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Littérature française - Page 213

  • Soi ou une autre

    Se réveiller en l’an 2000 sans se souvenir des douze années précédentes, découvrir qu’avec l’homme dont elle venait de tomber amoureuse, elle a eu trois enfants qu’elle ne connaît pas, c’est la situation extravagante où  Frédérique Deghelt place son héroïne dans La vie d’une autre (2007).

    Marie se rappelle tout de ses vingt-cinq premières années. A la suite de quel traumatisme est-elle tombée dans cette amnésie partielle ? A Pablo, avec qui elle semble avoir toujours formé un couple idéal, elle décide de ne rien demander, de ne rien dire, espérant que la mémoire lui revienne peu à peu. Mais comment se débrouiller normalement quand on ne sait plus se servir d’un téléphone portable ou de sa messagerie électronique, quand on a oublié les codes, les adresses, l’organisation incessante d’une mère de famille ? Il faut feindre, tâtonner, apprendre à poser avec humour les bonnes questions, composer avec le quotidien.

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    Quand elle se décide à consulter un thérapeute, Marie explique qu’elle a appris depuis son « réveil » à écouter les autres, à déceler dans leur voix ou dans leurs mots l’intimité qui existait entre eux : « Je peux mesurer leur degré d’authenticité sans la moindre hésitation. » Elle interroge ses amis, les plus proches, sur le couple et la famille qu’ils formaient à leurs yeux.

    Bien sûr, il serait encore plus étonnant que le principal intéressé ne remarque rien, alors que les enfants ont très vite applaudi la « nouvelle » maman totalement disponible qui joue des heures avec eux. Le jour où Pablo éclate, lui demandant qui elle est, Marie improvise à merveille et comprend, par l’allusion qu’il fait à leur « pacte », qu’il s’est bien produit quelque chose entre eux douze ans avant. Pablo, d’abord acteur, est maintenant réalisateur. Il ignore que Marie, en secret, faisait du théâtre et qu’un soir, peu avant son amnésie, elle a joué avec une telle intensité une scène de conflit conjugal que tous autour d’elle en ont été estomaqués. Etre soi-même, jouer un rôle, vivre ou jouer sa vie, le thème revient souvent. Un ami metteur en scène lui répète que « jouer, c’est remonter le courant de la peur, aller à la recherche de la partie de soi qu’on ne connaît pas. » Frôler la folie, parfois.

    On a compris que le roman est la quête d’une vérité perdue, celle de sa propre vie et surtout celle d’un couple. « Je comprends qu’après douze ans des attentions douces sont tombées dans l’oubli, une certaine forme de regard a disparu », constate la narratrice. L’indifférence s’instille dans la répétition des jours partagés. Marie apprend aussi qu’elle avait un cahier secret, introuvable, bien qu’écrire lui soit maintenant impossible : « Ecrire est un risque d’être lue et donc découverte. Ecrire est une tentation de se relire et de se découvrir : toutes les mauvaises raisons sont au rendez-vous pour repousser l’instant du recul donné par le texte. »

    Si les péripéties conjugales de Marie et Pablo ne sortent guère des sentiers battus, l’angle d’approche choisi par Frédérique Deghelt est original, quoique risqué en ce qui concerne la vraisemblance. On n’est pas loin du mélo, ce qui n’empêche pas de s’intéresser à cette enquête sur soi-même et sur le sens profond des liens que nous tissons dans notre vie, avec celles et ceux que nous croyons proches.

  • Guerre lente

    Qu’ajouter aux multiples commentaires qu’ont valus aux Ames grises les prix littéraires de 2003, puis le film qui en a été tiré ? Tout ce bruit m’avait rendue méfiante. Mais le roman de Philippe Claudel y résiste. Il distille l’inquiétude de la première à la dernière page, dans une langue simple et forte.

    Toile de fond, la première guerre mondiale. Figure marquante, un procureur d’une terrible indifférence envers les accusés, Pierre-Ange Destinat. (A tous les personnages, de premier ou de second plan, Claudel a donné des noms très parlants.) Au restaurant où Destinat a sa table, comme le juge Mierck, les filles du restaurateur servent gracieusement. Mais Belle, la petite dernière, dite Belle de jour, dix ans, est retrouvée morte un matin, étranglée, près du petit canal, non loin du « Château » où vit le procureur. C’est l’hiver de décembre 1917, et dans le froid coupant, le juge Mierck, pas malheureux d’avoir un crime à se mettre sous la dent, commande des œufs mollets en attendant le médecin.

