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enfance - Page 23

  • Sofia avant Tolstoï

    Mille pages pour retrouver la Russie, en ce début d’hiver : un menu idéal pour la trêve des confiseurs. Grâce à Dominique, me voilà plongée dans Ma vie de Sofia Tolstoï – une lecture au long cours comme je les aime, de temps à autre. 

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    http://humweb.ucsc.edu/bnickell/tolstoy/tolstoy/sofia.html

    Rédigé entre 1904 et 1916 à partir de son Journal, de celui de son mari, et de diverses correspondances, ce texte restitue le cours de sa propre vie, de sa naissance à 1901 – le récit est inachevé.  Elle l’a voulu « sincère et authentique ». Lasse des idées fausses circulant à son sujet, à soixante ans, elle a entrepris son autobiographie pour rétablir sa vérité : « Toute vie est intéressante et la mienne attirera peut-être un jour l’attention de ceux qui voudront en savoir plus sur la femme qui, par la volonté de Dieu et du destin, fut la compagne du génial et complexe comte Lev Nikolaïevitch Tolstoï. » 

    La première partie raconte l’enfance et la vie de jeune fille de Sofia Bers (1844-1919), deuxième de treize enfants, dont cinq morts en bas âge. Son père, médecin de la Cour, avait trente-quatre ans quand il a épousé sa mère, qui en avait seize. Sofia est née deux ans après. Sa famille moscovite habite près du Palais des menus plaisirs au Kremlin, c’est là qu’ils passent leurs hivers. Les étés se déroulent à Pokrovskoïe, dans la datcha d’un ami de la famille. Sofia aime y cueillir des cerises, ramasser des champignons.

     

    La vie des enfants Bers est très active et entourée : gymnastique, danses, étude avec des professeurs russes (des étudiants en médecine), sans compter les gouvernantes françaises. Sofia apprend à déclamer Corneille et Racine. Mais leur mère ne veut pas élever ses enfants dans le luxe et tient à ce que ses filles aident aussi aux tâches ménagères : elles doivent coudre, réparer leur linge, broder, préparer le café, aller chercher la nourriture au cellier, ranger, se charger du ménage à tour de rôle. Et faire la lecture à leur mère, au moins trente pages chaque soir.

     

    Parmi les bons souvenirs de son enfance, il y a la lecture, une passion partagée avec sa sœur Tania : elles lisent Pouchkine, Hugo. Leur père, très généreux, réalise un jour un de leurs rêves. Il obtient l’autorisation pour Tania et elle de faire le tour du Kremlin en marchant sur la muraille, une promenade mémorable en compagnie d’un précepteur. A treize ans, Sofia visite la Laure de la Sainte Trinité-Saint-Serge, haut lieu de pèlerinage orthodoxe. Elle rédige alors ses impressions de voyage, un récit qu’elle a conservé. Lors d’une deuxième visite à la Laure, les propos d’un moine sur les avantages matériels de la vie au monastère la déçoivent et lui font perdre sa naïveté enfantine.

     

    Les Bers vont souvent au théâtre, le père haut placé y dispose d’une « baignoire gratuite ». Sofia en gardera l’amour de la musique et de l’opéra. A quatorze ans, elle joue un vaudeville chez eux. Sa soeur y chante merveilleusement, elle a une voix exceptionnelle. Tolstoï s’en inspirera pour Guerre et paix : « J’ai pris Tania, je l’ai moulue avec Sonia (Sofia) et j’ai obtenu Natacha. » Sofia est considérée comme « la plus robuste, la plus forte, la moins studieuse » dans la famille, on apprécie surtout son aide pratique dans la maison. Mais elle réussit tous les examens d’institutrice à domicile, excelle en russe et en français.

     

    Lev Nikolaïevitch (Léon Tolstoï, 1828-1910) est un ami de la famille, ses visites sont fort appréciées. « Lorsque nous, les filles, commençâmes à grandir, il régna dans notre maison une sorte d’atmosphère amoureuse. » Lisa, l’aînée, espère que Tolstoï la demandera un jour en mariage. Sofia, de son côté, aime un ami de son frère, Polivanov, ils comptent se marier après la fin de ses études. Tania correspond avec un cousin qu’elle épousera plus tard.

     

    L’affranchissement des paysans (la fin du servage), en 1861, les réjouit tous. Sofia trouve la vie de plus en plus intéressante. Mais leur père est malade, de sombre humeur, et les enfants ont pitié de leur mère alors âgée de trente-sept ans. Aussi se réjouissent-ils quand celle-ci décide d’aller rendre visite à leur grand-père, l’été suivant, avec les trois sœurs et le petit Volodia, à Ivitsy, situé « à une cinquantaine de verstes de Iasnaïa Poliana » où ils se rendent d’abord. C’est là que Sofia ressent pour la première fois l’intérêt particulier de Tolstoï à son égard. Et le domaine, « cette impression de nature vierge si nouvelle, si grandiose, si inhabituelle pour nous, filles de la ville », l’enchante. « Tout était fantastique et merveilleusement beau. »

     

    A peine sont-ils arrivés chez leur grand-père que Lev Nikolaïevitch arrive, le lendemain, sur un cheval blanc. Le soir, il s’attarde, la retient un moment et lui propose de deviner ce qu’il va écrire à la craie, en ne mettant que les initiales. Très émue, Sofia traduit immédiatement : « Votre jeunesse et votre besoin de bonheur me rappellent trop vivement ma vieillesse et l’impossibilité de bonheur. » Tolstoï se sent mal à l’aise par rapport à la famille Bers qui se trompe sur Lisa et lui. Sonia comprend alors que sa vie est en train de changer.

