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culture - Page 267

  • L'art de raconter

    « Le Raconteur : réflexions sur l’œuvre de Nikolaï Leskov » : j’ai pris tant de plaisir à lire cet article de Walter Benjamin (une quarantaine de pages) que je lui consacrerai ce billet, avant de vous parler du récit de Leskov qu’il précède. Alessandro Baricco a commenté la traduction italienne dont jai choisi la couverture pour l’illustrer.

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    S’il y présente le romancier russe du XIXe siècle, son propos est plus large. Pour Benjamin, « l’art de raconter » se perd. Quatre-vingts ans plus tard, ses réflexions me semblent écrites aussi pour notre temps : « Tout se passe comme si une faculté qui semblait nous être inaliénable, évidente entre toutes, nous était désormais retirée : la faculté d’échanger des expériences. »

    En 1936, quand le philosophe et critique allemand (1892-1940) publie cet article, le monde lui paraît radicalement altéré depuis la guerre mondiale (la première – Walter Benjamin ne sait pas encore qu’il est si près de basculer). « Une génération qui allait encore à l’école en tramway à cheval s’est retrouvée dans un paysage où tout avait changé, tout sauf les nuages, et en bas, dans un champ de forces traversé d’explosions et de flots destructeurs, le corps humain, minuscule et frêle. »

    Tous les raconteurs d’histoires sont partis d’expériences transmises de bouche à oreille. Certains ont voyagé, ont « quelque chose à raconter » ; d’autres sont restés au pays et en connaissent les traditions. « Leskov est chez lui dans le lointain de l’espace comme du temps. » Il a beaucoup circulé en Russie comme représentant d’une grande firme anglaise et a trouvé dans les légendes russes de quoi combattre la bureaucratie ecclésiastique, même s’il était orthodoxe.

    Walter Benjamin le compare aux autres grands auteurs de récits de la littérature européenne et apprécie dans ce genre l’utilité du récit, qu’elle soit morale ou pratique : « dans tous les cas, le raconteur est pour son auditeur un homme qui est de bon conseil ». « Tissé dans la matière de la vie vécue, le conseil est sagesse. » Le récit décline quand émerge le roman, qui abandonne la transmission orale. « Au milieu de la plénitude de la vie, et à travers la représentation de cette plénitude, le roman annonce l’embarras profond du vivant. »

    S’ajoute au tableau l’extension de l’information ; pour Benjamin, celle-ci « a pris une part décisive dans le fait que l’art de raconter soit devenu rare. » Une histoire racontée, à la différence de l’information, est tenue à l’écart de toute explication et laisse le lecteur libre « de concevoir la chose comme il l’entend ». Il en donne des exemples, cite de grands écrivains, développe l’opposition entre roman et récit de manière très intéressante, évoque le rôle de la mémoire. Il examine le travail de l’auteur et considère la réception du lecteur. Ainsi, peu à peu, Walter Benjamin caractérise l’art singulier de Leskov dans son temps.

    Le Raconteur (traduit de l’allemand par Maël Renouard, qui explique pourquoi elle a préféré « raconteur » à « conteur » ou « narrateur » pour traduire « Der Erzähler ») séduit par un style imagé, des comparaisons fructueuses, le sens de la formule. Par exemple : « Nul ne meurt si pauvre qu’il ne laisse quelque chose », dit Pascal. Et certainement aussi des souvenirs – seulement eux ne trouvent pas toujours d’héritiers. » Ou encore : « Les proverbes, pourrait-on dire, sont les ruines qui restent sur le site d’anciennes histoires ; dans ces ruines, comme le lierre autour d’un mur, une morale grimpe autour d’un geste. »

    * * *

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    Vous vous souvenez peut-être de « Tsunami », l’œuvre de Nathalie van de Walle présentée ici. Du 16 juillet au 8 octobre 2017, Arcade propose au Château de Ste Colombe en Auxois (Bourgogne-Franche-Comté) « ORDRE ET CHAOS, exposition de design autour de l’œuvre gravé de Nathalie van de Walle ». Une occasion à ne pas manquer, si vous êtes dans la région, pour découvrir ce travail exceptionnel de déconstruction, reconstruction.

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  • Antoine de Vinck

    La Louvière Keramis (86) Le baiser Vinck.jpg« La figure humaine très stylisée, plutôt archétypale, statique peut devenir buste ; et le buste appelle à son tour le masque. Sensible à l’art ancestral, Antoine de Vinck ne pouvait passer outre cet élément rituel familier de toutes les civilisations.

    La Louvière Keramis (8).JPGLa figuration humaine évolue dans la série des Atlantes vers une asymétrie radicale présentant un profil souvent très éloigné de la forme humaine. Leur appellation et leurs silhouettes découpées évoquent la statuaire africaine et peut-être plus particulièrement celle du Congo, dont l’imaginaire d’Antoine de Vinck a été abondamment nourri (notamment par sa fréquentation du Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren). » 

    Extrait du Dossier de presse de l’exposition « Antoine de Vinck. L’esprit des formes » au musée Keramis, 2016.

