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essai - Page 71

  • Stratagèmes

    Si vis pacem para bellum. Si tu veux la paix, prépare la guerre. La stratégie fait
    partie de notre vie, dès qu’il s’agit d’atteindre un but ou de résoudre un conflit, d’argumenter. Chevaucher son tigre ou comment résoudre des problèmes compliqués avec des solutions simples est un bref essai du professeur italien Giorgio Nardone, psychothérapeute et psychologue – une bonne centaine de pages où il recourt souvent à l’image pour décrire l’art de la persuasion et guider le lecteur vers des tactiques paradoxales mais efficaces.

     

    Nardone résume la tradition en trois temps. D’abord « l’art de la Métis », du nom de la déesse grecque de l’astuce, de l’audace et de l’habileté. Ensuite « l’art de la guerre », où il s’agit de vaincre avec le minimum d’effort. L’auteur illustre son propos de nombreuses anecdotes empruntées à la Grèce antique ou à la Chine – « L’art du stratagème fut pendant des siècles le pivot de la culture chinoise. » « Savoir combattre rend à tel point sûr de soi et capable de gérer le rapport avec l’adversaire que l’on réussit la plupart du temps à atteindre son but sans en arriver à l’affrontement physique ou armé. Pour le sage, combattre n’est jamais une bonne chose, on ne le fait que lorsqu’il ne reste aucune autre solution. » Enfin « l’art de la persuasion » qui cherche à induire le changement. Quoique
    souvent condamné ou perçu comme une dangereuse manipulation, utilisé à bon escient, selon Nardone, il permet de mieux affronter les difficultés de la vie.

     

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    L’apport le plus original de l’essai réside dans sa seconde partie, consacrée aux stratagèmes essentiels. A chacun correspond une formule imagée, de « Sillonner la mer à l’insu du ciel » à « Vaincre sans combattre ». On comprend vite que pour Nardone, l’affrontement direct est souvent voué à l’échec. Qui de nous n’a jamais éprouvé l’inanité d’une attitude frontale, armée de logique ou de franchise, qui s’avère désastreuse dans ses effets ? Le sage-guerrier-persuasif cultive l’approche indirecte, tourne autour du problème pour le résoudre. « Les suggestions indirectes fonctionnent mieux que les suggestions directes. » (Milton Erickson)

     

    « Mentir en disant la vérité », « Partir plus tard pour arriver plus tôt », les formules de Nardone jouent sur le paradoxe. « Troubler l’eau pour faire remonter le poisson » raconte comment un mari sorteur indifférent aux récriminations de son épouse est plongé dans le doute une fois qu’elle se met à commenter ses départs ou ses retours d’un « Amuse-toi bien, mon chéri ! » ou d’un « Si tôt ? Tu ne t’es pas amusé ? »

     

    « Circulaire et linéaire, linéaire et circulaire » rappelle qu’avec peu, on peut obtenir beaucoup. On peut déplacer de gros blocs de pierre en les faisant rouler sur des troncs, un simple coin peut bloquer un roulement. Nardone cite Gorgias : « Il faut désarmer le sérieux de l’adversaire par le rire, et le rire par le sérieux. » Il s’agit donc de créer une dynamique relationnelle.

     

    L’eau donne bien l’exemple de la force issue du « Changer constamment tout en restant le même ». Lao-Tseu : « L’eau vient à bout de tout parce qu’elle s’adapte à tout. » « La capacité à changer, en s’adaptant soi-même à ce que les circonstances exigent, est l’essence de l’art du stratagème. » Nardone rappelle que les sophistes s’exerçaient à changer de point de vue, clé du processus de persuasion, mais aussi de la « capacité d’inventer des solutions nouvelles et créatives ». Les arts martiaux apprennent à capturer et transformer l’énergie de l’adversaire en énergie de défense. « Changer de tactique et de manœuvre jusqu’à trouver celle qui fonctionne, sans se troubler mais en passant avec fluidité de l’une à l’autre » est ici le principe fondamental.

     

    « Chacun de nous va se coucher chaque nuit auprès d’un tigre. On ne peut savoir si ce dernier, au réveil, voudra nous lécher ou nous dévorer », dit un proverbe chinois. Nardone, dans cet essai, cherche à nous faire prendre conscience de nos propres capacités, à développer notre habileté à interagir avec les autres, mais aussi avec « la pire et la plus dangereuse des compagnies : soi-même. »

     

  • Tempo

    « Comme le danseur, dont le corps a si bien apprivoisé la musique qu’il la suit tout en la dominant, marquant les accents et jouant avec le tempo, entre anticipation et retard, pour donner au rythme un relief que l’on ne soupçonnait pas, l’écrivain, esclave semi-consentant du temps, se soumet à la chronologie, à la logique du temps, tout en la domptant. La lecture se déroule, mais seul le poète est maître de la lecture. On aurait tort de croire que le rythme de lecture dépend du lecteur, de son acuité visuelle ou de ses talents intellectuels, le rythme est, par avance, défini par la main qui écrit. » 

    Geneviève Brisac, Agnès Desarthe, La double vie de Virginia Woolf

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  • Virginia, Mrs W.

