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famille - Page 66

  • Rester vivants

    Des vents contraires, le titre choisi par Olivier Adam pour son dernier roman (2009), en annonce et le ton et le temps. Les adieux de Manon à l’école (quatre ans), le silence de Clément (neuf ans), et c’est le départ pour la Bretagne avec leur père qui quitte la maison où ils avaient emménagé, Sarah et lui, cinq ans plus tôt. Leur arrivée dans la maison de ses parents en Bretagne n’est pas folichonne – c’est le père, Paul Anderen, qui raconte – même s’il se réjouit. « Elle ressemblait à ce que j’aurais voulu faire de mon cerveau : des murs blancs, des sols et des plafonds clairs, des fenêtres par où entrait une lumière de verre. » 

    La mer, une photo d'Aifelle (30 mai 2009).jpg
    La mer, une vue d’Aifelle sur « Le goût des livres » (30 mai 2009),
    un blog lumineux où j’aime me balader entre les photos et les mots.

     

    Ce sera bientôt le deuxième Noël sans Sarah, disparue sans plus donner signe de vie. « En attendant, les petits étaient calmes et sereins, de temps à autre un éclair de joie illuminait leurs visages, le paysage agissait sur eux comme un baume » et lui s’obstine, « au milieu de ces jours dévastés », à lire le journal, à « maintenir un
    lien avec le monde ».
    Son frère Alex, qui a repris l’auto-école fondée par leur père (leurs parents sont morts dans un accident de voiture), l’engage pour donner des leçons. Un boulot de dépannage, vu qu’il n’a plus rien publié depuis trois ans.

     

    Sa première élève, Justine, vit mal ses dix-huit ans dans un immeuble où lui-même a vécu ses dix premières années entre un père taxi et une mère « discrète et monochrome ». Son enfance, il la commente ainsi : « Le concret nous cimente, le quotidien nous lie, l’espace nous colle les uns aux autres, et on s’aime d’un amour étrange, inconditionnel, d’une tendresse injustifiable et profonde, qui ne prend pourtant sa source qu’aux lisières. » Après la mort du père de Justine, sa mère a rencontré « Johnny », un ami qui s’est occupé d’elles, et que la fille ne supporte plus.

     

    La voisine avec qui Anderen a fait connaissance, une infirmière comme Sarah, se rapproche bientôt de lui, elle vit seule. Son fils marin lui envoie des cartes postales. De son côté, le frère de Paul lui confie ses craintes : sa femme voit un autre homme. Alex et Naline, minés par « la tristesse d’une vie sans enfants », sont ravis de s’occuper de Manon et Clément de temps à autre. Ce qui les ronge Paul et les petits, c’est de ne pas savoir où est Sarah, ni même si elle est encore vivante. Quand elle a disparu, Paul s’est étonné de ce que personne autour de lui ne soit surpris, son départ paraissant à ses connaissances « un acte inéluctable et prévisible ». Paul Anderen, sans travail fixe, passe pour un caractère « impossible », prêt à se disputer avec tout le monde et buvant trop.

     

    A la nouvelle école, l’institutrice de Manon, qui juge celle-ci hypersensible, déplaît d’emblée à Paul. Le jour où les policiers débarquent un matin pour l’interroger – le petit Thomas de la classe de Clément a disparu et on a vu Anderen parler avec son père en face de l’école quelques jours avant – le voilà désigné à nouveau comme un « paria ». Le père de Thomas a perdu la garde de son enfant, Paul le sait, il a sympathisé avec lui, c’est le déménageur qui leur a débarqué leurs affaires. La
    situation se complique lorsque Justine, son élève, disparaît à son tour. L’inspecteur Combe trouve que cela fait un peu trop de disparitions autour de Paul Anderen,
    même s’il semble le prendre en amitié.