    A gauche : © Antoine de Vinck, Le baiser, 1991, grès
    A droite : Vue partielle d'un ensemble Antoine de Vinck au rez-de-chaussée du musée Keramis

     

  • Au musée Keramis

    De la gare de La Louvière, j’avais remarqué de loin ce bâtiment original avec sa peau grise aux craquelures plus claires, sans savoir que c’était là le musée Keramis : le Centre de la céramique, érigé sur le site de l’ancienne faïencerie Boch. Après la visite de l’exposition Alechinsky le matin, c’était un objectif tout indiqué pour l’après-midi.

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    Inauguré en 2015, le musée Keramis est un bel exemple d’architecture contemporaine autour d’un bâtiment industriel classé. Quand on le découvre depuis la nouvelle Cité administrative, derrière un plan d’eau aménagé, on distingue bien les formes organiques de ses ailes en béton, en contraste avec le bâtiment ancien en briques.

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    Le revêtement gris en deux textures sur une surface de 4000 m2, dû au plasticien Jean Glibert, évoque le « craquelé ou faïençage de l’émail » (La revue de la céramique et du verre). La constructiond’un centre commercial à proximité, prévue  en 2018-2020, changera sans doute la vision actuelle du musée entouré d’espaces verts.

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    Une fois à l’intérieur, on se sent bien dans ces volumes de béton et de verre aux circonvolutions inattendues. Le parcours commence par une vaste salle spectaculaire : trois fours bouteilles (classés en 2003) y sont conservés in situ. « Derniers exemplaires belges de fours à faïence au charbon à flamme directe », ils datent du dernier tiers du XIXe siècle et ont fonctionné jusqu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale.

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    On accède ensuite à une salle dédiée à la céramique des XXe et XXIe siècles – Keramis est un musée et un centre de création contemporaine (atelier, résidence d’artiste). On y voit des oeuvres d’artistes actuels, comme Antoine de Vinck qui vient de faire l’objet d’une exposition, Pierre Culot avec un Grand vase à col émaillé (grès chamotté), Carmen Dionyse avec sa sculpture L’alchimiste (1990, grès, émail et jus d’oxydes).

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    A gauche : © Carmen Dionyse, L’alchimiste (1990, grès, émail et jus d’oxydes).
    En bas à droite : © Pierre Culot, Grand vase à col émaillé (s.d., grès chamotté)

    Les pièces exposées là sont de grande qualité, originales par leurs formes, leurs couleurs, leur finesse et leurs finitions – on a envie de les toucher. Au mur, une plaque de Corneille à dominante bleue illustre ses figures de prédilection : oiseau, femme, soleil... et chat. Plus loin, je me suis attardée devant une sculpture monumentale de Guy Bauclair, Liberté anthropomorphique.

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    Guy Bauclair, Liberté anthropomorphique (1983, grès chamotté et oxydes)

    A l’entrée de la « réserve visitable » du musée Keramis, une grande composition murale (carrelage en faïence) de Raymond-Henri Chevallier illustre l’élément nécessaire aux métiers de la céramique, Le Feu. La Terre, du même artiste, est exposée à l’étage. Un panneau didactique et des vidéos rappellent les étapes de la fabrication des faïences dans cet espace qui correspond à un ancien atelier.

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    A l’entrée de la réserve visitable, : © Raymond-Henri Chevallier, Le Feu (détail)
    (vers 1948, composition murale en carrelages, faïence émaillée), Collection du musée royal de Mariemont

    Dans de grandes armoires vitrées, on a rassemblé de la vaisselle, des vases, des objets divers (non étiquetés) qui illustrent l’histoire de la faïencerie Boch La Louvière, de « Boch frères Keramis » (1844) à « Royal Boch » (1994). (Les peintres Anna Boch et son frère Eugène appartiennent à cette famille.) Fleuron de la céramique jusqu’aux années 1970, Boch La Louvière va subir alors la crise économique et aller de restructuration en restructuration. Un film relate le combat des ouvriers, l’occupation de l’usine et, malheureusement, la faillite de la manufacture en 2011. Une belle vidéo de la Fondation Roi Baudouin retrace son histoire et présente l’art et les techniques de la céramique.

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    On reconnaît au passage quelques services de table vus chez des grands-parents, des parents, comme le décor Rambouillet. Boch a diffusé de nombreux modèles à paysages, à figures, à fleurettes, comme cette théière bleue pour laquelle je craquerais sans doute si je la trouvais dans une brocante. Beaucoup de Belges achetaient du Boch pour sa qualité et son « design » liant l’utile et l’agréable. A l’étage, quelques services phares des différentes décennies du XXe siècle témoignent de la succession des formes et des modes. 

