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corps - Page 2

  • Dénominateur commun

    kiki smith,entre chien et loup,exposition,la louvière,centre de la gravure,corps,nature,vivant,peinture,sculpture,culture« Le corps est notre dénominateur commun, la scène de notre désir et de notre souffrance. Je veux exprimer par lui qui nous sommes, comment nous vivons et nous mourrons. »

    Kiki Smith

    Kiki Smith. Entre chien et loup,
    Centre de la Gravure
    et de l’image imprimée,
    La Louvière > 23.02.2020

    © Kiki Smith, Sittng with a Snake, 2007, estampe numérique sur soie,
    175 x 124 cm, Paris, collection Galerie Lelong

     

  • Exposition Kiki Smith

    De Kiki Smith, en entrant au Centre de la Gravure et de l’image imprimée à La Louvière, je n’avais que deux images en tête : un Nocturne vu à la Villa Empain l’an dernier et l’illustration qui accompagne l’article de Roger Pierre Turine dans La Libre Belgique. Une très belle photo d’elle en noir et blanc accueille les visiteurs de l’exposition Kiki Smith. Entre chien et loup au Centre de la Gravure.

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    « Le titre de l’exposition de Kiki Smith évoque cette heure particulière du passage du jour à la nuit, ce moment où le chien est placé à la garde du bercail et où le loup profite de l’obscurité pour sortir du bois ! Toute l’œuvre de Kiki Smith oscille entre lumière et obscurité, glisse de la quiétude d’une nature apprivoisée à une animalité indomptable pour entrer dans le monde de la nuit, cet instant particulier où plaisir et peur se rejoignent. » (Catherine De Braekeleer, directrice du CGII)

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    © Kiki Smith, Tattoo Print, 1995, sérigraphie, 51 x 76 cm,
    La Louvière, Centre de la Gravure et de l'image imprimée

    D’emblée, Tattoo Print illustre ses thèmes de prédilection : le corps féminin, intérieur et extérieur, visage et sexe ; la nature, animale et végétale, ici des papillons et des fleurs. Des mots s'y répètent comme des mantras (Sweet, Lucky, Special…). Une série de douze estampes, Banshee Pearls, multiplie les surimpressions de son visage à différents âges, les distorsions, les contrastes. Tout près, un bronze intitulé Fontaine de dents, surprend et par le motif et par la taille !

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    © Kiki Smith, How I know I'm here I, 1985-2000, linogravure, 29,2 x 109,2 cm,
    La Louvière, Centre de la Gravure et de l'image imprimée (suite de 4 estampes illustrées sur le site du Centre)

    La suite How I know I’m Here, avec un fort contraste entre les lignes blanches et le fond noir (linogravure), mêle à nouveau son visage à des parties du corps (mains, pieds, organes), comme une exploration en profondeur du corps féminin dans tous ses aspects. « Ebranlée par l’apparition et les ravages causés par le sida », chez sa sœur entre autres, Kiki Smith voit dans le physique un « réceptacle de l’identité et de la condition humaine ». (Toutes les citations sont extraites du catalogue.)

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    © Kiki Smith, Red Cap, 2001, lithographie et rehauts aux crayons de couleur, Paris, collection Galerie Lelong

    Dans un autoportrait saisissant de 1996, l’artiste se montre dévêtue jusqu’à la taille, les mains posées sur les cuisses, le visage enduit de plâtre qui coule sur sa peau. Je pense à une scène inoubliable de Cris et Chuchotements (Bergman, 1972) à la manière d’une pietà. Cette photographie avait fait l’affiche d’une exposition passée, il y a dix ans, où 23 femmes exposaient sous ce titre pour marquer les 20 ans du Centre de la Gravure.

