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essai - Page 69

  • Livres

    « Ceux qui lisent, ceux qui nous parlent de ce qu’ils lisent,

    Ceux qui tournent les pages bruissantes de leurs livres,

    Ceux qui ont le pouvoir sur l’encre rouge et noire, et sur les images,

    Ceux-là nous dirigent, nous guident, nous montrent le chemin. »

    Codex Borbonicus sur Wikimedia commons.jpg

    Codex aztèque de 1524 (Archives du Vatican)

    cité par A. Manguel, La bibliothèque, la nuit

  • Fou de bibliothèque

    « Une pièce lambrissée de bois sombre, avec de douces flaques de lumière et des fauteuils confortables, et un espace adjacent, plus petit, dans lequel j’installerais ma table de travail et mes ouvrages de référence. » Le rêve d’Alberto Manguel, l’auteur d’une passionnante Histoire de la lecture (1998), a pris forme dans la grange d’un presbytère au sud de la Loire, dont il aperçoit pour la première fois le mur de pierre en l’an 2000, et où il décide d’enfin construire la pièce idéale où réunir tous ses livres. Dans son avant-propos à La bibliothèque, la nuit (2006), il avoue ce désir de jeunesse, devenir bibliothécaire, réalisé à l’âge de cinquante-six ans, « l’âge auquel on peut dire que commence la vraie vie », précise-t-il en citant L’Idiot de Dostoïevski.

     

    Le jour, par les fenêtres, il peut voir des poules « courir d’un côté à l’autre de leur enclos en picorant ici et là, affolées par la prodigalité de l’offre, tels des savants fous dans une bibliothèque ». « Mais la nuit, quand les lampes sont allumées dans la bibliothèque, le monde extérieur disparaît et rien n’existe plus que cet espace rempli de livres. » Plutôt qu’un phare, sa bibliothèque est une sorte de « grand vaisseau » éclairé dans l’obscurité. Virginia Woolf a distingué un jour l’homme qui aime s’instruire de celui qui aime lire, et conclu qu’il n’y a « aucun rapport entre les deux ». Et Manguel de dissocier ses lectures du jour, pleines de concentration, systématiques, et la lecture nocturne « avec une légèreté de cœur qui frise l’insouciance. »

     

    Bibliothèque de bois (vue dans une vitrine lyonnaise).jpg

     

    Comme Une histoire de la lecture, La bibliothèque, la nuit est illustrée de photographies en noir et blanc des lieux et des choses dont il parle, par exemple cet escabeau muni en haut des marches d’un siège et d’un lutrin. Mais ce fou de bibliothèque qu’est Manguel nous fait voir, nous fait sentir avec des mots sa passion pour tout ce qui relève de l’univers des livres, dont la bibliothèque incarne l’ambition d’universalité. A l’origine, il y a deux symboles : la tour de Babel, dans l’espace ; la bibliothèque d’Alexandrie, dans le temps. Le lecteur existe, écrit Manguel, pour assurer à un livre une modeste immortalité. « La lecture est, en ce sens, un rituel de renaissance. »

     

    Il est bien sûr question de l’ordre dans lequel on range les livres, des catalogues, de l’espace toujours insuffisant. Microfilms et ordinateurs ont prétendu triompher du papier, Manguel leur oppose un démenti cinglant, preuves à l’appui. Les nouvelles technologies, très coûteuses, si elles rendent service, sont à l’origine de désastres lorsqu’elles prétendent remplacer l’original par sa copie virtuelle. Coûteuse version multimédia irrécupérable moins de vingt ans plus tard, banques de données perdues, les problèmes de sauvegarde sont tels que « notre héritage de plus en plus numérique est en grand danger de disparaître », affirme un expert mondial en la matière.

     

    L’ouvrage très documenté de Manguel aborde la question de l’accès aux livres, qui a motivé d’illustres créateurs de bibliothèques publiques comme Carnegie : il fit construire plus de deux mille cinq cents bibliothèques dans douze pays anglophones. John Updike le remercia pour la liberté qui lui avait été ainsi donnée « pendant ces années de formation pendant lesquelles, en général, nous devenons ou non des lecteurs pour la vie. »

    Censure, autodafés, un chapitre passionnant sur les formes des bibliothèques et des salles de lecture – « Les livres confèrent à une pièce une identité particulière » – Manguel aborde le sujet sous tous les angles, multiplie les anecdotes significatives. Dans la bien nommée collection Babel, La bibliothèque, la nuit ne compte pas moins de vingt pages de références bibliographiques et seize pages d’index ! Jamais ennuyeux, cet allègre panorama au royaume des bibliothèques nous apprend qu’on distingue les pierres « majuscules » et « minuscules » du tuffeau qui a servi à construire son antre, que des « biblio-bourricots » amènent des livres au cœur des campagnes colombiennes, que « tout lecteur est un voyageur qui fait une pause ou quelqu’un qui rentre chez lui. »

  • Récompense

    « En tout cas, il m’est arrivé quelquefois de faire un rêve : le jour du Jugement dernier, lorsque les conquérants, les hommes de loi et les hommes d’Etat viendront recevoir leur récompense – leurs couronnes, leurs lauriers, leur nom gravé à jamais dans un marbre impérissable – le Tout-puissant se tournera vers Pierre et lui dira, non sans une certaine envie, en nous voyant arriver avec nos livres sous le bras, « Regarde, ceux-là n’ont pas besoin de récompense. Nous n’avons rien à leur donner ici. Ils ont aimé lire. » »

