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adolescence

  • Aux Champs

    Bloch-Dano Poche.jpg« En ce vendredi de février froid et ensoleillé, me voici à mon tour dans les jardins déserts où m’accueille le panneau de l’allée Marcel-Proust, à l’angle de l’avenue Gabriel et de la place de la Concorde. Pas de chevaux de bois, pas de voitures aux chèvres mais la statue, la pelouse, les pigeons sont fidèles au rendez-vous. Le « petit pavillon treillissé de vert » des « water-closets » remplit toujours sa fonction au bord de la contre-allée. Le kiosque de la marchande de sucres d’orge propose aux touristes des canettes de soda et des sandwichs. […]
    Tout est là, ou presque. On pourrait faire défiler les images avec l’illusion que les quelques promeneurs sont des figurants en costume moderne – mais les bruits, le grondement incessant des voitures sur les Champs-Elysées, les odeurs de gaz, les poubelles débordant de plastique, les touristes armés de smartphones dissipent l’illusion. »

    Evelyne Bloch-Dano, Une jeunesse de Marcel Proust

  • Un jeune Proust

    Evelyne Bloch-Dano annonce « Enquête sur le questionnaire » en sous-titre d’Une jeunesse de Marcel Proust. Les fameuses réponses écrites par le jeune Marcel dans l’album anglais d’Antoinette Faure – Confessions. An Album to Record Thoughts, Feelings, & c. – figurent au début de son essai. On pourra les comparer à la fin avec celles du second questionnaire dans Les Confidences de Salon.

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    Marcel Proust (au milieu) et Antoinette Faure au parc Monceau (mai 1886)
    (galerie de documents sur le site de l'autrice)

    L’essai explore comment le « questionnaire de Proust », au départ un « divertissement de société », auquel il n’a jamais fait lui-même allusion, est devenu un mythe. L’album, « un petit cahier cartonné de rouge », a été retrouvé dans une malle en 1924 par le fils d’Antoinette Faure. Intrigué par l’objet, il y découvre des « confessions » généralement non signées, interroge sa mère qui reconnaît celle de Proust.

    En 1949, André Maurois fait écho au questionnaire dans A la recherche de Marcel Proust, ainsi qu’au second, et c’est dès 1952 que naît l’idée de demander à des auteurs contemporains de répondre aux mêmes questions. Ainsi naît le « questionnaire Marcel Proust ». Celui-ci se répand aussi hors de la sphère littéraire, les journalistes s’en servent dans les revues, les journaux. On se souvient de Bernard Pivot qui en invente un autre, plus court, pour terminer son émission Bouillon de culture et de sa dernière question : « Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous, après votre mort, l’entendre vous dire ? »

    L’album d’Antoinette Faure a été vendu chez Drouot en 2003 pour 120 227 euros (à une société). Le voyant exposé à Cabourg en 2007 pour une « Journée proustienne »,  Evelyne Bloch-Dano peut un soir découvrir les autres pages de l’album feuilleté par des mains gantées et, sa curiosité piquée au vif, forme le projet d’enquêter sur ce document, de comparer les réponses du jeune Proust à celles des jeunes gens de son âge. « Tout simplement : était-il déjà exceptionnel ou, simplement, un garçon de son époque ? »

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    Réponses manuscrites de Proust (Open Culture)

    L’essai cherche à identifier les relations sociales de Proust à cette époque, en commençant par Lucie et Antoinette Faure (filles du futur président de la République Félix Faure) avec qui il jouait dans les jardins des Champs-Elysées, « d’autres enfants des beaux quartiers », puis ses camarades de classe au lycée Condorcet. « C’est alors tout un monde qui a surgi, celui des jeunes filles de la bourgeoisie de la fin du dix-neuvième siècle, souvent originaires du Havre ou y ayant vécu comme la famille Faure. Quelques garçons aussi. A travers leurs goûts, leurs lectures, leurs rêves, leurs études, leurs habitudes, s’est dégagé le portrait d’une génération. »

    Au dos de l’album, Antoinette a noté ses deux adresses, à Paris et au Havre. L’essayiste est partie sur les traces des demeures familiales et des modes de vie. Comment Marcel et Antoinette se sont-ils connus ? Elle s’est intéressée aussi au « vert paradis des amours enfantines », les Champs-Elysées. Elle s’est tournée vers les correspondances, les témoignages, en plus des origines du fameux « Confession Album ».

    Une jeunesse de Marcel Proust livre une enquête très documentée. C’est à l’occasion des derniers jours de l’Exposition maritime internationale du Havre, durant l’été 1887, qu’Antoinette Faure a invité ses amis, des adolescents entre 14 et 18 ans, « cet âge incertain entre enfant et adulte ». Le dimanche 4 septembre, Marcel Proust, seize ans, a rempli le questionnaire. Evelyne Bloch-Dano s’attache à décrire la vie des jeunes filles à cette époque, celle où on commence à créer des lycées à leur intention, mais les amies d’Antoinette n’y vont pas, elles reçoivent de l’enseignement à domicile ou dans un « petit cours » privé.

    Le contexte historique posé, l’essai passe à la description précise de l’album et cherche à dégager une méthode pour présenter les résultats détaillés : 24 questions, 42 jeunes gens, environ un millier de réponses. L’objectif : une « photographie d’ensemble » d’une part, et celle de Marcel Proust de l’autre. Test de personnalité, aspirations des filles et des garçons, goûts et couleurs… Et puis, forcément, toutes les questions qu’elle se pose devant les réponses – sincères ou poseuses.

