Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

guerre - Page 6

  • W ou l'enfance de P

    Première incursion dans les textes autobiographiques de Georges Perec (1936-1982 ) avec W ou le souvenir d’enfance (1975). C’est un double « je » qui raconte, en alternance, le récit d’un voyage à W, en italiques, et l’exploration d’une enfance méconnue – « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. » Pour quelles raisons ? La perte de son père à quatre ans, de sa mère à six, la guerre passée « dans diverses pensions de Villard-de-Lans » – « une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps. » 

    perec,récit,fiction,autobiographie,littérature française,enfance,guerre,orphelin,écriture,sport,culture
    Perec au chat (1978) par Anne de Brunhoff
    (une enquête et une tentative d'épuisement)

    « W », c’est une histoire inventée, racontée et dessinée à treize ans ; quand Perec s’en est souvenu, seul le titre émergeait, et le sujet : « la vie d’une société exclusivement préoccupée de sport, sur un îlot de la Terre de Feu ». Grâce à quelques dessins retrouvés, il réinvente « W », publié en feuilleton dans La Quinzaine littéraire en 1969-1970. Quatre ans après, « W ne ressemble pas plus à (son) fantasme olympique que ce fantasme olympique ne ressemblait à (son) enfance. »

    Ses souvenirs personnels, Perec les examine avec précaution, soucieux d’être exact, tant il y reste d’incertitudes et aussi par méfiance envers les méandres imaginaires de la mémoire. Racontant ce dont il se souvient, il met un numéro à certains mots et renvoie à des explications, des nuances, des commentaires, en fin de chapitre.

    Le héros de « W » s’appelle Gaspard Winckler (nom qui reviendra dans La Vie mode d'emploi) mais bientôt le trouble est jeté sur son identité, quand un homme lui donne rendez-vous dans un bar d’hôtel pour lui poser une question inattendue : « Vous êtes-vous déjà demandé ce qu’il était advenu de l’individu qui vous a donné votre nom ? »

    Sur ses parents, d’origine polonaise, Perec a écrit deux textes à quinze ans, repris tels quels : le premier à partir d’une photo de son père, simple soldat en permission à Paris, et le second sur sa mère, Cyrla Schulevitz, devenue veuve de guerre. En 1942, à la gare de Lyon, elle lui achète un illustré (Charlot) : « J’allais à Villard-de-Lans, avec la Croix-Rouge. » Son père, Icek Judko Peretz (qu’un employé transforme en Perec) est mort en 40 ; sa mère, prise dans une rafle, est internée à Drancy puis déportée à Auschwitz au début de l’année 1943.

    La rue Vilin, « aujourd’hui aux trois quarts détruite », où il vivait avec ses parents, Perec y est retourné tous les ans à partir de 1969, pour un livre sur « douze lieux parisiens » auxquels il se sentait « particulièrement attaché ». Le départ en zone libre avec la Croix-Rouge, à six ans, il s’y voit « le bras en écharpe » – « il fallait faire comme si j’étais blessé ». Mais sa tante est formelle : il n’avait pas le bras en écharpe, c’est en tant que « fils de tué », « orphelin de guerre » qu’il a été convoyé vers Grenoble, en zone libre. Perec interroge ce fantasme : « Pour être, besoin d’étai. »

    Sur l’île de W, « le Sport est roi », sport et vie se confondent sous la devise omniprésente : « Fortius Altius Citius ». Les compétitions font rivaliser les champions des différentes agglomérations : Olympiades, Spartakiades et Atlantiades. L’organisation des épreuves, les règles établies pour absolument tous les aspects de la vie des habitants de l’île, seront décrites avec de plus en plus de détails, jusqu’au cauchemar totalitaire.

    C’est parce que son cousin Henri, ou plus précisément « le fils de la sœur du mari de la sœur de mon père », avait de l’asthme que la famille adoptive de Perec a choisi de se réfugier à Villard-de-Lans. Home d’enfants, collège, éducation chrétienne, moissons, ski, promenades, Georges Perec décrit les images conservées de son enfance de guerre. Quasi aucun souvenir de la Libération, mais bien, à la même époque, les impressions de ses premières lectures.

    « J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. »

    W ou le souvenir d’enfance est traversé par le manque, le deuil, sans pathos. Le souci de rendre simplement, mais avec justesse, ce qui reste en lui de ces années-là va au-delà, chez ce fou du langage, de l’art d’écrire et de décrire. L’émotion passe dans les blancs, entre les mots, entre les lignes.