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    © Kiki Smith, Large Birds, 2007, encre, crayon et paillettes sur papier népalais, 260 x 630 cm,
    Bruxelles, Collection privée

    Large Birds, une grande composition où l’artiste se représente de profil, étendant le bras vers le premier des trois paons – on y voit aussi des étoiles et d’autres oiseaux – exprime la connexion vitale que nous avons avec notre environnement, vulnérable comme nous. « Jusqu’à ce qu’il étende le cercle de sa compassion à toutes les créatures vivantes, l’homme lui-même ne trouvera pas la paix » (Albert Schweitzer). Toutes, et pas seulement les animaux domestiques comme cette chatte et sa portée : Kiki Smith dessine des biches, des chouettes, des insectes (même des mites) et, bien sûr, le loup.

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    © Kiki Smith, Litter, 1999, 55 x 76,4 cm, lithographie en 4 couleurs, Paris, collection Galerie Lelong

    Au premier étage, une série impressionnante de gravures sur bois date du dernier séjour de sa mère à l’hôpital : Mortal « montre la lente transition de la vie à la mort et, en même temps, aborde la façon dont notre société considère le vieillissement et le trépas comme étant tabous ». Kiki Smith a dessiné et photographié sa mère pendant ce mois où elle lui rendait visite tous les jours. Les traits du visage, les gestes des mains, la position des pieds montrent à la fois l’extrême fragilité et néanmoins l’énergie du corps qui rayonne jusqu’au bout.

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    © Kiki Smith, Mortal, 2007, 6e sur 12 gravures sur bois, 58 x 72,5 cm,
    La Louvière, Centre de la Gravure et de l'image imprimée

    Près des gravures sont exposés aussi des bronzes, des livres qu’elle a illustrés, et même une estampe numérique sur soie, Sitting with a Snake, un autoportrait ? Et voici le loup : tantôt sage, assis près du Chaperon rouge comme un gentil chien (Friend), tantôt sauvage, prédateur de la femme nue (Splendid, In a Field), ambivalence qui se décline aussi dans Wolf Girl, l’affiche de Kiki Smith. Entre chien et loup (jusqu’au 23 février 2020).

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    © Kiki Smith, Friend, 2008, eau-forte et rehauts, Paris, collection Galerie Lelong

    Je ne connais pas assez l’art de la gravure pour apprécier la technique de Kiki Smith, qui m'a paru très variée. Cette exposition à La Louvière permet en tout cas d’appréhender son univers parfois déroutant, troublant, « étrange confluence entre le corporel et le fantastique ». Du concret, des choses ordinaires mais un regard qui ne l’est pas, des émotions. Sa « première exposition personnelle majeure en France » est en cours à La Monnaie de Paris. « L’œuvre de Kiki Smith ne véhicule pas des idées, elle montre des choses, elle dévoile une attitude. Que ces choses, cette attitude, nous donnent des idées à nous qui les regardons, est une autre affaire, c’est notre affaire. » (Jean Frémon)

  • Joie de Vivre

    Le 17 janvier, dans une semaine, l’exposition « Joie de Vivre » fermera ses portes au Palais des Beaux-Arts de Lille – une sélection thématique qui traverse les siècles et qui remplit sa promesse : vraiment réjouissante ! J’ai passé à Lille une excellente journée vendredi dernier, le soleil en prime (dedans et dehors).

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    © Niki de Saint Phalle (1930-2002), Nana jaune, 1995
    Polyester peint, 220 x 110 x 300 cm - Collection particulière

    Une Nana jaune de Niki de Saint-Phalle accueille les visiteurs dans l’atrium où le titre de l’exposition s’affiche en néons graphiques, comme à l’entrée de ses différentes sections. Puis on emprunte un couloir de quatre mille étiquettes « La Vache qui rit » rassemblées par Wim Delvoye sous un titre emprunté à Darwin : de quoi s’amuser à observer l’évolution de l’emballage pour mieux emballer le consommateur – et tirer la langue au pop-art ?

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    © Mark Handforth (1969-), Rising Sun, 2003
    Installation murale, tubes fluo, câbles électriques, 700 x 1 200 cm
    Collection FRAC Poitou-Charentes

    Un immense soleil de néon (Rising sun, Mark Handforth) invite dans la première salle, « Sous le soleil ». Une grande toile d’Edward Munch, Hommes se baignant, montre des baigneurs nus, de face, et d’autre dans la mer : du jaune sur un dos, un torse, une épaule, une cuisse, sur la plage, et des vibrations solaires qui se mêlent à la fraîcheur de l’eau striée de vert et de bleu. Splendide !