    « Je me demande finalement si le sujet de mon livre n’est pas là, dans cette quête d’une adolescence enfuie. Les biographes passent leur temps à faire revivre les disparus. Chaque nouveau personnage est une victoire sur la vie. Ou sur la mort ? Sans doute y a-t-il derrière cette obsession un néant que nous cherchons à repeupler. De quelles adolescentes effacées par l’Histoire, dans mon récit familial, les filles du Havre sont-elles les fantômes ? »

  • Dans le noir

    Olafsdottir Le rouge vif A vue d'oeil.jpg« Pas un signe de lueur du jour dans ces ténèbres hivernales. Elle se réveille dans le noir, clopine jusqu’à l’école dans le noir, penchée en avant entre les congères grises et brunes, avec partout la menace des glaçons qui pendent du rebord des toits. Pas de couleurs dans la nature, pas d’odeurs, aucune proximité ni distance. En fin de matinée, le jour commence tout juste à bleuir à la fenêtre ; vers midi, il s’ouvre brièvement dans le noir comme un drap bleu ciel. Après, c’est de nouveau la nuit continue.
    – Nous avons commencé d’exister dans l’obscurité du ventre maternel, dit le professeur. C’est pourquoi le noir est fécond, le noir est bon, parce que c’est dans le noir que les organes fonctionnent le mieux. Quand nous mourons, nous retournons au noir. »

    Audur Ava Olafsdottir, Le rouge vif de la rhubarbe

  • Rouge rhubarbe

    Le souvenir du bel Eden d’Audur Ava Olafsdottir m’a poussée à emprunter Le rouge vif de la rhubarbe, son premier roman (traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson en 2016). On y reconnaît déjà sa manière de camper un univers dans un paysage à la fois sauvage et habité, avec quelques personnages.

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    Nína, une amie de sa grand-mère décédée, veille sur Ágústína, une adolescente de quatorze ans, qui ne se déplace qu’avec des béquilles mais est « du genre téméraire ». Au bord de la mer, celle-ci « se propulsait à la force des poignets par-dessus les roches arrondies du rivage », les jambes « collées l’une à l’autre, telle la queue d’un petit cétacé qui laisserait son sillage sur le sable ». La grève est son univers, « à elle et à Dieu » dont elle aimerait un miracle tout en laissant un message dans une bouteille.

    Elles habitent une maison rose saumon, dans la rue la plus haute du village entre mer et montagne. Ágústína doit monter treize marches pour accéder à sa chambre dans la tour violette, dont elle aime la vue. Au sous-sol, Vermundur a son atelier de réparation en tous genres. Le jardin de rhubarbe est bien plus haut, « un carré bien net de tiges d’un rouge éclatant coiffées de vert, dont nul ne connaît l’origine et que personne ne se soucie de cultiver », le « lopin privé » de la jeune fille qui aime s’y asseoir ou s’y coucher, en août, quand la rhubarbe est haute et la dissimule.

    Elle lit les lettres que sa mère biologiste lui envoie de contrées lointaines, qui s’insèrent dans le récit. Son père, elle ne l’a pas connu, une « âme errante » que sa mère avait rencontré en photographiant des oiseaux migrateurs pendant des vacances. A la fin de l’été, les femmes du bourg s’offrent de la rhubarbe, entre voisines. Agustina les décapite sur le trottoir, Nína en fait de la confiture, et puis ce sont des pots de confiture qui circulent entre les maisons. En plus de la cuisine, Nína organise des stages de couture.

    Le projet d’Ágústína, c’est d’escalader la Montagne au printemps prochain, puis d’autres montagnes, un jour, ou même de chausser des skis conçus pour elle dans l’Antarctique. Quand le professeur d’islandais donne pour sujet de rédaction « Réaliser ses rêves », il lui conseille de ne pas se perdre « en détails et en digressions, mais à bien mettre les choses en rapport et à garder une vue d’ensemble ». Il lui reproche de trop s’attacher aux détails.

    Tout en peuplant son récit de poissons et d’oiseaux, Audur Ava Olafsdottir raconte dans Le rouge vif de la rhubarbe la vie aux quatre saisons d’Ágústína : à quoi elle passe ses journées, les anecdotes que lui raconte Nína ou le récit que lui fait Vermundur de sa naissance compliquée, ses observations du ciel, de la terre et de la mer, la rencontre de Salomon, le fils de la chef de chœur récemment installée au village. Gravira-t-elle la Montagne ?

    Dans cette première œuvre, avec très peu de matière, la romancière installe une ambiance particulière et fait déjà preuve d’une qualité qu’on retrouvera dans ses autres romans : la sensibilité dans l’approche de ses personnages, la délicatesse, sans mièvrerie. « D’une grande plasticité, l’écriture d’Ólafsdóttir est mise ici au service d’un projet délicat : peindre le paysage intérieur d’un être à part. Un défi que la romancière relève avec un indiscutable brio. » (Elena Balzamo, Le Monde des Livres)

  • Le même sourire

    Lafon couverture actes sud.jpg« Lara avait un jour demandé à Cléo comment juger du niveau d’une danseuse. La rapidité de ses gestes, sa souplesse, sa grâce ? Devant l’écran, elle comprit que c’était autre chose : cette capacité à ravir l’attention, toutes les attentions, par millions, dont celle de Lara. Cette capacité à donner envie d’être Cléo, agile, athlétique, précise et troublante.
    Le générique de fin défilait sur les cuisses gainées de lycra noir de Cléo, elle enlaçait une danseuse d’un blond platine, toutes deux arboraient le même sourire laqué vermillon, la même frange de faux cils. La caméra hésita un instant entre elles deux puis choisit Cléo, zoomant sur sa peau scintillante, découpant la danseuse en vignettes dorées : seins, cuisses, fuselage d’une taille prise au plus serré, Cléo en pièces détachées, offerte à la France du samedi soir. »

    Lola Lafon, Chavirer