Jean Vilar, ses grands rôles (pochette TNP).jpg

  • Voix de Podalydès

    Avez-vous déjà tenu un journal sonore ? Collectionnez-vous les enregistrements de grands textes par de grandes voix ? Si la réponse est oui, vous serez en terrain connu. Si la réponse est non, vous serez d’autant plus fasciné, comme moi, par Voix off de Denis Podalydès (prix Femina du meilleur essai 2008). En passant de la collection Traits et portraits du Mercure de France en Folio (sur papier fort), l’ouvrage a belle allure et conserve les photos personnellles en noir et blanc, des portraits, mais pas le disque qui y était joint. J’y consacrerai deux billets.

     

    Rien de personnel sur CineMovies.fr
    Denis Podalydès et Jean-Pierre Darroussin dans Rien de personnel (Mathias Gokalp) © Rezo Films
    CineMovies.fr

    Denis Podalydès, « comédien, acteur, metteur en scène et scénariste » né en 1963, sociétaire de la Comédie-Française depuis l’an 2000, vous l’avez peut-être vu dans Sartre, L'âge des passions (téléfilm de Claude Goretta en deux parties, avec Anne Alvaro dans le rôle de Beauvoir). Quand on l’a entendu une fois, on sait qu’on aimera l’entendre encore – je parle pour moi. Il parle pour tous. « Est-il, pour moi, lieu plus épargné, abri plus sûr, retraite plus paisible, qu’un studio d’enregistrement ? Enfermé de toutes parts, encapitonné, assis devant le seul micro, à voix haute – sans effort de projection, dans le médium –, deux ou trois heures durant, je lis les pages d’un livre. Le monde est alors celui de ce livre.
    Le monde est le livre. Les vivants que je côtoie, les morts que je pleure, le temps qui passe, l’époque dont je suis le contemporain, l’histoire qui se déroule, l’air que je respire, sont ceux du livre. »

     

    Cet incipit reviendra au début de chaque partie, leitmotiv. Un comédien parle de ce qu’il vit avec sa voix, avec la voix des autres. En découvrant les livres à cassettes de France Culture – « Je ne les écoutais jamais mieux qu’en voiture » , il s’imprègne de voix exceptionnelles. « Elles forment tous les paysages : étendues désertiques, contrées verdoyantes, reliefs. La voix de Michel Bouquet est un massif élevé, dentelé. La voix de Vitez un bois de bouleaux traversé de chevaux au galop, celle de Dussollier une campagne à la tombée du soir, bruissante, paisible, secrète. Je les ai tous imités, je reconnais leur timbre à la première inflexion,
    je les parle inlassablement. »

     

    Podalydès lit Proust à voix haute, Albertine disparue, il écrit comment il le dit, ce qui traverse sa voix de lecteur. Et cela ramène la voix de son professeur de lettres en seconde, en pleine explication du Cimetière marin, qu’il cesse d’écouter pour lire le texte que pointe un ami dans le Lagarde et Michard, un passage d’Albertine disparue et en particulier cette phrase : « Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l’été ». Il la lit d’un seul tenant, la répète, y revient. Podalydès ne connaît pas grand-chose alors de La Recherche, c’est « une révélation » – « Je crois devenir fou d’intelligence sensible, le cœur traversé de mille intuitions nouvelles. »

     

    Voix d’amis, de professeurs, d’hommes politiques, plus ou moins décrites, racontées. « Voix des livres », la crainte de manquer de livres où qu’il soit : « J’ai l’impression de rêver si fort, découvrant un grand livre, que cela s’entend, s’agite dans l’air, excède les pages, les tempes, le crâne, et se matérialise devant moi. » Dans la famille de Denis Podalydès, à Versailles, il n’en manque pas dans la bibliothèque de
    sa mère, professeur d’anglais, dans celle de sa grand-mère libraire. Il y développe son « goût maniaque, passéiste, précautionneux, de la lecture et du style » et son « culte de Proust, de Chateaubriand et de Claudel. »

     

