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gérald tenenbaum - Page 2

  • Paula et Stein

    L’affaire Pavel Stein de Gérald Tenenbaum est le roman d’une rencontre essentielle – un thème déjà présent dans Les Harmoniques et surtout dans Reflets des jours mauves. Chez cet écrivain et chercheur en mathématiques pures, il n’est pas de rencontre par hasard ou alors ce serait un hasard né d’un calcul de probabilités.

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    Ce roman court est le récit d’une femme, Paula. Elle se décide à l’écrire une vingtaine d’années après les faits, pour une raison qu’on ne découvre qu’à la fin. C’était « juste avant le tournant du millénaire, alors que l’on attendait un séisme, un bouleversement, peut-être même la fin du monde ». Elle a ses règles le jour où elle s’habille pour assister à une projection promotionnelle d’un film de Pavel Stein – un détail inhabituel qui surprend de même que sa manière de choisir ce qu’elle portera pour la circonstance. L’auteur a ses raisons et son personnage, ses humeurs.

    Elle n’a pas trop envie d’aller s’enfermer dans une salle obscure. Mais Stein est incontournable dans les médias : cet « écrivain, cinéaste, homme de théâtre et de communication » est devenu « le Monsieur Mémoire du monde médiatique – et la bonne mauvaise conscience du monde occidental tout entier. » Né en Russie, il a grandi en Israël pendant la guerre, puis a fait le voyage en sens inverse de beaucoup de Juifs en s’installant en Europe de l’Ouest.

    Son petit livre original sur le vide ou le manque, d’abord refusé par les éditeurs, a séduit un producteur américain. Il lui fallait respecter une clause particulière : de son vivant, seul l’auteur pourrait en réaliser l’adaptation. Le succès du film l’avait propulsé à l’avant-plan sur la scène médiatique et Stein a su conserver cette place.

    Paula pense souvent à sa mère qui n’est plus là – « Il y a peu de certitudes dans l’existence. L’amour d’une mère en est une. En disparaissant, une certitude laisse un gouffre. Ou un maelström. » Depuis deux ans, Paula tient la rubrique « cinéma-théâtre sur J-Médias ». « Le regard de Paula Goldmann » commente des spectacles susceptibles « d’interpeller le public d’origine ashkénaze ou séfarade dans sa recherche identitaire ».

    La réflexion de Stein sur le mal, son « fonds de commerce », échappera-t-il au politiquement correct dans son film Les cent vingt jours de Sodome, « une allégorie biblique, sans référence, d’après lui, au regretté Pasolini » ?  Il a réalisé dix-neuf films en dix-neuf ans – « belle addition pour un spécialiste du manque ! »

    Comme un code sous-jacent, les nombres premiers s’invitent à tout propos dans ce roman : le studio quatre-vingt-dix-sept où a lieu la projection rappelle à Paula l’année de son voyage en Egypte avec Selim et de leur rupture. « Selim, à l’envers, ça donne Miles. C’est vrai qu’il m’avait fait faire un sacré bout de chemin, celui-là. » Les lettres, autre code dans L’affaire Pavel Stein. « PS », cela correspond aussi à Paula et S. Un signe ?

    Si le film projeté n’est pas génial, Paula trouve quelque chose de poignant à cette transposition du génocide nazi dans « une description actualisée de la destruction de Sodome et Gomorrhe », bien qu’elle craigne qu’il fasse plus de mal que de bien, « entre les journalistes simplificateurs et les nouveaux riches de l’holocauste ». Elle semble prête à le défendre, mais dans le brouhaha des questions posées par les journalistes une fois la lumière rallumée, la sienne récolte une réponse qui la consterne. Prise d’une colère subite, elle s’en va et décide d’aller voir sa tante, une survivante d’Auschwitz.

    L’autre personne chez qui Paula trouve toujours un appui, c’est Antoine, son meilleur ami, gay et « perpétuel amoureux », alors avec Samir, un Libanais qui lui a proposé de l’accompagner au Moyen-Orient, dans une « villa de famille ». La première fois qu’elle rencontre Samir, elle observe son regard, ses mains – quelque chose ne va pas avec le portrait qu’Antoine avait fait de lui.

