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banks - Page 2

  • Beaux lendemains

    La mort d’un enfant est un des sujets les plus douloureux qui soient. Quand un car scolaire se renverse un jour de neige, entraînant deuils, souffrances et déchirements, comment en parler ? Russell Banks, dans De beaux lendemains (The Sweet Hereafter, 1991), donne la parole successivement à Dolorès, la conductrice du car, à un chic type qui y a perdu ses jumeaux, à un avocat qui veut représenter les victimes, à l’une de celles-ci, Nicole, à qui on répète qu’elle a eu de la chance parce qu’elle a survécu, mais qui y a perdu ses jambes, avant de revenir à Dolorès, pour en finir avec cette histoire qui a chamboulé Sam Dent, une bourgade au nord de l’Etat de New York. 

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    http://www.cinemovies.fr/photo-5855-0.html

    Ce matin-là, ça sentait la neige. Dolorès l’a dit à son mari, en chaise roulante à la suite d’une attaque. Cela fait vingt-deux ans que cette grande et forte femme ramasse les enfants et les ramène, matin et soir, par tous les temps. Elle bichonne son bus avant d’entamer sa tournée dans ce village où elle connaît tout le monde, elle trie aussi le courrier à la poste. Elle sait qui arrive toujours en retard, quels drames se cachent derrière de petites mines chiffonnées, elle sait s’y prendre avec les gosses, en fixant clairement les règles au départ, en s’intéressant à eux mais sans insister, pour qu’ils se sentent à l’aise.

    Ses passagers et elle sont assez surpris quand le petit Sean, seul enfant du couple qui tient l’unique motel du coin, tend les bras vers sa mère « comme un bébé craintif » en lui disant qu’il veut rester avec elle, avant que Nicole Burnell, une des filles de huitième, le prenne près d’elle pour le rassurer. Plus loin, une fois ses jumeaux dans le bus, Billy Ansel a pris l’habitude de les suivre avec son pick-up, jusqu’à la bifurcation vers la ville – pas envie, sans doute, de se retrouver seul dans la maison depuis que leur mère est morte d’un cancer, quelques années avant. Idéaliste, ancien du Viêt-nam qui embauche régulièrement de jeunes gars « maussades » revenus de cette guerre et les aide à se réhabiliter, Billy est considéré par tous comme un modèle.

    On fait donc connaissance avec les enfants, leurs familles, la localité, jusqu’à ce que surgissent les problèmes sur la route, d’abord ce chien qui surprend la conductrice en traversant la route juste devant eux – heureusement il ne se passe rien –, puis ce second chien que Dolorès voit ou croit voir dans la neige tombante et qui la fait braquer à droite et freiner, « tandis que le bus quittait la route et que le ciel basculait et chavirait et que le sol surgissait brutalement devant nous. »

    Billy Ansel, derrière, était en train de répondre de la main à ses enfants qui lui faisaient signe de l’arrière. Il a vu l’embardée, le dérapage, le garde-fou enfoncé, le bus « en chute libre du haut de la berge jusqu’au fond de la sablière » et l’eau glaciale en engloutir la moitié arrière. Contrairement aux gens qui prétendaient savoir que cela arriverait un jour ou l’autre, qui accusent Dolorès ou l’état du bus ou l’entretien des routes, à la recherche d’un coupable, il sait que l’accident était imprévisible. A ce moment-là, il s’en veut, lui était en train de fantasmer sur la femme mariée avec qui il entretenait une liaison secrète, et maintenant toute sa vie défile, sa vie avec Lydia, sa femme, leurs vacances avec les enfants, la maladie, le veuvage. Après l’accident, il aide à remonter les survivants, à dégager les corps bleuis. Pas par courage – « Ma seule possibilité de continuer à vivre était de croire que je ne vivais plus. »

    Quand Mitchell Stephens aborde Billy Ansel près de son garage, il se fait éconduire, Ansel ne veut aucun contact avec ces juristes qui rôdent dans les parages pour monter une affaire. Mais l’avocat est expérimenté, et ce n’est pas la cupidité qui le fait agir mais la colère, contre ceux qui jouent avec la sécurité, qui sacrifient des vies pour diminuer les coûts, augmenter les gains. Il convainc rapidement quelques familles de lui confier leurs intérêts, puisqu’il ne leur en coûtera rien, sauf un pourcentage sur les dédommagements s’il gagne leur procès. Stephens mène une « vendetta personnelle ». Sa fille unique, Zoé, il n’est pas arrivé à la protéger de la drogue, il n’a de ses nouvelles que quand elle a un besoin urgent d’argent pour continuer, et son amour pour elle s’est transformé en « rogne fumante ».

    Russell Banks, écrivain engagé, convainc davantage dans De beaux lendemains que dans La Réserve. C’est la jeune Nicole Burnell, de retour chez elle en fauteuil roulant, dans la chambre que son père lui a aménagée au rez-de-chaussée, où elle demande tout de suite qu’il lui installe un verrou à la porte, qui portera le dénouement de cette douloureuse affaire. L’adolescente s’étonne de l’ordinateur offert par l’avocat à son intention et ne comprend pas ce que ses parents attendent d’un procès. Chanceuse ? Malchanceuse ? Elle comprend qu’elle est « les deux à la fois, comme la plupart des gens ». L’accident l’a transformée de plus d’une façon, et elle est plus forte qu’on ne le croit. Sa famille et tous les autres ne savent pas encore ce qui les attend. Le sait-on jamais ?

