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Littérature française - Page 107

  • Le resto de Myriam

    Mangez-moi est un titre insolite pour un roman (il me rappelle Regardez-moi d’Anita Brookner, sur ma liste de relecture). Agnès Desarthe y raconte l’histoire d’un restaurant ou plutôt celle de Myriam qui a décidé de l’ouvrir, toute seule, parce qu’elle aime cuisiner pour les autres : « Mon restaurant sera petit et pas cher. Je n’aime pas les chichis. Il s’appellera Chez moi, car j’y dormirai aussi ; je n’ai pas assez d’argent pour payer le bail et un loyer. »

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    © Albert Gleizes (1881-1953)

    Elle n’a prévenu personne de l’ouverture et personne ne pousse la porte le premier jour, mais à l’inauguration, « le vrai premier jour », ses amis « trouvent la nourriture délicieuse », ses parents désapprouvent les chaises « pas assez confortables ». Pour ses deux premières clientes véritables, des lycéennes qui n’ont commandé qu’une entrée vu les prix, elle divise ceux-ci par deux et décide de les considérer désormais comme ses « clientes fétiches ».

    Jour après jour, la restauratrice se montre côté pile (à ses clients) et côté face (aux lecteurs qui découvrent ses obsessions, ses nuits, ses rêves, son passé douloureux), fait le bilan de ses journées et de sa vie – « Il faut croire que j’avais un bon entraînement à survivre. Oui, c’est ça. C’est mon savoir-faire, ou bien c’est un don. »

    Bientôt, en plus des lycéennes, elle reçoit régulièrement Vincent, le fleuriste d’en face, qui vient prendre un café avant d’ouvrir,  et s’intéresse aux trente-trois livres alignés sur une étagère, en face d’une banquette en moleskine. Puis Myriam revoit son frère. On apprend qu’elle a un fils, qu’elle ne l’a plus vu depuis six ans.

    « Pour qu’un plat soit réussi, il faut que le rapport entre le tendre et le croquant, entre l’amer et le doux, entre le sucré et le piquant, entre l’humide et le sec existe et soit soumis à la tension de ces couples adverses. »

    Seule en cuisine et en salle, la cuisinière se fatigue. L’arrivée de Ben, qui se propose comme serveur bénévole (ce sont les lycéennes qui l’envoient), tombe à point : l’étudiant en sciences politiques a plein de bonnes idées pour le restaurant, il comprend ce que Myriam veut faire du Chez moi et l’aide bientôt aussi pour la paperasse. Un stage de marketing, en quelque sorte.

    Mangez-moi, aux mille saveurs de cuisine, conte l’histoire d’un resto de quartier dévolu aussi aux relations humaines – c’est celle d’une femme qui se lance un nouveau défi. Mais il y a tant de portes au rêve et au désir, à plus de quarante ans on peut encore changer de vie ! Si Myriam la solitaire aime à nourrir son prochain, elle a davantage encore à donner – il lui faudrait juste (façon de parler) la bonne rencontre. C’est ce qu’on lui souhaite.

  • Des noms d'animaux

    ovaldé,véronique,des vies d'oiseaux,roman,littérature française,culture« Vida l’appelait généralement sa mésange, sa gazelle, sa girafe des steppes, son otarie bleue, son boa constrictor, sa baleine, sa springbok, son ragondin de la brousse, sa crevette rose, son caribou et son abeille. C’était peut-être une manie irigoyenne, quelque chose qui ne se fait que dans ces contrées : tant que l’enfant n’a pas atteint la puberté il est encore un animal et puis la fille a ses règles, le garçon commence à voir pousser du poil dru et noir au-dessus de ses lèvres tandis que la voix s’éraille, et le spécimen mâle ou femelle se transforme en un pur produit irigoyen. Vida n’osait pas raconter à Paloma les légendes qui couraient sur cette partie du monde mais Paloma savait bien qu’on appelait (ou avait appelé) ses habitants les hommes chiens. Ces histoires de coyotes croisés avec des humains empêchaient sans doute Gustavo de prendre avec la décontraction nécessaire la liste des noms d’animaux dont Vida affublait leur fille. »

    Véronique Ovaldé, Des vies d’oiseaux

     

     

  • Vies d'oiseaux

    Ils portent des noms d’ailleurs, les personnages de Véronique Ovaldé dans Des vies d’oiseaux (2011) : Taïbo, Vida, Paloma… Le lieutenant de police Taïbo reçoit en octobre 1997 un appel de Monsieur Izarra : il se plaint d’avoir été cambriolé, même si rien n’a été volé, et exige qu’on vienne constater l’intrusion. Le lieutenant se rend très tôt, le lendemain matin, dans la somptueuse villa face à la mer, sur la colline de Villanueva ; Mme Izarra l’accueille, cheveux blonds, « visage lisse et très pâle ». Son mari est déjà parti.