    « Jamais je n’aurais imaginé que Stein vivait seul. » Sur un coup de tête, Paula l’a appelé et « le grand homme » a accepté qu’elle vienne l’interviewer chez lui. Elle trouve sa maison « un peu à l’abandon » comme lui, à cinquante-neuf ans. Elle veut l’interroger sur ce qui le motive, sans prétendre percer l’homme à jour. Pendant qu’il prépare du thé, elle remarque « un story-board ouvert sur le divan », son « film de papier », dit Stein, dont il lui demande de ne rien dire.

    C’est ce jour-là que naît entre eux une relation amoureuse inédite. Stein s’absente souvent, Paula ne l’accompagne pas partout. Ils ne partagent pas le même temps. « En fait, moi qui comptais pour le plaisir, je savais combien je comptais pour lui et, au fond, il n’y avait que cela qui comptait. Je l’attendais donc sans compter. » Quand Stein lui offre un aller-retour pour Lhassa, elle dit oui.

    Kabbale et histoire, cinéma, littérature et yoga, de nombreuses pistes se croisent dans L’affaire Pavel Stein, de façon littérale ou allusive. Dans cette histoire d’amour où les corps se rencontrent, la réflexion, les idées, les questions de conscience comptent considérablement.

  • Résonance

    Tenenbaum Boncompain.jpg« Pourquoi certains visages vous parlent-ils ? Pourquoi certaines voix rebondissent-elles jusqu’au tréfonds de votre âme ? Le timbre de la sienne était délicatement voilé, comme on dit que s’écoute la parole des Touaregs : l’écho du verbe et la résonance de la phrase tissent le sens au-delà des mots, on entend ce qui vibre et l’on vibre de ce que l’on n’entend pas. En ce printemps-là, en ce premier printemps d’elle, elle était devant lui, brune et pâle, sans fard, cheveux mi-longs ondulés attachés dans la nuque, simplement vêtue d’un pantalon de toile noire, d’un sweat-shirt sombre, peut-être gris argenté, et d’un ample blouson masculin qui ne devait pas véritablement protéger de la fraîcheur des soirs. »

    Gérald Tenenbaum, Reflets des jours mauves

    © Pierre Boncompain, Femme allongée, lithographie (Source)

  • Des jours mauves

    Existe-t-il plus grand mystère que celui d’une rencontre essentielle ? Reflets des jours mauves est le beau titre du dernier roman de Gérald Tenenbaum, un écrivain qui offre une place de choix aux adjectifs. On ne peut s’empêcher de penser au dernier vers de Voyelles : « O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! » Mais n’allons pas trop vite.

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    Un soir, à Paris, un jeune homme entre dans le jardin du Luxembourg, il se rend à une réception privée : « Les reflets mordorés n’ont pas encore tapissé la lumière du jour, mais les tenues sont de soirée, talons, moire, alpaga, déclinaisons de noir. » Il cherche l’homme qu’on vient de fêter – « éloges, rosette et retraite ». Le professeur Lazare s’est assis à l’écart, près d’une fenêtre. Quand Ethan Desnoyers se présente à lui, en tant que « correspondant du Lancet », l’ancien chef de service à la Pitié ironise : « Alors comme ça, vous faites les nécros ? »

    Le généticien remarque les verres fumés qui masquent le regard du jeune homme. Lazare s’en veut d’avoir improvisé une réponse maladroite aux éloges convenus et s’est éloigné des prévenances, des mots, des regards. A son interviewer, il préfère parler du genévrier qu’il aperçoit derrière la vitre et du corbeau qui vient de s’y poser – « l’un des plus gros cerveaux de toutes les espèces d’oiseaux » – de son « iris charbon », « noir comme la nuit qui nous attend ».

    Quand la réception touche à sa fin, sa secrétaire le salue avec tact, demande au jeune homme de ménager leur patron. Tout le monde prend congé. Lazare propose à Ethan un verre au Contre-Oblique, pas loin, il y a ses habitudes et descend au sous-sol : tables basses et fauteuils, table de billard, une femme et deux hommes installés dans un angle. « Ce soir, ayant souffert ces honneurs dérisoires et malmené ses reins, il n’a pas envie de rester seul. »

    « Alors, qui vous envoie vers moi ? Ce n’est pas le Lancet, n’est-ce pas ? » Ethan le reconnaît, même s’il a bien enquêté pour la revue scientifique. En fait, un éditeur lui a proposé un contrat pour écrire sur « les vieilles croyances, les légendes, les superstitions, voire la Kabbale, mais avec un fil rouge particulier. » Quels rapports peut-il y avoir entre ces traditions qui recherchent « les signes d’un avenir écrit d’avance », les prédictions et le hasard ? « Parce que le hasard, y compris celui de l’hérédité dont vous êtes spécialiste, est avant tout une page blanche… »