     

    Le 16 septembre 1862, Tolstoï, qui vient d’avoir trente-quatre ans et n’arrive pas à se déclarer de vive voix, remet à Sofia, presque dix-huit ans, une proposition écrite de mariage. Elle l’accepte, heureuse. Leurs fiançailles durent une semaine. Sofia est dans un état second, Lisa est malheureuse, Polivanov très déçu, Tania ne peut imaginer la vie sans sa sœur préférée. Plutôt que de résider à Moscou ou d’aller à l’étranger, comme Tolstoï le lui a proposé, Sofia choisit de se rendre directement à Iasnaïa Poliana après leur mariage, le 23 septembre, un mariage que l’écrivain décrira « merveilleusement » dans Anna Karénine, « en parlant de celui de Levine et de Kitty. »

     

    (A suivre)    

  • Implacable Atwood

    « Immense romancière mais aussi poète et essayiste », c’est ainsi que l’éditeur présente Margaret Atwood pour Œil-de-chat (Cat’s Eye, 1988), traduit de l’anglais (Canada) par Hélène Fillon. Je referme ce gros livre (plus de six cents pages) le cœur serré. Admirative. L’enfance sans mièvrerie, l’âge mûr sans complaisance. Ce roman d’Atwood, implacable, ressemble à une autobiographie, mais c’est une fiction, rappelle-t-elle en préambule. Elaine Risley, peintre, y explore sa vie : « Le temps n’est pas une ligne, mais une dimension ; comme les dimensions de l’espace » (première phrase). 

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    Au milieu de sa vie, celle-ci revient à Toronto pour la première rétrospective de son œuvre. Son ex-mari, le père de sa fille aînée, lui a prêté son studio pour l’occasion. Mais ni lui ni Ben, son second mari, ne sont à ses côtés, elle le regrette, elle a « perdu le goût des étrangers ». En survêtement bleu pastel, son « déguisement de non-artiste », elle se rend à la galerie avec un peu d’appréhension.

    « Avant Toronto, j’étais heureuse. » Dans la Studebaker du père, zoologiste, la famille se déplaçait au gré de ses missions de recherche en forêt, jusqu’au jour où l’on annonce à Elaine et à son frère Stephen qu’ils auront désormais une maison à eux. Leur père va enseigner à l’université. Le bungalow carré entouré de boue, sans aucune finition à l’intérieur, déçoit d’abord Elaine. Mais elle aime observer les croquis des insectes en coupe, et aussi se rendre à l’Institut de zoologie.

    A l’école, pour la première fois, elle fréquente des filles. « Je connais les règles non écrites des garçons, mais avec les filles j’éprouve toujours le sentiment d’être sur le point de commettre une gaffe inimaginable, épouvantable. » D’abord Carol, la seule à prendre l’autobus avec elle, qui s’étonne de tout dans la vie d’Elaine : la maison non finie, leur mode de vie, les vêtements inadéquats. Puis la belle amie de Carol, Grace, dont la mère, Mrs Smeath, a le cœur malade et fait la sieste chaque après-midi. Une femme pleine de principes. Elaine la déteste.

    Dans la cour de l’école, on joue aux billes, Elaine adore celles qu’on appelle « œils-de-chat », qui « ressemblent vraiment à des yeux ; mais pas à des yeux de chats. » Son favori, un œil-de-chat bleu, elle le garde toujours dans son sac à main. Au retour de vacances, à la mi-septembre, les écolières se retrouvent, plus grandes, différentes. Il y a une troisième fille près de Carol et Grace, la très sûre d’elle Cordelia. Elaine est subjuguée. Cordelia dirige bientôt leur petit groupe. Elle fait des remarques inattendues sur les gens, commente tout, juge.

    Cordelia est obsédée par les corps des femmes, des hommes. Mrs Smeath par le manque de religion : elle persuade Elaine de les accompagner à l’Ecole du dimanche, aux offices. Tandis que son frère abandonne ses jeux de chimiste en herbe pour s’intéresser aux étoiles, Elaine subit chaque jour davantage la pression des filles, dont elle devient la victime préférée. Pour elles, elle devient Mary, reine d’Ecosse, décapitée, enterrée dans un trou qu’elles referment avec des planches. Elles ont neuf ans.