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    © Walasse Ting (source)

    Elle offre un café au policier et décrit la situation : quelqu’un a dormi dans leur lit, on a porté leurs vêtements, dévoré le contenu du congélateur, utilisé le sauna… Les six chambres ont été visitées, seule une chambre bleu ciel d’adolescente a été relativement épargnée. L’alarme n’a pas fonctionné, la société de maintenance n’était pas venue la remettre en état à temps.

    Des vies d’oiseaux est un roman construit en brèves séquences, chacune porte un titre. « La roseraie de Vida » change de point de vue : Vida (Mme Izarra) s’est assise à la cuisine dont elle aime la « très belle vue sur la baie », luxueuse pour une native du village d’Irigoy. Dans la maison « tout en pierre, en bois et en verre », les fenêtres ont des angles mais ne s’ouvrent pas (inutile avec la climatisation, a estimé Gustavo, son mari), des fissures se forment déjà.

    Aussi Vida sort-elle dans le jardin « écouter la rumeur lointaine et fastueuse du monde, fastueuse parce que lointaine, si peu dérangeante, une rumeur qui vous dit juste que le monde existe mais qu’il ne peut en rien contrarier la perfection de ce petit matin ». A la roseraie, Adolfo le jardinier a parfaitement suivi ses instructions – il parle avec l’accent d’Irigoy. Vida pense à la façon dont Gustavo réagit quand elle prend la parole devant des invités – « Et qui t’a dit ça ? » – et au départ de Paloma qui a fini par ne plus supporter ce mépris.

    D’autres gens signalent à la police des intrusions en leur absence, puis un bijoutier chez qui tout a été déplacé, les vitrines brisées, sans qu’il soit encore possible de dire si quelque chose a été volé, Taïbo est intrigué par la remarque du commis lorsqu’ils regardent les images prises par la caméra de surveillance : juste avant d’être obstruée par de la chantilly, elle montre deux silhouettes, dont une fille aux cheveux longs qui a « la silhouette de Paloma Izarra ». Or Mme Izarra a déclaré ne pas avoir d’enfants.

    Taïbo vit seul dans un mobil-home, parfois il téléphone à Teresa, son ex-femme, et ils se parlent « prudemment ». Elle lui manque, même s’il y a déjà dix ans qu’elle est partie. Mme Izarra l’intrigue. Il ne connaît pas encore son prénom, Vida, et ne se doute pas qu’elle se couche le soir « infiniment triste » avec l’impression d’être « vivante dans une tombe ».

    Il y aura donc une enquête. Mme Izarra reconnaîtra qu’ils ont une fille, à présent majeure, qui a décidé « de ne plus voir son père pour le moment ». Elle n’a plus vu Paloma depuis un an. Vida invitera Taïbo à l’appeler par son prénom, ce qui ne lui paraît pas possible. Peu à peu, le lecteur entre dans la vie de ces personnages : l’épouse qui n’en peut plus de sa cage dorée, les jeunes qui s’amusent à vivre chez les autres quand ils sont absents, l’enquêteur solitaire, les souvenirs et les rêves des uns et des autres.

    Véronique Ovaldé, dont je découvre l’écriture avec Des vies d’oiseaux, crée par petites touches un univers, un milieu, une intrigue avec beaucoup de sensibilité et sans grands effets, en choisissant des détails significatifs : un décor, qu’on situe vaguement en Amérique latine, un vêtement, une façon de parler. Une ambiance à la Supervielle, une mélancolie qu’évoquent certains titres de séquences : « Mais qui saura d’où je viens ? », « Les recoins secrets du cœur », « La beauté révolue de nos mères » ou encore « Un endroit où aller ».