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    L’Affaire est au cœur du roman – qui est l’assassin de la petite ? a-t-on désigné le
    vrai coupable ? Les soubresauts de l’enquête permettent au narrateur, un policier qui revient des années plus tard sur ces événements, de portraiturer toute une galerie de riches et de pauvres, de forts et de faibles, de perdants – d’abord tous ces soldats partis se faire tuer ou blesser – et de « chanceux », les gars qui travaillent à l’Usine locale, réquisitionnés et donc restés chez eux, « c’est-à-dire nulle part, c’est-à-dire dans un pays où pendant des années la rumeur ne nous est parvenue que comme une musique lointaine, avant un beau matin de nous tomber sur la tête, et de nous la casser de manière effroyable, quatre années durant. » 

    L’arrivée d’une jeune institutrice ramène de la lumière. Lysia Verhareine a vingt-deux ans, elle attire tous les regards et éblouit les écoliers par ses manières douces, son élégance. Mais elle aussi a rendez-vous avec un destin tragique, longtemps inexpliqué. « Rien n’est tout noir, ni tout blanc, c’est le gris qui gagne. Les hommes et leurs âmes, c’est pareil… T’es une âme grise, joliment grise, comme nous tous » dira une voisine au policier revenu des années plus tard pour enterrer son père. Au premier rang des salauds, le juge s’est trouvé un complice, le colonel Matziev désigné pour l’enquête. A ceux qui souffrent, ils donnent sans vergogne le spectacle de leurs appétits insatiables, de leur mépris pour ceux qui ne sont pas de leur milieu.

    L’horreur ne manque pas dans ce récit qui va et vient dans le temps, au gré des souvenirs et du désespoir qui saisit le narrateur irrésistiblement poussé à tout raconter, puisque s’y mêle son drame personnel. Sa rencontre avec un curé amoureux des fleurs, qui voit dans leur beauté la preuve de l’existence de Dieu, offre une courte respiration.

    Quand un jour, longtemps après la mort de Destinat, le policier solitaire pénètre dans la bibliothèque du Château, il découvre le fauteuil qui garde l’empreinte du procureur, les Pensées de Pascal souvent lues, la fenêtre avec vue sur le canal et sur la Guerlante qui coule non loin de là, et sur la maison du parc où logeait l’institutrice. Dans le secrétaire, « un petit carnet, rectangulaire et fin, recouvert d’un joli maroquin rouge. La dernière fois que je l’avais vu, il était dans les mains de Lysia Verhareine. » Ce que l’institutrice y a consigné va lever bien des mystères, révéler ce qu’elle pensait d’eux tous, elle, la souriante. « On sait toujours ce que les autres sont pour nous, mais on ne sait jamais ce que nous sommes pour les autres. » Cette note rouge, dans la grisaille de la guerre et des vies perdues, annonce le temps des aveux.

  • Le café Zimmerman

    Quartiers d'été / Incipits

     

    Je devais non pas le rencontrer, mais simplement faire sa connaissance, de manière superficielle, fugitive. Puis l’oublier, peu à peu, probablement même dès le lendemain de son dernier concert. Et tout cela dans des circonstances programmées de longue date, et ordinaires. Au lieu de quoi il me faut bien parler d’une véritable rencontre, dont le souvenir, même si elle n’avait pas été décisive, ne se serait pas laissé chasser si facilement. Or elle a été décisive, et elle s’est produite de la façon la plus inattendue qui soit.

    On me l’a brusquement annoncé : Vilhem Zachariasen demande à te voir.

    Quoi ? Me voir ? Là ? Maintenant ? Il est ici ? Mais qu’est-ce qu’il fout là ? Le diable l’emporte – tout cela en moi-même.

    J’ai demandé posément trois minutes, prétextant un courrier à finir. Sois gentille de le faire patienter trois minutes. Dans les institutions culturelles, ou artistiques, ou dites « de communication », j’avais appris qu’il est de bon ton de se tutoyer, de faire mine de ne connaître chacun que par son prénom, et très vite constaté que tous les coups fourrés, même les plus assassins, se font sous couvert de cette familiarité très camarade. Donc Sois gentille, et Trois minutes, mais je ne saurais dire combien de temps a passé en réalité ni pourquoi j’avais pris l’habitude de désigner une durée indéterminée par l’exact temps de cuisson d’un œuf à la coque. C’était ainsi. C’est toujours ainsi, quoique aujourd’hui je demande ces trois minutes de délai le plus souvent en anglais ou en danois.