     

    Cela fait beaucoup de situations irrésolues, dans un décor breton qu’Olivier Adam décrit avec force et poésie, quand Paul emmène ses enfants à la plage, quand il s’arrête en haut des falaises pour regarder les assauts de la mer, quand il se love dans le sable pour dormir tout son saoul. Un client au chômage, Bréhel, vit dans un mobil-home – « et pendant une seconde, je l’ai envié, je me suis imaginé là, seul dans
    la nuit presque insulaire, au creux de mon abri fragile, mon ébauche de maison, assailli par les marées, les oiseaux, la pluie, le silence et les bourrasques. »
    Des vents contraires
    est un récit tendu, vibrant, toujours au bord de l’implosion.
    « L’écriture a toujours été pour moi le contraire du retrait de la société, déclare l’auteur dans un entretien. L’écriture est plutôt une ‘sur-conscience’, une ‘sur-présence’ à la société. Je n’ai pas d’autres sujets que la société. Je cherche la justesse pour raconter comment on vit, ici et maintenant. »

     

    Les enfants Anderen ne vont pas bien, Paul devient fou de l’absence inexpliquée de Sarah. Les souvenirs réveillent ses angoisses, dont il se débarrasse en frappant jusqu’à l’épuisement sur un sac de boxe dans le garage ou en les engluant dans l’alcool. Le déménageur finit par le contacter, il le loge chez lui avec son fils même s’il sait que Combe les traque. Et puis il y a ce carnet de moleskine noir retrouvé dans la voiture de sa femme, face à la Seine, où elle notait les hauts et les bas de leur vie commune, à son insu.

    Ce qui sauve Paul dans la tempête, ce sont Manon et Clément – « Anderen », en néerlandais, signifie « les autres » – qu’il protège de son mieux, maladroitement, dans l’urgence. Même si ses décisions d’impulsif ne sont pas toujours prises à bon escient, elles expriment un amour sans faille, une tendresse violente et douce. Quand les questions qu’il se pose trouveront des réponses, pas forcément heureuses, il sera temps de reconstruire et de « rester vivants tous les trois ».

  • Ensemble

    « Harry voulait simplement qu’Howard se rassoie, qu’ils puissent recommencer. Il restait quatre heures de programmes de qualité avant d’aller se coucher – des émissions sur les antiquités, l’immobilier, les voyages, des jeux – qu’il se serait fait une joie de partager avec son fils en bonne camaraderie, avec un commentaire de temps à autre sur les dents proéminentes de tel présentateur, les petites mains ou la sexualité de tel autre. Et ce serait une façon de dire : ça fait plaisir de te voir. Ca fait trop longtemps. Nous sommes de la même famille. Mais Howard ne pouvait pas le faire quand il avait seize ans et ne le pouvait toujours pas à présent. Il ne croyait tout simplement pas, à l’encontre de son père, que l’amour se mesure en temps passé ensemble. Et donc, pour éviter une conversation sur une actrice australienne de télé, Howard alla dans la cuisine laver sa tasse et les deux ou trois autres choses dans l’évier. Dix minutes plus tard, il partait. »

     

    Zadie Smith, De la beauté (traduit de l’anglais par Philippe Aronson) 

    Hay, Bernard Portrait of an old beardy gentleman 1864 Florence.jpg
  • Beauté et vérité

    Zadie Smith, née en 1975, a publié De la beauté en 2005. Chapeau. Cette Londonienne de mère jamaïcaine et de père anglais y raconte une de ces histoires à décor universitaire dont les Anglo-Saxons ont le secret, où les rivalités professorales ne sont qu’un thème parmi d’autres : les liens qui se font ou se défont dans une famille ; le désir de beauté et le désir de vérité, leur antagonisme ; les rapports entre hommes et femmes, entre groupes sociaux, entre blancs, noirs et métis, par exemple.

     

    D’abord deux clans se mettent en place : Jerome, étudiant à Londres, fils aîné d’Howard et Kiki Belsey, a accepté l’hospitalité des Kipps après la perte de son logement, malgré l’hostilité entre Monty Kipps, professeur très conservateur, et son père gauchiste, le professeur Belsey. Tous deux étudient Rembrandt – l'un en Angleterre, l'autre aux Etats-Unis – et Monty ne se prive pas de détruire publiquement les thèses subversives d’Howard en la matière. Mais Jerome est tombé sous le charme des Kipps. Leur maison, leur mode de vie, leurs conversations, tout lui plaît, et aussi Victoria, la très jolie fille du professeur Kipps, qu’il croit avoir séduite, confie-t-il à son père dans un courriel. Si Kiki refuse de prendre cette nouvelle trop au sérieux, Howard en est bouleversé, de même que leur fille Zora. Le frère de Jerome, Levi, déteste l’université et reste indifférent à ce qui agite sa famille. Passionné de musiques urbaines, il a d’autres préoccupations, et refuse même d’utiliser leur langage policé.