    Virginia Woolf, Comment lire un livre

    Kustodiev Boris.jpg
  • Lire avec Virginia

    Comment lire un livre ? « Avant toute chose, je voudrais signaler la note interrogative à la fin de mon titre », déclare Virginia Woolf au début d’une conférence dans une école privée pour jeunes filles en 1926. « Même si je pouvais répondre à la question pour ce qui me concerne, la réponse ne s’appliquerait qu’à moi, et non à vous. Le seul conseil, à vrai dire, qu’on puisse donner sur la lecture est de ne pas suivre de conseils, de se fier à son instinct, de faire usage
    de sa raison et de tirer ses propres conclusions. »

     

    A Comment lire un livre (2008), second tome du Commun des lecteurs (The Common Reader) traduit par Céline Candiard pour L’Arche, il manque ce point d’interrogation. Les quatorze pages du texte éponyme, à la fin du recueil, sont un joyeux appel à la liberté du lecteur – « Partout ailleurs des lois et des conventions peuvent nous contraindre – mais pas ici. » Woolf y sème des balises : éviter les idées préconçues (« Ne donnez pas d’ordre à l’auteur ; efforcez-vous plutôt de vous mettre à sa place »), allier une « grande finesse de perception » à l’audace d’imaginer. Et après toutes les impressions recueillies, « attendons que la poussière de la lecture retombe, que les conflits et les interrogations disparaissent ; marchons, parlons, enlevons à une rose ses pétales mortes, ou dormons. »
    Alors seulement viendra le temps de juger et de comparer.
     

    Corcos Vittorio Matteo Conversation au parc du Luxembourg.jpg

     

    La géniale Anglaise est une sorcière des mots. Comment fait-elle pour m’amuser autant à lire ses études et ses articles sur des écrivains anglais que je n’ai pas lus pour la plupart, des romanciers, mémorialistes, femmes éprises d’indépendance, poètes ou penseurs ? Avec Virginia Woolf, l’esprit est à la fête grâce à une prose rythmée, dansante, parfois tranchante, à ce registre original qui transforme le sérieux d’une réflexion en conversation de bonne tenue, spirituelle, où les idées ne sont jamais loin des choses les plus concrètes, les plus charnelles, bref, de la vie.

     

    Les entrées en matière sont irrésistibles, les chutes souvent sublimes – « et quand nous disons qu’Harvey vécut, cela signifie qu’il eut des disputes, qu’il fut assommant, ridicule, qu’il lutta, qu’il échoua, qu’il eut un visage semblable au nôtre : un visage changeant, variable, humain. » (Les Elizabéthains, ces étrangers) La lecture est un combat solitaire, rappelle-t-elle après s’être intéressée à la biographie de Daniel Defoe. « Car il reste avant tout le livre lui-même. On aura beau se contorsionner dans tous les sens, s’attarder et tourner autour de lui, c’est une bataille solitaire qui nous attend au bout du compte. » (Robinson Crusoé)

     

    On apprend donc à lire avec les yeux mais aussi avec les oreilles, à découvrir la perspective choisie par un écrivain, à reconnaître un chef-d’œuvre, tout en faisant connaissance avec des Anglais plus ou moins illustres que Woolf excelle à portraiturer, nourrie par la lecture gourmande de leurs biographies ou de leurs correspondances. On comprend pourquoi « une fille portant un petit sac de satin vert » est plus importante pour Sterne qu’une cathédrale (Le Voyage sentimental), comment un graphomane « finit par disparaître comme dans un nuage de mots » (La soirée du Dr Burney), dans quelles circonstances Virginia W. aurait pu commettre quelque inconvenance dans « l’ardeur maladroite » de son admiration (« Je suis Christina Rossetti »). 

     

    « Derrière la fusillade fantasque de la presse », il existe une autre sorte de critique, « l’opinion de gens qui lisent par amour de la lecture, lentement et avec plaisir ». – « Puis soudain son récit lisse vole en éclats, de nouvelles perspectives s’ouvrent, et l’on a la vision soudaine de quelque chose qui ne cesse de s’envoler, de s’échapper, et le temps s’en trouve suspendu. » (L’Autobiographie de Thomas De Quincey). En refermant cet essai, je me dis qu'il fait partie de ces livres qui, écrit Virginia Woolf, ont sur nous « un effet similaire à celui de la musique »

  • Voyager

    « Le rapport particulier qui unit le récit au voyage tient précisément à cela, comme, peut-être, les raisons pour lesquelles il existe des liens si étroits entre l’écriture narrative et la marche. Ecrire, c’est ouvrir une route dans le territoire de l’imaginaire, ou repérer des éléments jusque-là passés inaperçus le long d’un itinéraire familier. Lire, c’est voyager sur ce territoire en acceptant l’auteur
    pour guide – un guide avec qui nous ne serons pas forcément d’accord, dont nous nous méfierons au besoin, mais dont nous pouvons au moins être sûrs qu’il nous conduit bien quelque part. J’ai souvent rêvé que mes phrases accolées forment une seule ligne suffisamment longue pour établir cette identité entre la phrase et la route, la lecture et le déplacement. »

     

    Rebecca Solnit, L’art de marcher 

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