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    Edvard Munch (1863-1944), Hommes se baignant, 1907-1908
    Huile sur toile, 206 x 227 cm, Helsinki, Ateneum Art Museum / Finnish National Gallery, Collection Antell

    Il y a de quoi nous retenir longuement ici : L’air du soir d’Henri-Edmond Cross (baigneuses et promeneuses) et d’autres œuvres dont ses célèbres Iles d’or ; L’Eau de Frantisek Kupka, la plus belle évocation du plaisir que l’on ressent en se baignant que j’aie jamais vue en peinture , et aussi Rythme, joie de vivre de Robert Delaunay, un grand format où les couleurs vives s’enroulent et nous emportent.

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    © František Kupka (1871-1957), L’Eau, 1906-1909
    Huile sur toile, 63 x 80 cm, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle
    Dépôt au musée des Beaux-Arts de Nancy, 1998, Don d’Eugénie Kupka en 1963

    Le bonheur est illustré d’abord par des scènes de jeux. Sur un bas-relief romain du IIe siècle, des garçons en tuniques courtes font rouler des balles à terre, des filles en jupes longues lancent des balles en l’air. En face, un charmant portrait par Chardin d’une fillette tenant d’une main sa raquette, de l’autre un volant à plumes – des couleurs et une harmonie inégalables (Petite fille jouant au volant).

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    Jean Siméon Chardin (1699 - 1779), Petite fille jouant au volant, 1737
    Huile sur toile, 83 x 66 cm - Florence, Galerie des Offices

    Un ensemble de quatre photographies d’Elger Esser montre deux enfants jouant les pieds dans l’eau près de rochers : un polyptique plein d’atmosphère et, à mes yeux, la seule photographie qui soit ici à la hauteur des tableaux exposés autour. Une scène délicieuse à observer : Le Maître peintre de Jan Verhas, où un enfant blond s’exerce à l’aquarelle sous les yeux d’autres enfants attentifs et souriants.

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    Albert Fourié (1854-1937), Un repas de noces à Yport, 1886
    Huile sur toile, 245 x 355 cm Rouen, musée des Beaux-Arts

    Puis ce sont des « parties de campagne » : Un repas de noces à Yport d’Albert Fourié montre en grand format de joyeux convives attablés à l’ombre d’un arbre. Le verger en haut, la nappe blanche en bas, vie et lumière. Quel plaisir de revoir plus loin Jour de fête de Kouznetsov (et quel contraste avec la sculpture placée en dessous, La sieste, un marbre de Denis Foyatier).

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    Gustave Crauk (1827-1905), Le Baiser, 1901
    Plâtre patiné, 79 x 70 x 62 cm - Lille, Palais des Beaux-Arts

    Le Baiser de Gustave Crauk, tendre étreinte entre une jeune mère et son enfant (le cartel attire l’attention sur les petites ailes de celui-ci, allusion à son décès), occupe le centre d’une salle sur le thème des « liens » familiaux ou amicaux. Même tendresse entre Silène et Bacchus enfant, un bronze du Louvre (d’après Lysippe). De Renoir, dont j’ai omis de signaler au début du parcours une belle étude (Torse, sous le soleil), voici Gabrielle et Jean, tout en douceur. Une Vierge à l’enfant d’après Rogier van der Weyden (XVe s.) montre Marie allaitant Jésus : ses vêtements d’un rose subtil ressortent sur le fond bleu du panneau entouré de guirlandes de fleurs et de fruits sur fond doré. 

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    Rogier van der Weyden (d’après), Vierge à l’Enfant, Fin du XVe
    Huile sur bois, 49 x 33 cm - Lille, Palais des Beaux-Arts
    (désolée pour les reflets)

    Dans une tout autre gamme, le rose et le bleu enchantent dans une grande toile de Maurice Denis, Soir de Septembre, aux couleurs irréelles et merveilleuses : il a peint sa famille, femmes et enfants, sur une plage étonnamment bleue où une mer émeraude étale son écume du même rose-orangé que le ciel du soir.