    Voix off fait la part belle au théâtre. En écoutant Jean Vilar dans Cinna,
    « conversion brutale à la langue dite au théâtre, à la diction de théâtre ».
    Il l’aime, cette langue, jusque dans les postillons d'un comédien qu'il ne nomme pas, dans Le soulier de satin : « le jet mousseux ainsi dessiné dans l’espace – surtout lorsqu’il se découpe dans la lumière d’un projecteur – donne aux mots de
    théâtre une forme visible, la preuve de leur particulière substance, attestant du même coup l’engagement total, organique, dionysiaque, de l’artiste. »
    Jean-Louis Barrault : Podalydès voit au Théâtre d’Orsay « tout ce qui se joue entre 1978 et 1981 ». Antoine Vitez : « N’énonce-t-il pas fièrement que le théâtre, à portée de tous, de tous ceux qui partagent cette foi, n’a pas besoin des rouges et des ors, se passe de costume, d’argent, de presse, qu’il n’a besoin que de l’attention des autres – le cercle de l’attention – pour commencer ? » Bob Wilson. Ludmila Mikaël, entre autres. Beaucoup d’autres.

     

    Jacques Weber lui raconte, pendant le tournage d’Intrusions (2007), « la dépression qui, au milieu des représentations triomphales de Cyrano de Bergerac, retourne sa voix comme un gant, la lui rentre dans la gorge, substitue aux mots et aux tirades une déchirure, un bruit de tuyau crevé, un horrible glou-glou, un trou béant dans la voix de l’Excellence. » Jusqu’au soir où « La voix qui vibre ne vibre plus : arrêt total de la pièce. Plus rien. » Parti en larmes dans les coulisses, le comédien reprend tout de même la représentation et la finit. « Voix de Jacques Weber, comme des morceaux de pierre roulant et gisant au milieu d’un paysage de Bretagne, vaste, accidenté, coutumier des vents et des tempêtes. »

  • Sa marginalité

    « Arthur avait senti en Van Briggle une étrangeté proche de la sienne. Peu à peu, il s’était cependant aperçu que Van Briggle n’était étranger que de circonstance : tout son être le portait à participer à la course, à en prendre la tête si possible. Chez Arthur, au contraire, la différence qu’il ressentait avec ce qu’il appelait le monde s’était accentuée. Il était persuadé à présent que sa marginalité n’était pas d’être suisse chez les Français ou européen chez les Américains, ni d’être violoniste chez les peintres, artiste chez les enseignants et isolé chez les artistes –, mais qu’elle tenait à quelque chose d’indéracinable dont il tentait de rendre compte quand il affirmait que le contour des choses était trompeur et que ce n’était pas pour autant qu’on pouvait se dispenser du contour. Que l’espace entre les choses était aussi important que celui qu’elles remplissent, mais pas davantage, surtout pas. Ainsi l’inverse de quelque chose
    de faux n’était pas juste, ou pas suffisamment juste pour le remplacer, ce qui laissait aussi peu d’espoir à l’état actuel des choses qu’aux révolutions censées l’abolir. »

     

    Pierre Furlan, La tentation américaine 

    Soutter Louis, Si le soleil me revenait (1937).jpg

     

     

  • Réussite et désir

    A Colorado Springs, Henry Farman, premier associé de la banque El Paso, est plutôt fier de sa maison « de style écossais » au pied du Mont Cheyenne, un endroit très recherché, mais sa progéniture le déçoit. Pas de fils, deux filles. L’aînée, Madge, a épousé Arthur Stoessel, un peintre et architecte suisse également musicien, rencontré à Bruxelles où elle étudiait le violon, pas le gendre idéal selon lui, et voilà que sa sœur Ida Lee voudrait elle aussi aller « se perfectionner » en Angleterre, ce qu’il n’est pas près de lui accorder. L’ombre de ce père fortuné plane sur La tentation américaine (1993) de Pierre Furlan, même si son personnage principal est en fait Arthur, un jeune homme « très doué » qui ne partage pas ce type de préoccupation.

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    Louis Soutter, Souplesse, 1939
      Peinture au doigt, encre noire et gouache sur papier, 44 x 58 cm

    Ó Musée cantonal des Beaux-Arts / Bellerive

     

     
     

    Farman est mécontent et d’une rumeur concernant son gendre et une élève de son cours de dessin, Cynthia Milliken, une protégée de Stratton, ancien charpentier devenu millionnaire en trouvant de l’or, et de la réponse fantaisiste qu’il a envoyée au  concours organisé par sa banque et La Gazette en ce printemps 1901 : à la question posée aux lecteurs, « Quel sera le signe distinctif du XXe siècle ? », Stoessel l’anticonformiste a répondu « le fil barbelé » en joignant le bref justificatif demandé.