  • Tendresses

    résistance,guerre,mémoire,patrimoine,schaerbeek,visite guidée,patris,monuments,témoignages,culture« Considérer que l'œuvre d’Idel Ianchelevici rayonne davantage par la sérénité de ses approches que par ses audaces n'est pas faire injure à la mémoire d'un homme de bien ! Ianchelevici avouait une affection prononcée pour les scènes bucoliques, les tendresses, les regards amoureux, les quotidiens tranquilles et débonnaires. Ode à la nature des choses, aux gestes simples, aux salutaires attendrissements, l'artiste roumain développa une œuvre en accord constant et parfait avec sa conscience. A ce titre, son travail est un exemple de probité. »

    Roger Pierre Turine, « Bucarest célèbre Ianchelevici, enfant du pays » (La Libre Belgique, 21/9/2003)

    Photo : détail au dos du monument Henri Jaspar (Ianchelevici) à Schaerbeek 

  • Résistances

    « Parcours de résistances dans le quartier Huart-Hamoir » : le dimanche 17 août, nous étions entre vingt et trente au rendez-vous square Riga de l’asbl Patrimoine de Schaerbeek (PatriS). La pluie venait de cesser, heureusement. Avec le soutien de la commune, cette association organise cet été 24 promenades guidées gratuites (sur inscription). 

    résistance,guerre,mémoire,patrimoine,schaerbeek,visite guidée,patris,monuments,témoignages,culture
    Le programme des Estivales 2014 : inscriptions asbl.patris@gmail.com

    Yves Jacqmin, notre guide, a rappelé le contexte – la commémoration des deux guerres mondiales – avant de lire un tract signé Jean Gustin, distribué dans le quartier d’Helmet en octobre 1940, un appel à désobéir à l’occupant en célébrant avec force le 11 novembre : déposer des fleurs au soldat inconnu, arborer les trois couleurs, les décorations de la première guerre, baisser les volets des commerces, fermer les écoles, « en défiant les bourrasques et les orages ».

    Sur une photographie d’août 1914, on voit les soldats allemands et leurs attelages rangés sur l’esplanade devant l’église de la Sainte-Famille, un endroit stratégique en haut de l’avenue Huart-Hamoir, au-dessus de la gare de Schaerbeek. La partie de l’église du côté du square n’était pas encore construite, et les alentours étaient beaucoup moins bâtis qu’à présent.

    Les missions des résistants de la première guerre étaient nombreuses : diffusion de la presse clandestine (Henri Bernard), hébergement et réseaux d’évasion, aide aux réfractaires du Travail Obligatoire, renseignement (Gabrielle Petit), sabotage… En 40-45, il en ira de même, avec en plus un corps de combat.  

    résistance,guerre,mémoire,patrimoine,schaerbeek,visite guidée,patris,monuments,témoignages,culture

    De l’autre côté du square Riga, un monument sculpté par Willy Kreitz, un Anversois, rend hommage aux troupes africaines qui se sont battues lors des deux guerres mondiales. Entre le casque de l’officier blanc et la chéchia du soldat noir – l’époque coloniale – deux mains serrées symbolisent la fraternité belgo-congolaise. En plus des grandes batailles rappelées sur le monument, d’autres sont citées sur les neuf bornes en pierre bleue placées tout autour.

    En descendant l’avenue Huart-Hamoir, nous voilà près du monument Henri Jaspar (1870-1939), hommage à un ministre schaerbeekois. Sous son buste en marbre blanc, Ianchelevici a gravé sur les quatre pans du support des silhouettes d’enfants et d’adolescents stylisées. Le sculpteur, d’origine roumaine, s’est caché durant la seconde guerre à La Clé des Champs (à Maransart, Brabant wallon), une école que le couple Lavachery a fait passer alors pour un centre scout, ce qui justifiait les jeux de nuit (allumer des balises par exemple, à lire sur Wikipedia – Groupe G).

    Durant la grande guerre, les Belges ont subi de terribles famines. On recyclait les sacs de farine de l’aide alimentaire pour ne pas que les Allemands s’en servent. Henri Jaspar participe au Comité national de Ravitaillement et lorsqu’Albert Ier forme un nouveau gouvernement en 1918, il est nommé ministre des Affaires économiques. Durant la seconde guerre, son neveu Marcel-Henri Jaspar, d’abord ministre du gouvernement belge en exil à Bordeaux, s’en désolidarise ; d’Angleterre, en 1940, il appellera les Belges à la résistance contre les nazis. 

    résistance,guerre,mémoire,patrimoine,schaerbeek,visite guidée,patris,monuments,témoignages,culture

    Et nous voici en face de la gare de Schaerbeek – en 1914, seul le bâtiment de gauche était construit, avec la tour de l’horloge. Les cheminots étaient en première ligne dans la résistance. La gare était une cible pour les bombardements et deux abris de la deuxième guerre ont été conservés en bas de l’avenue Huart-Hamoir, ils servent actuellement de remises aux jardiniers.