  • Trop de choses

    « Le guide n’était pas un homme très loquace. Il s’efforçait, en toutes circonstances, d’être franc et exact, mais trop de choses, surtout dès qu’il s’agissait d’êtres humains et encore plus quand il était question d’hommes
    et de femmes, étaient d’une telle complexité qu’on ne pouvait en parler avec franchise ou exactitude. »

    Russell Banks, La Réserve

    Henin Frans, couple enlacé.jpg
  • Dans les Adirondacks

    La région des Adirondacks, ses lacs, son parc naturel, voilà le cadre de La Réserve, un roman de Russell Banks (2007). J’ai découvert cet écrivain américain avec l’inoubliable American Darling, dont l’héroïne, Hannah, quitte cette même région à cinquante-neuf ans, vers 1970, pour se rendre au Liberia, où elle est prise dans le tourbillon de l’histoire africaine et dans les tremblements de ses abîmes personnels, un récit passionnant et bouleversant. 

    Ampersand_Adirondacks_NJ_USA, photo de Jarek Tuszynski (Wikimedia commons).jpg
     

     

    Eté 1936. La rencontre entre le peintre Jordan Groves, qui se déplace le plus volontiers en hydravion, et la sulfureuse Vanessa Cole, fille adoptive des riches propriétaires d’une « campagne » au bord d’un lac de la Tamarack Wilderness Reserve (seize mille hectares dont l’accès est réservé à une élite et aux employés), semble plus convenue au premier abord. Le Dr Cole a invité le peintre à donner son avis sur quelques paysages de Heldon, le peintre le plus renommé de la région après lui. Grâce à sa femme, Alicia, qui lui a montré des photos de l’ex-comtesse Von Heidenstamm dans des magazines de luxe, Jordan, la quarantaine, reconnaît Vanessa – « Quel bel animal, se dit-il. Mais une femme à regarder, c’est tout. Pas à toucher. Tout au plus à peindre, peut-être. En tout cas une femme dont il faut se méfier. »

     

    Ces « ploutocrates » ne sont pas du tout son genre, des « républicains de la « classe de loisir ». Des héritiers sans réelle culture et, à part le médecin, sans compétences utiles. » De son côté, après avoir observé la manière silencieuse avec laquelle le peintre regarde les tableaux de son père, Vanessa Cole n’hésite pas à lui chuchoter au passage : « Je ne serai pas contente tant que vous ne m’aurez pas emmenée faire un tour dans votre avion. » Et lorsqu’il prend congé, en effet,  la belle aux longs cheveux roux l’attend sur la plage, en jupe blanche et veste de lin. En vol, il lui explique les règles de base du pilotage, lui laisse un instant les commandes, puis pose son appareil près du rivage d’un étang. Au grand dépit de sa passagère, il la laisse là, seule, au clair de lune, furieuse qu’il ne la suive pas.

     

    Le lendemain, dans sa maison non loin de la rivière Tamarack, qu’il a fait construire sur ses propres plans et en mettant la main à la pâte, le peintre songe dans son atelier
    à la soirée de la veille, à son travail, à sa famille, Alicia et les garçons. Il leur a donné des noms d’animaux qu’il admire, Bear et Wolf. Alicia, de dix ans plus jeune que lui – elle a été son élève au cours de gravure – s’est habituée à ses longs voyages solitaires en Alaska, au Groenland, à Cuba ou ailleurs, mais non aux flirts épisodiques de son mari. Lui ne voit pas en quoi il serait coupable, n’étant jamais tombé amoureux d’une autre femme. Quand il l’interroge sur ses projets pour la journée et qu’elle répond avoir envie de marcher, de travailler au jardin, et de réfléchir parce qu’elle a « besoin de pensées nouvelles », Jordan pressent que quelque chose va leur tomber dessus, qui se rapproche, en silence.

     

    C’est pourtant ce que le peintre appelle « une parfaite journée des Adirondacks, parlant ainsi non pas de température ou de saison, mais bien de lumière éclatante ». Au village où il se rend avec ses fils et ses chiens pour prendre livraison de fournitures, Jordan apprend la mort du Dr Cole, victime d’une crise cardiaque pendant la nuit. En passant devant l’entrée du club Tamarack, il aperçoit Vanessa et
    sa mère non loin du directeur sur la véranda du club-house et pour la première fois, range sa voiture dans l’allée de ce club dont il n’a jamais souhaité faire partie. Vanessa répond sèchement à ses condoléances – elle a déjà scandalisé tout le monde en racontant comment il l’a abandonnée dans l’obscurité la veille au soir – puis, à l’écart, le provoque : « Vous vouliez faire l’amour avec moi. Mais vous n’avez pas pu. »

    Vanessa joue dans ce roman le rôle de la femme fatale. Malgré eux, Jordan et Alicia vont être attirés dans un piège où il n’est pas question que de sexe ou d’amour. La séductrice mène aussi un jeu étrange et dangereux à Rangeview, la maison de campagne, dans une tragédie familiale où elle implique Hubert St. Germain, le précieux et dévoué guide de la Réserve qui s’est toujours occupé de leur propriété. L’intrigue rocambolesque m’a pourtant moins intéressée que la belle description de cette région sauvage des Adirondacks à travers le savoir du guide et le regard du peintre.

    L’univers de Jordan Groves, ses liens avec d’autres artistes, son engagement social – le récit est entrecoupé de brèves incursions dans la guerre civile espagnole à laquelle il prendra part en 1937 – son amour de la terre, ses problèmes de conscience, tout cela m’a paru plus authentique que les aléas de l’histoire. Celle-ci, pleine de rebondissements parfois peu vraisemblables, tient en haleine jusqu’au bout des quelque quatre cents pages de La Réserve, une œuvre en deçà, à mon avis, d’American Darling.