    Ainsi commence une nuit de conversation, de confidences, entrecoupée de coups de billard. La dextérité de Lazare attire les trois autres clients, ils font connaissance. Les deux hommes dirigent une agence photographique à Dublin ; la jeune fille brune, Marijke Haas, les représente à Amsterdam. Lazare les invite bientôt à se joindre à eux. « Au terme de ce jour planté tel un jalon narquois entre ce qui n’est déjà plus et ce qui ne sera pas, il a soudain cédé à la pulsion de se livrer, se livrer et se délivrer enfin, pieds et poings, sans fard et sans orgueil, devant quatre étrangers. »

    J’ai parfois pensé en lisant Reflets des jours mauves à Clamence dans La Chute de Camus et aussi à Saint-Pons dans Journal d’un crime de Charles Bertin. Comme eux, Lazare a ses secrets, qu’il préfère confier à plusieurs, ce qu’il trouve moins impudique. « Il a une histoire à raconter, qui ne peut être dite qu’une fois. » En près de deux cents pages, Gérald Tenenbaum tient le lecteur en haleine.

    Lazare remonte à son premier stage d’internat au CHU de Rennes, dans le service du professeur Ketter, une sommité. C’est en l’entendant parler de ses recherches au téléphone avec un futur prix Nobel – « sur le point de découvrir ce que l’on a plus tard nommé l’épissage de l’ARN » – qu’il a orienté les siennes : « il avait compris que l’aube d’une nouvelle ère de la recherche médicale se levait : au lieu de subir les maladies et de les soigner après leur déclenchement, on allait pouvoir les empêcher d’éclore. »

    Et aussi en rencontrant Elena Guzman, une Argentine qui travaillait à Berkeley avec Mary-Claire King au laboratoire de génétique et d’épidémiologie, une femme pleine de charme avec qui il correspondait depuis des années. Elle avait alors posé cette question à propos des gènes : « Y a-t-il une musique silencieuse qui les fait résonner tous ensemble, y a-t-il des vibrations atones qui les réveillent ou les endorment ? »

    Lazare était lancé. Il lui fallait des locaux, des lignes de crédit, des collaborateurs ; en un an, il les avait obtenus. Par petites annonces, ils avaient trouvé des volontaires pour des tests génétiques et sélectionné « une petite cohorte de vingt-deux individus adultes en bonne santé ». Puis s’était présentée une vingt-troisième, qui voulait absolument y participer. Lazare revoit Rachel Epstein, comme si c’était la veille, en 1993. « Lorsqu’elle s’est assise face à lui, il n’a pu détourner le regard de ces prunelles améthyste, ces iris d’un violet obscur et lumineux dont la profondeur efface celle de l’océan et la transparence subjugue celle du ciel. »

    L’hérédité intéresse particulièrement Rachel. Sa famille a été « en quasi-totalité engloutie dans le maelström que vous savez, quelques dizaines parmi six millions ». Elle s’est donné pour mission « de recueillir des informations de tous ordres sur les siens » – « On évoque souvent cette volonté de donner une sépulture à ceux qui n’en n’ont pas eu, mais, ne nous y trompons pas, il s’agit bien sûr de nous donner, à nous qui demeurons, un lieu de mémoire pour nous aider à penser à ces deuils impensables. »

    Fasciné par « les chatoiements mauves de ses prunelles », Lazare accepte qu’elle participe aux tests malgré que le protocole interdise le surnombre, il trouvera un arrangement. Peu à peu, dans cette pièce où la lumière est basse, le récit de Lazare se fraie un chemin, aux glissements de la mémoire, qui ne perd rien de l’intensité de certains moments vécus. Ici ce n’est pas dans un monologue, mais au fil des confidences, dans le va-et-vient entre présent et passé, que nous est contée l’histoire de Lazare et de Rachel, et d’autres personnages autour d’eux.