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    Maurice Denis (1870-1943), Soir de septembre, 1911
    Huile sur toile, 130 x 180 cm - Nantes, musée des Beaux-Arts

    Pour illustrer les deux salles consacrées aux « liesses » (bals, carnavals, fêtes, festins), je me limiterai à un peintre que je ne connaissais pas, Georges-Antoine Rochegrosse, et à son Bal des quat’z’arts descendant les Champs-Elysées : les étudiants de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris forment un joyeux cortège avec leurs modèles. Costumes anciens et exotiques, nus, musiciens, cavaliers, ombrelles – et même une chatte et ses petits, non loin d’une pie ! –, c’est un défilé rieur qui descend de l’Arc-de-Triomphe sous surveillance (un policier de dos, sous un réverbère). Un tableau très gai, composé en diagonale, avec le sol clair qui fait ressortir le chatoiement des étoffes et des couleurs.

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    Georges-Antoine Rochegrosse (1859-1938), Le Bal des Quat’zarts descendant les Champs-Élysées, 1894
    Huile sur toile, 153 x 215 cm - Paris, École nationale supérieure des beaux-arts

    Deux salles aussi pour les « corps joyeux » – course exaltée des baigneuses de Picasso avec le vent, l’affiche de l’exposition – et trois très belles sculptures sensuelles de Rodin : L’Ange déchu, Eternelle idole et Torse d’Adèle. (Plus loin aussi, de merveilleuses Mains d’amants en plâtre.) Une petite plaque d’ivoire ronde (« valve de boîte à miroir », XIVe) représente avec finesse, de part et d’autre d’un arbre, un couple visé par Cupidon juché sur une branche, et un couple en train de s’embrasser – l’éternelle histoire.

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    Anonyme (Paris), Valve de boîte à miroir : L’Amour et deux couples, Deuxième quart du XIVe siècle
    Ivoire, Diam. 9 cm - Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge

    Hans Peter Feldmann s’est amusé, en 2014, à copier le fameux portrait de Jeune fille au repos par François Boucher : même pose aguichante, mêmes effets de jambes et d’étoffes, mais avec quelques variantes dont la plus drôle est bien l’anachronique contraste de la peau restée blanche sous le bikini de la demoiselle !

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    François Boucher (1703-1770), Jeune fille au repos (Louise O’Murphy), 1751
    Huile sur toile, 59,5 x 73,5 cm - Cologne, Wallraf-Richartz-Museum

    © Hans Peter Feldmann (1941-), Sans titre, 2014
    Huile sur toile , 40 x 50 cm - Allemagne, collection de l’artiste

    « Rires » pour terminer : un sujet plutôt rare en peinture et en sculpture, et difficile, non ? J’ai aimé celui du Jeune garçon riant de Frans Hals et le fin sourire d’un ange sculpté du XIIIe siècle (Tête d’ange provenant de Saint-Louis de Poissy).

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    Anonyme (Poissy), Tête d’ange provenant de Saint-Louis de Poissy, Après 1297
    Calcaire, 19,5 x 18 x 16,5 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge

    Dans l’atrium, des scènes de films sont proposées en boucle, les titres sont repris dans le dossier de presse, ainsi que toutes les œuvres exposées. « Joie de Vivre » : un thème stimulant pour commencer l’année. J’ai apprécié l’aménagement des espaces d’exposition avec leurs seuils panoptiques (vue d’ensemble de chaque salle dès l’entrée) et aussi les citations proposées au bas des murs (peut-être un peu trop bas) sur une bande colorée. « Toute joie parfaite consiste en la joie de vivre, et en elle seule. » (Clément Rosset)