    Ni biographie classique ni monographie critique, La double vie de Virginia Woolf (2004) se veut une entrée à la fois vers la femme et vers l’écrivain. Geneviève Brisac et Agnès Desarthe ne cachent pas leur sympathie pour celle qui « ne cessa de penser sa place parmi les autres, une femme au milieu des autres femmes ». Elles ont lu et relu ses romans, essais, lettres, nouvelles et son Journal pour en nourrir ce portrait de Virginia Woolf et amener leurs lecteurs à l’œuvre elle-même. Elles ont à cœur de dégager sa personnalité des qualificatifs péjoratifs – puritaine, dépressive, bourgeoise, narcissique – et de mettre en valeur l’artiste drôle, perspicace, imprévisible, sensuelle, travailleuse, plus proche de nous que certains ne l’imaginent..

    Une esquisse du passé évoque St Ives, en Cornouailles, où la famille Stephen passait ses vacances : « Si j’étais peintre, je rendrais ces premières impressions en jaune pâle, argent et vert. » (V. W.) - « Mais non, commentent ses biographes, elle est écrivain, c’est-à-dire qu’elle croit possible de faire ressentir des émotions à un lecteur en lui décrivant des choses impossibles à peindre, des gens impossibles à comprendre, des faits impossibles à expliquer, des souvenirs oubliés. » Le paradis de l’enfance prend fin en 1895, quand elle a treize ans. Julia, sa mère, meurt. Virginia en sera obsédée jusqu’à l’âge de quarante-quatre ans, où elle s'inspire d'elle pour la lumineuse figure de Mrs. Ramsay dans La promenade au phare.

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    Quant à son père, elle note dans son Journal en 1928 : « Père aurait eu quatre-vingt-seize ans. Quatre-vingt-seize ans. Mais Dieu merci, il ne les a pas eus. Sa vie aurait absorbé toute la mienne. Que serait-il arrivé ? Je n’aurais pas écrit, pas un seul livre. Inconcevable. » Intellectuel remarquable, Leslie Stephen était un parfait homme du monde en public, mais un tyran égocentrique pour les siens.

    « Bloomsbury, ce sont avant tout les jeudis de Bloomsbury, ou la vie légère et palpitante des sœurs Stephen après la mort de leur père en 1904 et jusqu’au mariage de Vanessa avec ledit Clive Bell, en 1907. » Une vie d’étudiants – sa
    sœur et elle n’ont pas eu accès aux études, il en sera question dans Une chambre à soi –, grâce aux amis de leur frère Thoby : Roger Fry, Duncan Grant, Morgan Forster, Maynard Keynes, et puis Leonard Woolf, qui épouse Virginia en 1912. « Dix ans plus tôt, elle avait confié à son amie Emma Vaughan : « La seule chose qui compte en ce monde, c’est la musique – la musique, les livres et un ou deux tableaux. » »

    La Hogarth Press, œuvre commune de Virginia qui écrit et de Leonard qui lit, leur
    sera « un irremplaçable instrument de liberté ». Sans les pressions d’un éditeur extérieur, stimulée par les encouragements de son mari, Virginia Woolf peut voler de ses propres ailes vers une nouvelle forme romanesque qui brise avec les convenances du roman victorien. En poète, elle cherche à restituer l’impression, la vision. Lily Briscoe, la peintre de La promenade au phare, l’exprime ainsi : « Si seulement elle pouvait les assembler, les coucher par écrit dans quelque phrase, alors elle aurait atteint la vérité des choses. »

    Mrs Woolf se promène, rend visite, reçoit, correspond. « Otez-moi l’amour que j’ai pour les amis, l’urgence dévorante qui m’attire vers la vie humaine, ce qu’elle a d’attirant et de mystérieux, et je ne serai plus qu’une fibre incolore que l’on pourrait jeter comme n’importe quelle déjection. » (Lettre à Ethel Smyth) « Pourquoi restons-nous muets comme des carpes, paralysés par la stupeur, alors qu’il n’y a rien de plus important au monde que notre commun besoin d’affection et d’admiration ? » (Lettre à Philip Morrell)

    Geneviève Brisac et Agnès Desarthe s’attardent sur les œuvres majeures, Mrs Dalloway, Les Vagues, sur les lectures incessantes – Proust, « le grand interlocuteur ». Bien sûr, aussi sur les essais, Une chambre à soi et Trois guinées, où elle examine la condition des femmes et leurs rapports avec les hommes pour qui elles sont, « depuis des millénaires, d’indispensables miroirs grossissants », pourvoyeuses d’énergie vitale.

    La mort de son neveu Julian Bell à la guerre d’Espagne, en 1937, réveille le souvenir de son frère Thoby, emporté par une typhoïde en 1906. La guerre entre pour de bon dans la vie de Virginia Woolf. Les accès de dépression, d’épuisement, la peur de la folie, lui font abandonner la lutte en mars 1941. « Seule dans un monde hostile » dit Rhoda, l’une des voix qui se croisent dans Les Vagues.