    « Tout ira bien à la condition que je ne bouge pas, que je ne dise rien, que je ne révèle rien. Je serai alors épargnée, acceptable encore une fois. Je souris, frémissante de soulagement et de reconnaissance. » Les petites filles ne sont pas si mignonnes, elles sont « grandeur nature ». Terrorisée à l’idée de perdre ses amies, Elaine veut plaire. « Avec la haine, j’aurais su comment me comporter. Elle est transparente, froide comme le métal, directe, inébranlable, contrairement à l’amour. »

    La fillette tombe malade de plus en plus souvent. Comment sa mère ne réagit-elle pas à ses silences, ses lèvres mordues, ses peaux arrachées ? Quand elle la questionne, l’encourage à ne pas être « une chiffe molle », Elaine se tait. Un jour, à l’Institut de zoologie, elle s’évanouit pour la première fois. Après avoir découvert cette échappatoire, elle devient à l’école « la fille qui s’évanouit ». Les jeux secrets s’aggravent, Elaine manque y laisser sa peau.

    Après cela, une limite a été franchie. Bien que craintive et lâche, d’un seul coup, elle n’a plus peur de ses « amies », elle se sent libre, prend des distances. Pourtant, ce que lui a fait Cordelia la hante : « Tu m’as fait croire que je n’étais rien. » A leur nouvelle école, Elaine se montre une bonne élève, attentive, silencieuse. Cordelia s’amuse à piquer dans les magasins et n’étudie pas. C’est maintenant Elaine la plus forte, « une langue de vipère ». Excellente en biologie, elle peut dessiner n’importe quoi. En plein examen, elle sait soudain qu’elle ne sera pas biologiste, mais peintre.

    Margaret Atwood réussit dans ce roman éclaté un portrait de femme, d’artiste, hors des conventions. Décrit sans fioritures ce qu’on peut ressentir, endurer, souffrir, dans le sous-sol d’une vie ordinaire. Comment quelqu’un devient ce qu’il est. Bien plus tard, de retour chez sa mère très âgée, Elaine Risley retrouve dans une malle son œil-de-chat, sa bille fétiche : « Je la regarde et j’y vois ma vie entière. » Œil-de-chat, ce sera aussi le titre d’un autoportrait. A l’exposition de Toronto – une ville « comme un miroir qui ne renverrait que la moitié dévastée du visage »   elle parcourt du regard son œuvre et sa vie, mais n’attend en réalité qu’une chose, l’arrivée de Cordelia.

  • Maison mère

    « La maison où je suis née je n’en ai pas voulu. Je pourrai encore y venir mais
    ce sera comme invitée. C’est moi qui en ai décidé ainsi.

    Aujourd’hui je suis revenue voir cette maison et je me demande pourquoi. Pourquoi cela me fait mal. Et j’essaie d’y voir clair.

    Je suis allée au village et suis revenue à pied avec ma fille et me suis assise sur
    le parapet du port, regardant la rivière couler. Je voulais refaire exactement la promenade que j’avais si souvent faite le dimanche matin. Mais les jours d’enfance à quoi bon courir après ? Ils ne reviendront jamais. Même si la maison était à moi je serais la maîtresse de maison et non l’enfant. Il n’est pas possible de vivre deux fois dans la maison de sa mère.

    Et encore : qui d’abord et toujours habite une maison, si ce n’est une femme, mais à quel prix ? Je ne voulais pas être une femme vouée à une maison et j’ai passé à une autre la maison où je suis née. Et je suis devant une feuille blanche, me demandant : fallait-il choisir entre cette maison mère et les mots sur le papier ? Pourquoi ? »

    Véronique Ingold, La maison où je suis née… in Sorcières, Espaces et lieux,  n° 11 (1978)

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    Dessin de Chantal Petit (Sorcières)

  • Visage

    « Maintenant, calcula le père Orduña, l’inspecteur devait avoir atteint la cinquantaine, mais ce qui lui était le plus difficile n’était pas de se rappeler comment il était dans son enfance, quand on l’avait amené au pensionnat, mais de porter une véritable attention à ses traits d’aujourd’hui, à son visage commun, énergique et marqué, à sa présence robuste et gauche d’adulte sur le déclin. Avec la nostalgie d’une paternité impossible, le prêtre pensait qu’on ne peut peut-être jamais voir tout à fait comme un adulte celui qu’on a vu enfant et dont on se souvient, et que la véritable mémoire des premières années de notre vie ne nous appartient jamais en propre, mais appartient plutôt à ceux qui nous ont connus, élevés et vus grandir. Sur le visage rude et rouge, dans les cheveux gris décoiffés et rares, dans le cou vieilli et assez mal rasé de l’inspecteur, il n’y avait pas trace de l’enfant aujourd’hui invraisemblable et qui pourtant avait existé ; le père Orduña sentit avec un orgueil mélancolique que c’était lui le dépositaire du passé intime d’un autre homme, d’un inconnu. »

    Antonio Muñoz Molina, Pleine lune

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    Juan Gris, Portrait de Maurice Raynal