     

    Madge et Arthur logent encore à l’hôtel comme de jeunes mariés, ils attendent que Madge soit enceinte pour se chercher une maison à eux. Le hic, c’est qu’elle consulte en vain jusqu’à présent un spécialiste des problèmes de fertilité. Alors qu’Arthur relit une lettre de sa sœur Jeanne restée chez leurs parents à Morges (« Papa répète que tu vas faire comme le célèbre Johann Suter de Bâle (les Américains disent John Sutter, je crois) et conquérir l’Amérique. C’est absurde, n’est-ce pas ? Maman hausse alors les épaules en disant que ça n’a rien à voir avec le bonheur. »), sa femme vérifie sa tenue vestimentaire, ils sont attendus au traditionnel déjeuner du dimanche chez ses parents. Madge est excitée par le concert qu’ils vont donner dans deux semaines devant « pas mal de gens influents » et lui demande un peu plus d’enthousiasme : « Nous sommes les élèves d’Eugène Ysaye, nous avons quelque chose d’unique à montrer. »

     

    Arthur a déjà passé des heures à répéter avec le quatuor de Madge, mais elle voudrait qu’il fasse plus, que ça lui plaise vraiment, qu’il veuille réussir cette soirée autant qu’elle. L’année précédente, il avait obtenu une bonne presse pour une exposition, mais n’avait pas exploité ce succès. Leurs anciens camarades font parler d’eux, lui rappelle-t-elle – « Et toi ? Toi, tu te poses des questions. » Madge admire Artus Van Briggle, qui a étudié avec Arthur à Paris, et fait déjà une « carrière prodigieuse de céramiste malgré sa tuberculose ». Madge s’impatiente : « Je joue le premier violon pour que tu n’aies pas à te comparer à Ysaye, j’organise les répétitions, le concert, je mets tout à tes pieds, tu n’as qu’à te baisser pour ramasser. Alors, baisse-toi un peu, bon sang. » Mais Arthur a-t-il vraiment envie de conquérir l’Amérique ?

     

    Un soir où une migraine terrible lui fait quitter un concert auquel il assiste avec Madge, Arthur marche jusqu’à « l’autre ville », Colorado City et ses tripots, peu fréquentable pour la bonne société attachée à l’élégance et à la décence. Le professeur de dessin de Colorado Collège est déjà connu au Golden Dig : « A peine avait-il bu sa première gorgée que Sallie Society était debout près de lui à l’appeler Frenchie en faisant battre ses longs cils. » Grâce à elle, il voudrait rencontrer la patronne, dont on dit qu’elle sait beaucoup de choses sur Stratton, le riche protecteur des Milliken mère et fille. Il essaie de rompre avec Cynthia, mais aussi, assez confusément, d’obtenir quelque chose par son intermédiaire.

     

    Le concert du quatuor, le jour venu, est un triomphe. Comme par magie, les affaires de Madge et Arthur prennent un tour meilleur. On le sollicite pour la construction d’un nouveau bâtiment, une personne en vue lui commande un portrait, on le pousse même à poser sa candidature au poste de Directeur du département des Beaux-Arts. Une nouvelle vie, enfin ? Madge s’exaspère de sa passivité, jour après jour ils s’éloignent l’un de l’autre. Il sait ce qu’elle désire, mais le désire-t-il, lui, et de cette manière ?

     

    Il y a dans La tentation américaine, comme chez son héros, une faille qui trouble le lecteur, qui ne sait trop sur quel pied danser. Les questions sous-jacentes sont essentielles : comment réussir, créer, aimer, être soi-même, choisir sa vie, être heureux ? Comment savoir ce que l’on désire vraiment ? Beaucoup de dialogues directs, presque du théâtre par moments. Le lecteur découvre à la fin l’autre nom d’Arthur Stoessel, et son destin, on comprend mieux alors comment Pierre Furlan, à partir de quelques dates et lieux dans une biographie d’artiste, a imaginé ce personnage mal à l’aise à Colorado Springs, au début du XXe siècle – et l’épigraphe : « L’amour est un fil de soie qu’on noue ou qu’on coupe. » (Louis Soutter)