    Que se passe-t-il au juste entre ces personnages, dans cette famille ? entre Villanueva et Irigoy, d’un point de vue social opposés ? Faut-il toujours partir pour se sentir libre ?

  • Glisse

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    « C’est la nuit, le taxi glisse dans la ville sur la chaussée mouillée, j’ai toujours aimé que ça glisse, toujours aimé les trottoirs mouillés des villes, et toujours aimé entendre le bruit des roues des taxis qui glissent sur les chaussées pleines de pluie, un bruit mat, doux. Il n’y a eu aucun couac, tout était réussi. Un petit goût de matcha, les épaules nues des femmes, les châles caressants et les bribes de conversation, tout avait été soyeux, tout avait glissé. »

    Fabienne Jacob, Mon âge

  • Voilà mon âge

    Mon âge de Fabienne Jacob n’entre dans aucune catégorie précise : ni roman ni témoignage, c’est une succession de moments vécus, d’expériences où se croisent l’âge qu’on a et l’âge qu’on ressent, les couches du temps dans l’être. Une femme se raconte, physiquement. Cela commence par un démaquillage à deux heures du matin : « Voilà mes yeux, voilà ma bouche, voilà mon âge, vingt-sept ans, trente-neuf ans, soixante et un ans. »

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    Firmin Baes, Jeune femme au miroir

    « Passé une certaine distance de son reflet on ne se raconte plus d’histoires », même si « se regarder dans un miroir est une opération impossible, être dans le même temps celui qui regarde et celui qui est regardé, mais qui est soi et qui est l’autre ? » Dans la chambre attenante à la salle de bain, son mari la regarde, l’attend. « Un livre entier n’y suffirait pas, à dire toutes les pensées qui arrivent en vrac dans l’esprit d’une femme qui se démaquille. »

    Le miroir peut être cruel dès l’enfance, quand on se voit pour la première fois dans la robe de tulle dont on rêvait, rapportée de chez la couturière. Elle tombe bien, mais que dirait son amie Else si elle la voyait – « C’est quoi ce déguisement ? » On peut être surpris à n’importe quel âge par son reflet inattendu, une image de soi non préparée. Ou blessé par le regard d’une vendeuse dans une boutique de mode qui vous déclasse instantanément.

    « Toute une partie de sa vie, on veut ressembler à quelqu’un d’autre. » Son modèle, pendant l’enfance et l’adolescence, c’était Else, qui avait deux ans de plus, sûre d’elle, sa mèche devant les yeux – elle osait tout, elle lui apprenait le plaisir. « Ce que je voulais, c’était attraper sa façon d’être au monde. » Sa mère aurait préféré la voir jouer avec une autre, mais elle préférait Else qui avait « le chic pour trouver les coins que les autres ne connaissent pas ».

    Au lycée viendront d’autres influences ; celle qui cache ses origines et sa langue maternelle veut alors « être comme tout le monde », « ressembler aux filles d’ingénieur », alors que son amie Else était « un modèle de transgression et de liberté ». « J’ai mis du temps à être moi et seulement moi. »

    Des souvenirs surgissent, les siens, ceux de sa mère, ils se confondent parfois quand elle pense à elle. « Age ? » lui demande-t-on : « J’ai un autre âge que celui que j’ai donné à la secrétaire médicale. J’ai indiqué un faux parce qu’elle s’impatientait, j’ai donné le premier qui m’est venu à l’esprit. »

    Les peurs, les pleurs n’ont pas d’âge, même quand on devient « une autre femme » et que « la possession des êtres et des choses » n’intéresse plus, qu’on vit dans « le détachement », « la vie intérieure ». Comment définir la pudeur ? « C’est cacher aux autres et à soi-même un corps qu’on ne reconnaît pas comme sien. »

    Seul lui importe à présent de « vivre des moments sans temporalité ». Elle les trouve dans des endroits auxquels on ne penserait pas, des lieux banals. Ou un soir de pleine lune, près d’une piscine. Fabienne Jacob est une romancière qui écrit au plus près des sensations. Dans Mon âge, passant d’une période de la vie à une autre, sans ordre, elle conte les rendez-vous d’une femme avec son corps, des ressentis dans la peau, qui n’ont pas d’âge.