  • Les choses manquées

    « Le Paradis. Oui, peut-être. Mais peut-être aussi que c’est bien ennuyeux le Paradis. Deux ans après, la France qui perd de justesse est devenue la France qui gagne, au Championnat d’Europe des nations. Platini marque le coup franc le plus foireux de sa carrière (on dira désormais une « arconada » pour désigner une toile aussi spectaculaire que celle du gardien espagnol). Tout le monde est joyeux, bien sûr. Mais pas aussi joyeux qu’on était triste le 8 juillet 1982. Normal. C’est tellement fort, la mélancolie – un peu comme l’adolescence. Et toutes les choses qu’on a manquées de justesse sont tellement plus grandes que celles qu’on a réussies. » (A la cinquante-sixième)

      

    Philippe Delerm, La tranchée d’Arenberg et autres voluptés sportives

     

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  • Emotions sportives

    Qui n’a pas lu, il y a dix ans, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules ? Philippe Delerm, sur le même modèle, commente une cinquantaine de moments sportifs dans La tranchée d’Arenberg et autres voluptés sportives (2006). Aux sportifs, aux amateurs, cela rappelle de fameux souvenirs, de ces souvenirs que l’on partage avec tous ceux qui ont vécu aussi ces instants de sport magiques, inoubliables.

     

    Le titre rend hommage aux Classiques du Nord, « Classiques flandriennes, ou ardennaises. Tour des Flandres. Gand-Wevelgem. Amstel Gold Race. Flèche wallonne. Liège-Bastogne-Liège. Ce n’est plus tout à fait l’hiver, mais c’est tellement au nord. Tous ces noms installent à la fois une distance et une familiarité, liée à la succession rapprochée de ces rendez-vous. »  

     

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    Cela pourrait s’appeler « arrêts sur image » : le service à la cuiller osé par Chang à Roland-Garros contre Lendl, en 1989 ; le passage des patineurs, attendant l’évaluation de leur prestation au « kiss and cry », devant la caméra ; l’attente du coureur dans les starting blocks. Delerm se concentre sur l’instant fatidique. « Peur, plutôt, et désir de vivre seul ces quelques secondes où tout va se jouer. On a tout préparé et l’on ne peut plus rien, c’est effrayant. » (Filmer sa peur)

     

    Delerm mêle à l’histoire du sport au vingtième siècle ses propres souvenirs d’enthousiasme ou de transpiration. L’essai s’ouvre, dans Légende aux Tuileries, sur le souvenir d’un livre vert pomme reçu à la fin d’une année scolaire, une autobiographie du boxeur Georges Carpentier. En 1970, il le reconnaîtra aux Tuileries, « un vieux monsieur tout seul en pardessus, mains dans les poches, qui en fin d’après-midi fait sa petite promenade hygiénique ». Distinction, solitude, et lui de rester à distance. « Surtout ne pas effaroucher l’écho d’une légende. »

     

    Bien sûr, on mord plus aux textes consacrés aux disciplines familières. Qui regarde chaque année en juin le passionnant tournoi de Roland-Garros appréciera Ils connaissent le film. Ici l’auteur braque son attention non sur le joueur de tennis, mais sur l’arbitre au moment où il sait, où il sent qu’il doit descendre de sa chaise pour vérifier le point sur le court. « Une fois qu’il a touché le sol, il trottine vers le lieu du litige, et là encore la maîtrise est subtile : assez rapide pour manifester son sens des responsabilités, sa certitude ; assez lent pour ne pas avoir l’air de succomber à la pression populaire ni à l’ire du joueur prétendument spolié qui l’attend de pied ferme. »

     

    Chat écorché propose une réflexion touchante sur les jeunes championnes de gymnastique, maigres, pâles, quand elles retournent s’asseoir, une veste sur les épaules, « ces petites filles si explosives sur le tapis, sur le cheval, aux barres asymétriques, et puis si tristes et résignées dans l’immobilité. Leur corps osseux, pas même musculeux, n’a le droit de bouger que dans l’intensité barbare de la presque perfection. » En contraste, les lianes élégantes qu’on doit, selon Delerm, à Fosbury : « Il a tout simplement inventé un nouveau type de beauté féminine : la sauteuse en hauteur. » (Elles portent des noms slaves…)

     

    Hommage aux décathloniens (Héroïsme pendulaire), poésie du curling – « Par leur pureté, certains gestes sportifs nous disent autre chose » (Quitter l’enfance) – beaucoup de grands moments, pour les sportifs et pour les spectateurs. Mais le sport, ce sont aussi les ratés, comme un drame sur une patinoire. « Tomber n’est rien. Mais continuer, sourire, saluer comme si tout avait été voulu. » (Sourire après)

     

    Champion déchu (toutes catégories), Cocotte nerveuse (ping-pong), Les flambeurs funambules (saut à la perche), Delerm s’amuse avec les titres, lui qui a rêvé d’être titreur à L’Equipe.  « La musique du sport est singulière : plus forte, plus belle encore quand elle joue ses gammes. » (Pays d’avant)