    Reflets des jours mauves est une étrange histoire d’amour fou à laquelle se mêle l’excitation de recherches génétiques pointues (commentées dans la postface par la généticienne Ariane Giacobino). La question initiale d’Ethan sur la part du hasard va peut-être trouver une réponse dans le récit de la relation entre le chercheur et la femme aux yeux mauves, qui sera compliquée par les résultats de ses recherches la concernant et taraudée par la question du dit et du non-dit.

    Bien des thèmes ou des motifs déjà remarqués dans Les Harmoniques réapparaissent dans ce roman, au rendez-vous de la science et de la fiction. Les progrès du dépistage et de la thérapie géniques vont sans doute bouleverser le traitement des maladies, mais ce qui se dégage le plus des confidences du professeur Lazare, au creux d’une nuit parisienne, c’est la profondeur du trouble où nous jettent certains êtres, c’est l’incroyable capacité du vivant à se jouer du hasard.

  • Défi

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    « On cherche parce que, au fond de soi, le mystère est un défi à ce que l’on est, on cherche pour parachever l’ordre du monde, on cherche parce que le trou béant de l’incapacité à répondre aux questions que l’on porte en soi est un outrage à l’élégance. »

    Gérald Tenenbaum, Les harmoniques

  • Buenos Aires - Paris

    C’est entre ces deux capitales que Gérald Tenenbaum situe principalement Les Harmoniques, un roman dont les séquences ne suivent pas l’ordre chronologique : le jour et la date pour repères, un changement de lieu à chacune des rencontres, chacun des moments d’une histoire à cheval sur deux siècles, entre 1993 et 2015. Le récit commence et se termine à Venise – la dernière séquence livrera les noms de l’homme en imperméable, aux cheveux grisonnants, et de la femme qu’il accueille au débarcadère du vaporetto.

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    L'ambassade de France à Buenos Aires (source photo)

    A Buenos Aires, en juillet 1994, trois mathématiciens français en attendent un quatrième pour se rendre à l’ambassade de France ; Pierre Halphen est en retard, ils partent sans lui. A Paris, Samuel Willar vient d’être licencié. Un camarade de l’école de journalisme lui propose des piges pour une revue scientifique. A Buenos-Aires, Keïla, une comédienne, à qui manque à jamais sa jumelle enlevée à l’âge de seize ans et jamais retrouvée, habite rue El Alfabeto – « A l’instar des êtres, contre toute attente, certains lieux savent se faire aimer » – avec une amie, Belen, auteure de livres pour la jeunesse.

    L’intrigue va d’un personnage à l’autre. Certains se rapprochent par l’effet du hasard – une notion dont les philosophes, les matheux et les physiciens ont une conception différente – et parfois une vraie rencontre se produit. « Dans une vie entière, on ne rencontre pas grand-monde. » Des amitiés naissent, masculines ou féminines, et parfois l’amour tel qu’on le rêve sans avoir jamais osé s’y risquer vraiment, à condition qu’on lui donne sa chance, qu’on ne le laisse pas livré aux seuls effets du hasard.

    Gérald Tenenbaum, mathématicien et écrivain, donne à ses personnages l’épaisseur d’une activité, scientifique ou culturelle, qui donne sens à leur vie. L’histoire de l’Argentine contemporaine s’y mêle d’une manière ou d’une autre, surtout à Buenos Aires, la ville des grands-mères de la place de Mai, notamment avec l’attentat de 1994 contre l’Association mutuelle israélite argentine. Dans chaque capitale, le romancier restitue l’atmosphère d’une rue, d’un quartier ; ce peut être aussi Madrid ou Tel-Aviv, pour un colloque, un engagement, un article.

    Comme l’écrit Emmanuelle Caminade, « Les villes tiennent une place importante dans le récit. Lieux d’échange, de vie mais aussi de mémoire, ces espaces pensés et remodelés par l'homme au cours des siècles dont l’architecture – les bâtiments comme la voirie – dit beaucoup d’eux, participent du destin des héros dont elles épousent souvent les états d’âme. » (L’or des livres)

    Peu à peu se tracent des lignes entre les protagonistes, entre les événements, et on se demande si ceux qui se sont un jour rencontrés, puis ont été séparés par les circonstances, pourront un jour se retrouver. Tenenbaum insinue dans cette intrigue en mouvement la possibilité d’une histoire d’amour. Le beau titre musical, Les harmoniques, évoque très bien les vibrations ressenties par ces habitants d’un monde contemporain décloisonné où la distance entre les êtres est quasi devenue un problème intérieur.