    De cette gare partaient les enrôlés pour le Travail Obligatoire. La résistance prenait les réfractaires en charge, les aidait à s’évader. Pour éviter les représailles envers leurs familles, on leur faisait écrire des cartes postales faussement envoyées d’Allemagne, à montrer lors des inspections à domicile. Une organisation très élaborée. En remontant l’avenue Zola, à l’angle de l’avenue Giraud, un immeuble reconverti en appartements : c’était une fabrique de dynamos dont le patron acceptait d’engager des réfractaires avec de faux papiers, un signal sonore les avertissait en cas de contrôle.

    Dernière halte au 73, avenue Emile Verhaeren : une plaque commémorative signale la maison de Jongh, du réseau Comète, filière d’évasion pour les aviateurs anglais. Le travail des hébergeurs n’était pas simple. Il fallait vérifier les identités, fournir des vêtements, de faux papiers. Le père a été fusillé au Mont Valérien (Paris). Arrêtée, Andrée de Jongh s’est présentée comme le chef du réseau, mais on ne l’a pas crue et elle a été déportée. Sans chercher à passer pour une héroïne, à son retour, elle partira en Afrique soigner les lépreux.

    résistance,guerre,mémoire,patrimoine,schaerbeek,visite guidée,patris,monuments,témoignages,culture

    Notre guide nous a beaucoup appris sur ces engagements animés par l’esprit de résistance, si important durant les deux guerres, et dont la flamme reste allumée aujourd’hui encore. A la fin de sa vie, Andrée de Jongh s’est battue pour défendre le home des anciens combattants à Uccle, menacé de fermeture. J’ai apprécié que le parcours se termine sur l’évocation de cette femme courageuse et généreuse, un visage féminin de la Résistance belge, à Bruxelles et ailleurs.

  • Une arène

    chalandon,sorj,le quatrième mur,roman,littérature française,théâtre,antigone,anouilh,lutte,guerre,liban,beyrouth,amitié,famille,culture« Je suis entré dans le bâtiment par l’ouest de la ligne. Tout était saccagé et superbe. Pas de porte. Un trou dans la façade, enfoncée par un tir de roquette. L’enseigne pendait au-dessus du sol, retenue par des fils électriques. Trois murs seulement. Le quatrième avait été soufflé. Une explosion avait arraché le toit. C’était une arène en plein ciel, un théâtre ouvert aux lions. Les balles pouvaient se frayer un chemin jusqu’au cœur des acteurs. Quatre rangées de fauteuils avaient été épargnées par le feu. Ils étaient de velours et de poussière grise. Les autres sièges étaient écrasés sous les poutres. L’écran avait été lacéré, mais le décor était là, comme promis par Sam, debout dans un angle mort de la scène. – Quand tu le verras, tu seras bouleversé, m’avait-il dit. »

    Sorj Chalandon, Le quatrième mur

  • Antigone à Beyrouth

    Tout ce que j’avais déjà lu à propos du roman de Sorj Chalandon, Le quatrième mur (2013), assurait une lecture passionnante. Je ne m’attendais pourtant pas à un tel choc. Le rendez-vous avec « la petite maigre » de Jean Anouilh, la mise en scène d’Antigone à Beyrouth en pleine guerre au début des années 80, c’est un rendez-vous avec la résistance, la lutte, l’amitié, l’amour, la violence, les mille facettes du déchirement humain, la vie et la mort.

