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littérature française - Page 126

  • Entre deux livres

    Un seul livre à la fois, c’est mon habitude, du moins pour la fiction. Cela n’empêche pas de garder sous la main un essai, un recueil de poèmes, à lire entre deux romans. Depuis quelques semaines, Les Essais de Montaigne « en français moderne »  (Quarto) font ainsi mon bonheur de lectrice par intermittence (merci, Dominique). 

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    Réflexions, anecdotes, lecture des anciens, peu à peu se révèle un auteur épris d’équilibre, de modération, de sagesse. Tout vient à point au philosophe, les choses de l’esprit et celles du corps, les mœurs étrangères et les usages locaux, le passé et le présent. La liberté individuelle est sa grande affaire, avec l’empathie : « Je ne partage point cette erreur commune de juger d’un autre d’après ce que je suis. »

     

    J’ai lu et relu « Sur la solitude » (Livre I, chapitre XXXIX), qui commence par une mise en garde : « Laissons de côté la longue comparaison de la vie solitaire et de la vie active, et, quant à la belle déclaration sous laquelle se cache l’ambition et la cupidité [et qui dit] que nous ne sommes pas nés pour notre intérêt particulier, mais pour le bien public, rapportons-en-nous hardiment à ceux qui sont dans la danse : qu’ils se battent alors la conscience [et qu’ils lui demandent] si, au contraire, les situations sociales, les charges publiques et cet affairement dans le monde, on ne les recherche pas plutôt pour tirer de la chose publique son profit particulier. »

     

    Montaigne estime qu’on peut jouir de « la vraie solitude » au milieu des villes et même des cours royales, mais qu’« on en jouit plus commodément quand on est à part ». Aussi conseille-t-il de faire en sorte « que notre bonheur dépende de nous » en se débarrassant des liens qui nous attachent aux autres, afin de pouvoir « vraiment vivre seuls et vivre de cette façon à notre aise ».

     

    « Il faut avoir des femmes, des enfants, des biens et surtout de la santé, si l’on peut ; mais il ne faut pas s’y attacher de manière telle que notre bonheur en dépende. Il faut se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute libre, dans laquelle nous établissons notre vraie liberté et notre principale retraite dans la solitude. » – « La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi. »

     

    Cela semble de la misanthropie, ce choix radical de la vie solitaire, qui correspond, écrit-il, aux tempéraments comme le sien plus qu’aux « âmes actives et occupées qui embrassent tout et s’engagent partout, qui se passionnent pour toutes choses, qui s’offrent, qui se proposent et qui se donnent en toutes occasions. » Montaigne admet volontiers que c’est une question de goût : « L’occupation qu’il faut choisir pour la retraite, ce doit être une occupation qui ne soit ni pénible ni ennuyeuse ; autrement, c’est en vain que nous penserions être venus y chercher le repos. »

     

    Ses lectures ? « Je n’aime, quant à moi, que des livres ou agréables ou faciles, qui me charment, ou ceux qui me consolent et me conseillent pour régler ma vie et ma mort. » Ses désirs ? Pas question d’y renoncer. « Il faut retenir avec nos dents et nos griffes l’usage des plaisirs de la vie que les ans nous arrachent des poings, les uns après les autres. » 

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    En jetant un coup d’œil à La cause des livres de Mona Ozouf (en attente), une sélection d’articles écrits pour Le Nouvel Observateur pendant près de quarante ans, j’y trouve cette belle formule en préface à ce qu’elle appelle un « exercice de mélancolie » : « Il oblige à lire à rebours la phrase de la vie. » Elle en détermine la source : « une enfance qui avait reçu en partage à la fois l’ennui, la solitude et leur remède absolu, la lecture. »

     

    Non seulement les illustrations de couverture de ces deux livres se ressemblent, mais, coïncidence, le premier article repris s’intitule « La potion du docteur Montaigne ». Je n’ai pu résister à la curiosité. Ozouf rappelle l’existence d’« un clan, janséniste, ou ascétique, ou révolutionnaire, qui hait en Montaigne tantôt la nonchalance à l’égard du salut, tantôt la tiédeur de l’engagement politique, et en tout cas le style coteaux modérés et douceur française, le goût de la commodité »  – « les terroristes, de droite ou de gauche, n’aiment pas qu’on leur dise que le bonheur privé existe, inaliénable ».

     

    « C’est vrai qu’il y a d’innombrables Montaigne, selon lecteurs et humeurs. Dans le patchwork des « Essais », on peut découper un Montaigne chrétien et un Montaigne rationaliste ; un Montaigne hédoniste et un Montaigne stoïcien. Surtout un Montaigne émancipateur et un Montaigne conservateur. » Une allusion à ses propos misogynes ?

     

    Et quelle est cette potion, finalement ? Voici la chute signée Mona Ozouf (13/11/1982) : « Car les Essais sont à la fois ce livre qu’on lit en marchant – ainsi en usait Gide – ou qu’on lit pour apprivoiser le sommeil – ainsi en usait Flaubert. Le docteur Montaigne a inventé le calmant-stimulant, une potion miracle qui contient à la fois le café du matin et la verveine du soir. »

  • Accordés

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    « Rien ne m’aura jamais semblé plus doux que ces stations immobiles assises ou étendues, auprès d’êtres diversement aimés – ou mêmement aimés –, au cours desquelles on ne se voit pas l’un l’autre, mais contemple les mêmes choses, le corps restant toujours, pour des raisons variées, suprêmement présent (je n’avais rien oublié, dans le cas dont il s’agit, des longues semaines d’hôpital), mais avec l’illusion de n’être pour un moment que deux regards accordés. »

     

    Marguerite Yourcenar, « L’Italienne à Alger » (Le tour de la prison).