    Toutes affaires cessantes et maudissant son irruption, je me suis fébrilement plongé dans la lecture du programme, notice certes succincte, mais ponctuée d’assez de noms propres et de dates, d’indications esthétiques pour me permettre d’opiner du chef, ou de dire Ah oui, le violoniste de Köthen, ou Style italien, d’un air entendu, s’il devait immédiatement se lancer et, par conséquent, me précipiter moi-même dans je ne sais quelle conversation de « musicologue érudit », ainsi qu’il était écrit de lui dans le dossier de presse.

     

    Catherine Lépront, Le café Zimmerman, Le Seuil / Points, 2003.
  • La montagne et le ciel

    « L’autobus repart difficilement dans la montée, sort de la ville par les anciens quartiers : larges rues de terre battue, maisons faites de très gros rondins qui, parce que le soleil brille déjà depuis cinq heures, diffusent une délicieuse odeur de bois. Derrière les doubles vitrages, devant les rideaux blancs ouvragés, géraniums, misères mauves, cactus fleuris et dahlias jaunes en vases, posent de délicates couleurs dans ces cadres de fenêtres ouvragées et surmontées de véritables dentelles de bois. » C’est un dimanche, à Irkoutsk. Marc de Gouvenain vient de quitter Moscou, où rien ne lui a plu, à cet ancien « beatnik des champs » que les villes ennuient.

    Parmi ses dessins qui illustrent Un printemps en Sibérie, récit de son voyage en 1990, des fenêtres, des isbas, des paysages. Pour aller à la rencontre des Sibériens, du peuple bouriate surtout, en plus du russe, Gouvenain a pris soin d’apprendre quelques mots de leur langue, la seule langue mongole de Sibérie. Vu le peu de cartes disponibles, il s’attache à repérer les noms de lieux, baptise lui-même les endroits qui pourraient servir de balises pour des randonneurs aventureux.

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    Fièvre des débuts. « L’inconnu m’attend, sans risques sinon la déception peu probable. Tout alors est source de plaisir : je vais survoler la taïga, je vais m’approcher de la Mongolie, je vais, je le veux, parcourir la région à cheval, je reviendrai chargé de l’or de mes histoires. » Tout change quand, bringuebalé dans un camion sur une piste de terre noire quasiment liquide, il faut à tout moment en sortir pour le désembourber à l’aide de troncs d’arbres. Au bout de la route, une petite cabane en bois, beaucoup de fatigue et le vague-à-l’âme en pensant à ceux qu’il a laissés derrière lui en France, au temps qui passe et qui éloigne.

    « Réveil avec le chant du coucou, oiseau sibérien par excellence » : le voyage continue à pied, l’œil aux aguets pour les relevés topographiques. Forêts de mélèzes, de bouleaux, bruit de torrent jamais aperçu, un environnement où se perdre est un jeu d’enfant. Jusqu’à ce qu’il aperçoive des vaches, des plantes d’oignon doux, et des hommes à cheval à qui il peut indiquer la direction des bêtes égarées, ce qui est le plus sûr moyen de nouer de bonnes relations.

    Il y aura enfin Woïto-gol, un de ces « lieux parfaits du monde, de ces endroits où la nature a associé quelques ingrédients qui ont plu aux hommes qui, à leur tour, ont posé une juste touche et renforcé la force du site. » Puis la rencontre de Nikolaï, qui vient d’Orlik, et avec qui la communication est immédiate, renforcée de regards et de sourires, comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. « Cette Sibérie, que je n’arrivais pas à cerner, à appréhender, dans laquelle je ne discernais ni odeur dominante, ni musique, qu’un moment j’avais simplifiée en un élément difficilement maniable : la forêt, et surtout sa couleur – le vert – avec l’apaisement qu’il implique mais aussi l’inutilité, la trop grande amplitude d’une couleur unique ; cette Sibérie est désormais faite de visages et de gestes, de regards et d’échanges. Woïto-gol est un lieu parfait du monde, 1675 m, douze degrés. »

    Un autre voyage commence alors, avec l’amitié. A cheval, avec Nikolaï, c’est la découverte d’une région où « Tout est immense, tout est beau. » Ce n’est pas une promenade : « Notre but, ce n’est pas un village, ce n’est pas une isba, c’est la montagne, c’est le ciel, un tracé sur la carte qui ne soit plus négligeable. » Gouvenain prend des notes, indéchiffrables pour les autres, mais nécessaires pour le livre à construire. La fin du récit est à l’avenant, « festival d’impressions » lors de chevauchées et de marches, et à la fin, dans le salon de Nikolaï à Orlik, dans la maison de Daria où la musique l’attend.