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    Vases Art Nouveau

    Des pièces exceptionnelles sont montrées là-haut, de format hors du commun, signées par des initiales ou des noms de peintres – la « collection Boch ». Décors peints, imitation du Delft ou ou de l’Iznik, puis le triomphe de l’Art Nouveau et surtout de l’Art Déco, avec ces vases Keramis qui ont toujours du succès dans les salles de vente, en particulier ceux signés par Charles Catteau, que j’avais admirés dans une rétrospective à Strepy-Thieu en 2006.

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    Vases Art Déco signés Charles Catteau

    La dernière grande salle, aux baies largement ouvertes sur le paysage environnant, expose des céramiques d’artistes modernes et contemporains, collection de l’Etat belge et achats de la Communauté française (réguliers jusqu’en l’an 2000). De très belles créations signées Antoine de Vinck, Pierre Caille ou Chantal Talbot.

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    « Introspection : 7 ans d’acquisition », exposition temporaire
     

    Il manque encore un bon catalogue à ce nouveau musée wallon, heureusement j’y ai trouvé un numéro de la Revue de la céramique et du verre qui lui est entièrement consacré (épuisé). Le site de Keramis est plein de ressources et propose même un parcours urbain : « Découvrez La Louvière sous le signe de la céramique ». Je ne peux que vous encourager à visiter un jour ce Centre de la céramique pour son architecture, son histoire, ses collections – un patrimoine qui nous est cher.

  • Le tissu de sa vie

    Ce jour-là de Willy Ronis (1910-2009), disponible en Folio, « raconte » chacune de ses photographies, une cinquantaine : « J’ai la mémoire de toutes mes photos, elles forment le tissu de ma vie et parfois, bien sûr, elles se font des signes par-delà les années. Elles se répondent, elles conversent, elles tissent des secrets. »

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    © Willy Ronis, Chez Maxe, Joinville, 1947

    Comme Perec dans Je me souviens, Ronis pratique l’anaphore : après chaque photo, le texte, précédé du lieu et de l’année, commence par « ce jour-là ». D’une guinguette à Joinville (ci-dessus) à un soir d’avant Noël, de la place Vendôme à Port-Saint-Louis-du-Rhône, sans ordre chronologique, le photographe se rappelle les circonstances, l’humeur, le moment décisif : « C’est très complexe. Parfois, les choses me sont offertes, avec grâce. C’est ce que j’appelle le moment juste. Je sais bien que si j’attends, ce sera perdu, enfui. J’aime cette précision de l’instant. D’autres fois, j’aide le destin. »

    Il y a toujours quelqu’un sur ses photos, une présence en tout cas. Par exemple, quand il voit cette flaque d’eau sur la place Vendôme où se reflète la colonne Vendôme, il a tout de suite envie de saisir ce reflet. Une jeune femme enjambe la flaque – « Zut, je n’étais pas prêt, je l’ai ratée » et puis d’autres qui passent par là. Ce sont les cousettes des ateliers avoisinants, il est midi, elles sortent pour le temps du déjeuner. Il attend, en voilà d’autres, et voilà capturée « l’ambiance particulière de ce jour, où, (il s’en souvient), il n’avait pas cessé de pleuvoir. » La flaque, le reflet de la colonne, le flou d’une enjambée, les escarpins d’une silhouette en jupe. 

    Ce sont parfois des rencontres, des regards échangés, ou bien c’est une histoire qu’il s’invente, par exemple en observant un homme, « avec ses valises à ses pieds ». Des enfants, des vieux, des amoureux, des solitaires, des groupes, un chat. « J’aime saisir ces brefs moments de hasard, où j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose, sans savoir quoi précisément (…) ».

    En France ou à l’étranger, en reportage, Willy Ronis a vécu ces instants particuliers avec une telle attention que tout lui revient en regardant la photographie, ce qu’il voyait devant lui et ce qui se passait en lui. Et ainsi, d’une photo à l’autre, sans ordre chronologique, se dessine un autoportrait du photographe, entre 1939 et 1992. Il nous livre peu à peu ce qui dans la vie l’a touché, ce qu’il ressent, celui qu’il est. Il évoque Marie-Anne, son épouse, qui était peintre – elle est sur quelques instantanés. Il se souvient de qui l’accompagnait « ce jour-là ».  

    Sur la couverture, « Le petit Parisien, 1952 », un petit garçon avec une baguette sous le bras, est une des photographies les plus connues de Willy Ronis. Il l’avait repéré, dans une boulangerie, avec son air déluré, et avait demandé à sa grand-mère s’il pouvait le photographier dans la rue, courant avec son pain sous le bras – « Mais oui, bien sûr, si ça vous amuse, pourquoi pas ? » Un jour, une femme lui téléphonera, après avoir reconnu son gendre sur cette photo en couverture d’un livre, et lui rappellera le nom de la rue où elle a été prise. Il y est retourné, pour voir.

    Ce jour-là de Willy Ronis est un livre à garder à portée de main, là où on aime lire, pour y choisir une page au hasard, regarder la photo, rêver un peu, lire ce qu’elle a signifié dans la vie d’un photographe humaniste qui aimait retenir, en noir et blanc, le décor et la trace d’une émotion.