     

  • Yourcenar au Japon

    Marguerite Yourcenar (1903-1987) était une grande voyageuse, comme l’a bien montré Michèle Goslar dans Marguerite Yourcenar – Le bris des routines. En 1983, l’écrivaine confiait à son éditeur qu’elle comptait rassembler des récits de voyage sous un titre emprunté à Zénon : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? » (L’Œuvre au noir)  

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    Marguerite Yourcenar, Tôkyô, 1982

    Le tour de la prison, quoique posthume (1991), se présente dans l’ordre qu’elle avait elle-même déterminé. Il s’agit principalement de voyages au Japon, à l’exception de trois des quatorze récits. On y a joint sa conférence de Tôkyô, « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps » dont je vous ai cité la belle phrase finale précédemment.

     

    Après avoir évoqué « Bashô sur la route », Yourcenar, guidée par un ami japonais dans la banlieue de Kyôtô vers « une des dernières étapes du poète » Rakushisha, « coquille à demi éclatée », la maisonnette d’un ami qui l’hébergea, préservée « grâce aux dons de quelques lettrés qui pourvoient à son entretien ». « Feutré de silence, c’est un lieu idéal pour la méditation. »

     

    Apprenant que le train « qui traverse en quatre jours le continent », de Montréal à Vancouver, risque d’être supprimé, Marguerite Yourcenar le déplore : « Avec le transsibérien, ce train est le seul qui relie deux mondes » (« D’un océan à l’autre », de l’Atlantique au Pacifique). A peine cinq pages pour cette traversée, mais de belles observations, des souvenirs du même trajet fait antérieurement, « en filigrane ».

     

    D’autres voyages en Amérique sont contés, et dans « Bleue, blanche, rose, gaie », ses impressions de San Francisco se mêlent à une réflexion sur la tolérance de plus en plus affirmée envers « le peuple gai », terme qu’elle écrit avec « i » et sous lequel elle voit réapparaître « la Gaya Scienza des troubadours occitaniens et des poètes de la cour de Frédéric II ».

     

    Une croisière – « Dix-sept jours fluides entre San Francisco et Yokohama, dont seize sur l’eau pâle et lisse » – donne l’occasion d’observer les autres passagers, « cette bizarre classe de vagabonds riches » : yoga, piscine, bridge, mondanités, bars… D’une Anglaise, charmante, veuve, qui a choisi un jeune barman comme cavalier servant, elle note que « cette femme est royale, comme tout être qui ne nuit à personne et fait ce qui lui plaît ». Le chapitre débouche sur une superbe méditation à partir d’une « pierre de rêve » qui lui donne son titre : « L’air et l’eau éternels ».

     

    A partir de là, c’est le Japon non des touristes mais d’une érudite dont le regard va et vient entre le pays d’aujourd’hui et celui d’hier : « Edo, Tôkyô superposés », avec le beau jardin d’un hôtel bâti à la place d’une vieille résidence princière où elle admire un petit temple bouddhique puis « les vrais dieux, les objets d’art véritables, chatoyants et sinueux, avivant ou modifiant à chaque pulsation leurs couleurs de pierres précieuses, (…) les carpes et les dorades de l’étang miniature, moins poissons qu’esprits des eaux. »

     

    Marguerite Yourcenar fréquente les théâtres, assiste à des spectacles de kabuki – « le kabuki m’a rendu l’appétit perdu » –, de bunrak (marionnettes) et bien sûr de , « l’un des deux ou trois triomphes du théâtre universel ». Elle visite la maison de Mishima qui a fait l’éloge des Mémoires d’Hadrien. Se souvient d’un jeune homme, lors d’un entracte au théâtre, lui offrant trois chrysanthèmes (sans doute pris à une grande composition florale dans le foyer) pour la remercier d’avoir écrit sur le grand écrivain japonais.

     

    De belles surprises nous attendent dans « Le tour de la prison » : l’endroit improbable où Yourcenar est conviée dans « une maison de thé japonaise du style le plus pur », une soirée dans les boîtes de nuit, un coup de cœur dans une boutique de vêtements, l’art du jardin japonais… 

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    Tombe de Marguerie Tourcenar, Mount Desert
    Photo le mani d'oro / Sur les traces de Marguerite Yourcenar - On Marguerite Yourcenar's path

    En Yourcenar la conteuse réside aussi une philosophe pour qui même une chambre banale peut abriter un miracle, une grâce : « non pas un instant de bonheur, car le bonheur ne se compte pas par instants, mais la soudaine conscience que le bonheur nous habite. »

  • Suspendue

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    « Tu étais sans doute déjà à l’hôtel, et de la fenêtre de la chambre tu te laissais bercer par les vagues, mais j’étais incapable alors d’imaginer cet instant, je crois même que j’avais oublié notre rendez-vous, quelque chose s’était rompu et j’étais suspendue au-dessus d’un précipice. »

     

    Michèle Lesbre, Ecoute la pluie