     

    Maîtresse Erzulie par Hector Hyppolite.png

     

    La fête que donnent les Belsey pour leurs trente ans de mariage catalyse toutes les tensions. Les invités sont surtout les collègues d'Howard à l’université de Wellington, près de Boston. Impossible finalement de ne pas y convier en dernière minute la famille Kipps qui a récemment emménagé dans le quartier, le professeur étant invité pour des conférences à l’université de son rival. Levi a de son côté invité Carl, un jeune slammeur qu’il connaît à peine, mais son père, qui n’en sait rien, ne le laisse pas entrer. Carlene Kipps, la femme de Monty, malade, n’accompagne pas son mari et ses enfants, à la grande déception de Kiki, qui a éprouvé d’emblée de la sympathie pour elle – ce qui se passe entre ces deux femmes est rendu avec une grande délicatesse. Zadie Smith, dans ses remerciements préliminaires, rend hommage à Forster, et plus d’une fois, en lisant De la beauté, j’ai pensé à Howards End, pour la qualité des échanges, d’une grande sensibilité. « On trouve refuge l’un dans l’autre », répétait Carlene en demandant à Kiki si elle aimait la poésie.

     

    Pour le couple Belsey, cet anniversaire sonne le glas d’une complicité sans nuage. Un geste furtif trahit l’intimité d’Howard avec une collègue et Kiki découvre la part du mensonge qui s’est introduite dans leur vie – « l’explosion avait eu lieu, mais personne n’était mort – seulement des blessés à perte de vue ». Kiki, « reine noire » dont la beauté s'allie avec l’âge à un solide embonpoint, souffre énormément de cette infidélité – Claire Malcolm, anglaise et blanche comme Howard, est son contraire physique mais c’était aussi une amie. Leur fille Zora, étudiante brillante, se bat pourtant bec et ongles pour pouvoir assister au cours de la poétesse, tandis que Victoria Kipps s’inscrit à celui d’Howard et cherche à attirer son attention de toutes les manières.

     

    « Les êtres beaux ne sont pas sans blessure », dit un poème (De la beauté de Nick Laird) au centre du roman. Pour Howard Belsey, la beauté n’est que le masque du pouvoir et l’esthétisme, le langage raffiné de l’exclusion. A ses étudiants, il présente l’art comme « un mythe occidental, qui nous permet à la fois de nous consoler et de nous construire ». De la beauté, sous les difficultés amoureuses ou personnelles des protagonistes, propose une réflexion sur le rôle de la culture dans la vie et dans la société. Peinture – notamment cette Maîtresse Erzulie signée Hector Hyppolite (Haïti) –, musique, littérature s’y glissent constamment dans l’appréhension de l’autre, de l’amitié, de l’amour, du sexe, qu’il s’agisse des jeunes ou des vieux.

    Dans cette comédie « multiculturelle » Zadie Smith particularise merveilleusement la façon de parler de chacun de ses personnages, elle donne ainsi à son récit trépidant le rythme et les couleurs de la vie.

  • Au vent

    « La face du monde bouleversée ! J’ai toujours trouvé un peu risible l’importance que la plupart des humains attachent à ces choses. Selon que la terre est à eux ou à d’autres, ils ont une façon toute différente de la regarder et même de s’y mouvoir. Et pourtant, dans les faits, à qui est-elle vraiment ? Si on me le demandait, je dirais : au vent, qui brasse bien plus d’arpents que n’en possédèrent jamais les Radziwill ou les Zamoyski, courbe les blés en longues ondes dans la plaine, renverse des arbres, prélève sa dîme d’ardoises. Qui, de tout homme, fait un manant obligé de se découvrir sur son passage, de toute femme une serve dont il dénude les jambes et fouit les cheveux à son caprice. »

     

    Diane Meur, Les Vivants et les Ombres 

    Olga Boznanska, vers 1900.jpg
  • La maison Pologne

    Plusieurs fois primé (Rossel 2007, Prix du roman historique 2008), Les Vivants et les Ombres, un roman de Diane Meur (née à Bruxelles en 1970) frappe d’emblée par le point de vue choisi : une maison raconte ce qu’elle a vu, entendu, senti, pendant à peu près un siècle. « Je suis née dans le premier tiers du XVIIIe siècle, en Pologne, du caprice somptuaire d’un comte Ponarski (…). Soixante ans plus tard, la Pologne, dépecée par ses trois voisins, avait disparu de la carte d’Europe. »

     