  • Je choisis

    barillé,petit éloge du sensible,essai,littérature française,solitude,choix,sensibilité,corps,femmes,joie,culture« Je choisis ce qu’il y a en moi d’essentiel, d’infini et de non monnayable. Je choisis de cultiver l’esprit de finesse, les émotions délicates, les sensations patiemment tamisées, sachant que si la faim du corps, tout impérieuse soit-elle, a ses impasses, celle de l’esprit, elle, s'accorde à l’illimité, tout comme les nourritures dont il se rassasie : l’offrande ultime d'une rose de novembre, l’âcreté sensuelle d'un feu de cheminée, le nuancier d’un ciel normand, l’ivresse du baiser qu'on n'attendait plus.
    Je choisis l’ordre sensible contre la tyrannie sclérosante des ambitions. »
     

    Elisabeth Barillé, Petit éloge du sensible

  • Eloge du sensible

    Dans la collection « Petit éloge » (Folio), voici Elisabeth Barillé avec Petit éloge du sensible (2008), vingt textes, courts pour la plupart. « Prologue en cuisine », le seul dialogue de cet essai très accessible, donne le ton de cette épicurienne avouée : « Comment fais-tu ? – Pour quoi donc ? – Pour avoir l’air heureuse ? – Mais je le suis vraiment ! – Toujours ? – Chaque jour m’apporte une occasion de l’être… » 

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    Matisse, Tête de femme

    Elisabeth Barillé se sent bien dans sa peau, dans son corps comme elle dit, même si les années passent. Comparant les corps aux violons, elle déclare que « les neufs vont aux débutants, les historiques aux virtuoses. » Son conseil à qui est malheureux ? « Sortez ! » Le bonheur demande de la volonté. Ce dialogue a lieu dans sa cuisine – écrire et cuisiner font bon ménage, voir Duras et sa soupe aux poireaux. Les gestes simples, humbles, font la richesse de la vie.

    C’est un art de rester dispos, curieux du monde comme il va, ce qui n’empêche pas de s’emporter contre l’immaturité et la grossièreté affichées en société à propos du sexe (« Femmes, on vous ment ! ») au point que « La retenue signe désormais la prétention. » Absurde, bien sûr, de prétendre parler « au nom des femmes » parce qu’on en est une, comme s’en targuent certaines dans les témoignages ou les débats.

    « Je ne supporte ni les voix aiguës, ni les voix brutales, ni les voix impérieuses, ça fait du monde… » (« Féconde surdité ») Elisabeth Barillé aime être seule et relie cela à la perte de l’oreille gauche à sept ans, qui l’a rendue vulnérable à certains sons. « Je lui dois la solitude, cette royauté secrète. » Elle y a gagné d’échapper « aux remous du monde » : « Je redoute tout ce qui fait grappe, groupe et débat, forums, assemblées et fêtes. »

    A la solitude aimée (on pense à Jacqueline Kelen) se joint le goût des endroits paisibles, quand elle décrit son refuge au cœur de Paris qui lui offre le matin le chant des oiseaux, le soir le silence, ou sa vie en Normandie : « Ici, seule face aux mouettes, j’écris, je ris et je rends grâce. »

    Ce n’est pas une vie d’ermite, mais une liberté choisie, un renoncement qui mène à la joie, aux antipodes des faux besoins (les soldes dans « Néant tangible », un dépôt-vente dans « Sac rouge souris grise ») et du pouvoir de l’argent qui aveugle et emprisonne. Elisabeth Barillé s’insurge contre « l’esclavage consumériste ». « Se réjouir pour peu de choses, se contenter du minimum, festoyer d’un rien : si c’était là l’ultime scandale ? » Son premier roman, Corps de jeune fille, avait fait sensation en 1980. Depuis lors, la romancière française a publié une vingtaine de titres, dont les derniers sont inspirés par la Russie, le pays de sa mère.

    Petit éloge du sensible m’a permis de faire connaissance avec une écrivaine qui refuse le conformisme sans prétendre à la perfection (elle fume deux cigarettes par jour, elle se souvient de ses années anorexiques) et qui rejette les fausses jouissances (contre le succès des sex toys, elle écrit « Appel au ressentir »). On y croise des papillons, quelques écrivains, de bonnes formules : « L’insupportable bisou. Votre ennemi personnel en ce moment. »