    Le récit de Marc de Gouvenain nous laisse un goût fort de terres sauvages et d’émotions humaines. Fleurs, rivières, animaux, pierres, repas, signes, croyances… On se surprend à énumérer comme le fait l’auteur en nous rappelant les huit signes du tao oriental : l’Air, la Terre, le Feu, l’Eau, la Forêt, le Vent, la Montagne et le Lac. Un printemps en Sibérie a changé notre regard sur la carte du monde, sur les confins de la Russie et de la Mongolie.

  • A distance

    J’imaginais qu’en nous emmenant Du côté d’Ostende (2006), Jacqueline Harpman nous proposait une suite à l’histoire captivante de La Plage d’Ostende (1991), avec ses inoubliables nuances de gris dont le peintre Léopold Wiesbeck couvrait ses toiles sous le regard d’Emilienne Balthus - celle qui, à onze ans, avait décidé qu’un jour cet homme lui appartiendrait. Mais ce roman-ci l’évoque à distance.

    Distance due d’abord au changement de narrateur. Le fougueux personnage d’Emilienne, le « je » de La Plage d’Ostende, ne réapparaît ici que pour disparaître. Après la mort de son grand amour, elle a vendu l’Hôtel Hannon, leur endroit secret. Henri Chaumont, l’ami de toujours, nous raconte la fin d’Emilienne, dans une maison étroite de la rue Rodenbach, et surtout il nous livre sa propre version des événements. Harpman s’est glissée dans les blancs du premier récit pour donner vie aux personnages secondaires. « Chacun d’entre nous, pauvre fol, se donne sans même y penser le premier rôle dans sa vie. Il est troublant de se retrouver au second plan – que dis-je ? au troisième ! – dans celle des autres. Un personnage entre en scène, on ne sait pas d’où il vient, il dit sa réplique et repart, on ne sait pas où il va. »

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    A distance des faits, aussi. C’est à Henri qu’Emilienne a confié ses cahiers, c’est en les lisant qu’il découvre les dessous de la vie du peintre Wiesbeck, partagé « entre deux femmes et deux maisons ». Henri, le très cher Henri, avocat d’affaires et célibataire, est l’invité idéal pour équilibrer les tables dans les maisons de la bonne société. Il a de la conversation et du charme, que demander de plus ? Son coup de foudre pour Léopold Wiesbeck est resté un secret bien gardé ; en tenant compagnie aux femmes et aux amies du peintre, il donne parfaitement le change, lui qui s’est découvert à l’adolescence le goût des garçons, lors d’un séjour au Maroc.

    En lisant les cahiers d’Emilienne, Henri se sent jaloux de cette vie qu’elle raconte comme « la chose la plus importante du monde ». S’il ne lui est pas arrivé grand-chose, il a tout de même compris, à soixante-dix ans, qu’une vie ne se réduit pas à son histoire : « c’est l’émotion qu’on y met qui lui donne son poids. » Il entreprend donc son propre récit, reconstruit celui de ses parents, de sa mère Clara. Entré dans le cercle d’Emilienne et de Léopold, il est devenu proche de Colette, l’amie d’enfance d’Emilienne. Des enfants de Colette, il n’en connaît qu’un seul, le quatrième, Gilbert. Mais il reste prudent et ne regarde pas trop le jeune homme de dix-huit ans, « beau à faire rêver ».

    La conscience de son grand âge amène des heures de désespoir : « Où est mon espoir ? Où est mon avenir ? Le bonheur était toujours pour demain et en attendant je courais les plaisirs. La nuit va tomber : que le jour a été bref ! A peine si le soleil atteignait le zénith, à peine l’été flambait, je me dressais joyeux, le regard braqué sur l’horizon, le paysage est devenu trouble, je me suis frotté les yeux, c’était la presbytie. » Ironique Jacqueline Harpman. Son titre, Du côté d’Ostende, est un clin d’œil aux lecteurs de Proust et surtout à ceux de La Plage d’Ostende.

    A la recherche du temps qu’il a perdu et au hasard de ses regrets, comme il l’écrit, Henri Chaumont réveille ici la mémoire, bouscule la chronologie, éclaire l’un ou l’autre de ceux auprès de qui il s’est tenu, dans les jeux souvent inoffensifs de la vie mondaine, jusqu’au moment où un drame éclate, auquel on est mêlé et qu’on n’a pas vu arriver. De s’interroger, alors, sur son propre personnage.