    En 1820, Jozef Zemka est introduit par son oncle – « un petit-fils du comte Fryderyk qui, depuis l’âge mûr, fait office d’intendant sur l’ancien domaine de sa famille » - chez le baron von Kotz à qui sa bonne allure inspire confiance. S’il néglige au premier abord l’héritière sans beauté, Clara, Jozef éveille l’intérêt de la jeune femme. Ils se marient l’été suivant : « Le sucre épouse le sel ! » (Zemka possède le brevet des « Pastilles de la Vierge », Clara von Kotz est la fille de l’administrateur des Salines). « Avec les mois, les vertus dont elle le parait
    tombent comme autant d’écailles, elle ne le voit plus que tel qu’il est : beau, méchant, volontaire. »
     

    Thévenet Louis Femme devant une commode.jpg

    Heureux de la naissance de son premier enfant, Maria, Jozef s’exaspère ensuite de n’engendrer que des filles : Urszula, Wioletta, qui seront suivies de Jadwiga et Zozia.
    Il s’entoure d’hommes dévoués pour faire prospérer le domaine, règne en autocrate sur ses terres comme dans sa maison – « Il aime établir l’ordre et l’ordre l’ennuie, il aime conquérir et la possession le lasse. »

    Quand le couple Zemka hérite de tout, en 1829, Jozef est bouleversé : « Il a repris
    sa terre : pour lui, c’est une victoire de tous les Polonais sur leurs occupants, et dans son bonheur privé, il voit en rose le destin de sa nation entière. »
    La jeune révolution belge de 1830 nourrit son rêve de liberté pour la Pologne. Son frère Adam lui envoie des lettres enflammées depuis Varsovie, mais le vent tourne et celui-ci doit s’exiler en France avec sa famille. Jozef s’entiche alors de son neveu, Jean, dont il place le portrait en vue dans la bibliothèque. Il rêve d’en faire son héritier en le mariant avec son aînée, sa cousine.

     

    Le jeune homme, invité au domaine, exprime bientôt des idées libérales : « Des serfs ? Des Polonais, mon oncle. Qu’importe l’inégalité quand la patrie est en jeu ? Ils chérissent autant que nous la liberté, et la liberté est une : il n’y aura plus, un jour prochain, ni serfs ni maîtres, mais un peuple d’êtres libres, forts et solidaires. » Tandis que ses fiançailles avec Maria se prolongent, il reste d’autres filles à marier, et d’abord à instruire. On engage un jeune précepteur, Zygmunt Borowski. La princesse Dubinska, en visite, exprime sa défiance envers l’individu, d’esprit trop libre, mais Clara prend sa défense – pressent-elle, déjà, le rôle qu’il va jouer dans sa vie d’épouse délaissée, trop souvent humiliée ?

     

    Les cinq filles Zemka connaîtront des destins fort divers, et parmi elles, Wioletta est la figure la plus marquante. Lire, rêver, peindre, voilà ce qui suffit au bonheur de la plus belle fille de Jozef. Le spectacle de Noël 1845 secoue la maisonnée : à la fin du récit de la Nativité, la marionnette de la Mort revient sur scène et lance un Appel au peuple des campagnes : « Reprenez donc vos terres et chassez-en vos maîtres, et Dieu vous bénira, car c’est sa volonté ! » Jozef Zemka, furieux, n’arrive pas à identifier le coupable. Des temps agités s’annoncent en Galicie. Routes barrées, incendies, charretées de cadavres, impossible de quitter le domaine. Jozef voit son univers s’écrouler quand on lui annonce la mort de Jean, parti se battre pour la justice. Il comprend que « c’en est fini de la féodalité ».

     

    De l’abolition des corvées à la fin du domaine, il y aura bien des péripéties politiques que Diane Meur intègre sans peser dans l’histoire des Zemka. Sous le regard d’une maison vénérable, les générations se succèdent, des liens se nouent, publics ou secrets. La maison connaît encore des fêtes, mais de moins en moins éblouissantes. Le scandale même s’y fait une place : Wioletta, enceinte, refuse de donner le nom du père, un homme marié. On l’éloigne, on lui arrache son nouveau-né. Comme Clara, sa mère, Wioletta a du caractère, et résiste au mauvais sort. Le temps viendra où elle sera le seul soutien de son vieux père, et elle aura son heure. La romancière tisse sa toile à son gré, mêle les saisons, anticipe, réveille un souvenir, jusqu’à ce que les ombres, finalement, soient plus nombreuses que les vivants entre les murs de la maison qui n’est elle-même plus que l’ombre de ce qu’elle a été.