    Kanaan la jf aux champs.jpg
    © Elie Kanaan, La jeune fille aux champs 

    « – Vous connaissez Elie Kanaan ? m’a demandé Simone.
    Non, je ne connaissais pas.
    – C’est l’un des plus grands peintres de notre pays, m’a-t-elle expliqué sans quitter son ouvrage.
    Elle travaillait au point lancé, offrant à la laine la grâce du lavis.
    – Je me suis inspirée de l’une de ces toiles. Deux femmes qui attendent. Mais qui attendent je ne sais quoi. » 

    27 octobre 1983 à Tripoli, nord du Liban : « Sors de là, Georges ! », crie Marwan, le chauffeur druze, quand ils se retrouvent face à un tank syrien qui leur tire dessus. Chalandon, journaliste et romancier, « a mis fin à sa carrière de grand-reporter pour Libération, le jour où il s'est retrouvé le visage plaqué contre celui d'enfants morts au Liban. » (Première)

    Retour en 1974, quand Georges, étudiant en histoire, écoute Samuel Akounis, venu témoigner de la résistance contre la dictature des colonels en Grèce. Impressionné par l’homme, acteur et metteur en scène, Georges, 24 ans, fait connaissance avec cet homme de dix ans plus âgé que lui – Sam sera comme son frère – et avec Aurore, 22 ans, une étudiante qu’il avait déjà remarquée avant qu’elle n’interrompe le conférencier par une question féministe – elle deviendra sa femme.

    Sam a protesté quand Georges et d’autres maoïstes, après l’attaque meurtrière et suicidaire de trois combattants palestiniens (18 tués dont 9 enfants), ont peint le drapeau palestinien sur le Palais de la Mutualité où devait se tenir le lendemain une réunion sioniste : « Ce n’est pas le jour pour pavoiser. » Pour le Grec, « La violence est une faiblesse » –  et il refuse les slogans faux comme « CRS = SS ».

    Le mouvement mao est dissous, La Cause du peuple disparaît, la dictature tombe en Grèce et Georges se sent un peu perdu : « Après avoir épuisé nos certitudes, nous étions orphelins d’idéologie. » Sam, lui, se réjouit de voir son ami Karamanlís devenir premier ministre et Eddy Merckx remporter 8 étapes du Tour de France.

    Les deux amis sont de caractère opposé : « Lui la gaieté, moi le chagrin. Lui, le cœur en printemps, moi, la gueule en automne. » La mère de Georges est morte quand il était enfant, il « encombrait » son père. Sam, né d’un père communiste aux ancêtres mallorquins et d’une mère sioniste aux racines portugaises, est sans famille : tous morts à Birkenau, parmi 55000  juifs de Salonique déportés : « Mes parents n’avaient pas de nation, ils avaient une étoile. »

    Samuel Akounis, au festival de Vaison-la-Romaine, assiste à une représentation dAntigone, la pièce d’Anouilh. Il trouve que l’héroïne ressemble à Georges, mais celui-ci se souvenant à peine du texte, Sam le lui offre. Georges, de son côté, dirige Aurore dans La demande en mariage de Tchekhov, jouée devant des ouvriers en grève – « Le théâtre était devenu mon lieu de résistance. »

    Puis leur fille Louise naît, en 1980. Georges a bien du mal à s’imaginer en père. Lui qui n’a vécu jusque-là que dans la lutte, le voilà « gardien, soldat, sentinelle ». Tandis qu’Aurore travaille comme professeur de français, lui continue à étudier et fait le pion. Sam, témoin à leur mariage, vit entre Beyrouth et Paris. Il prépare un grand projet : monter Antigone à Beyrouth, sur la ligne de démarcation, avec des acteurs appartenant aux différentes communautés en guerre au Liban.

    Mais il tombe très malade et demande à Georges de réaliser son rêve. Aurore est furieuse  c’est trop dangereux et Louise a besoin de son père. Mais Georges ne peut se dérober. Cette fois, il lit vraiment Anouilh, puis Sophocle, Brecht, et le carnet de travail que Sam lui a donné en même temps que la kippa de son père, qu’il devra porter en jouant le rôle que Sam s’était assigné, celui du Chœur.

    Lire Le quatrième mur pour découvrir la folie et la beauté du projet de Sam, devenu celui de Georges, c’est marcher en terrain miné, évoluer au cœur d’un conflit meurtrier, rencontrer de jeunes acteurs qui veulent bien, non sans difficulté, cesser d’être ennemis le temps d’une pièce – « le théâtre était un répit ». Pour beaucoup, cela n’a pas de sens. Les risques sont énormes. 

    L’existence de Georges – double fictif de Chalandon qui cherche à dire ce dont il a été témoin – en sera à jamais changée. La guerre est devant lui, mais aussi en lui. Pourra-t-il jamais vivre « dans les bras de la paix » avec sa femme et sa fille ? En ce qui me concerne, il me sera désormais impossible de séparer l’Antigone qui refuse le pacte avec Créon et son « pauvre bonheur » de ce roman terrible, Goncourt des lycéens 2013, où les illusions se fracassent.