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Littérature américaine - Page 24

  • Trouver sa voie

    La fenêtre panoramique (Revolutionary road, 1961), de Richard Yates (1926-1992),  a été récemment porté à l’écran par Sam Mendes (Les noces rebelles, 2009). Dans ce Madame Bovary de la littérature américaine (selon Douglas Kennedy chez Busnel), les allusions à Flaubert sont une piste de lecture très intéressante, mais on peut lire ce roman sans y penser, pour sa peinture magistrale d’une descente aux enfers conjugale en banlieue, non loin du Domaine de la Révolution, vers 1955.

     

    April, la « charmante » épouse de Frank Wheeler, a étudié l’art dramatique, ce qui a poussé leurs amis, Milly et Shep Campbell, à les enrôler dans la Compagnie du Laurier, une troupe d’amateurs. « Longtemps après la date fixée par le directeur pour ce qu’il appelait « enlever la pièce réellement au-dessus du sol, la faire vivre pour de bon », elle demeura une masse statique, inhumainement lourde, informe, inanimée (…) » Une bonne répétition générale a ranimé leur espoir d’éblouir, mais la première est un échec. April qui semblait pouvoir y récolter un succès personnel finit par perdre ses moyens elle aussi – « Quand le rideau tomba enfin, ce fut une vraie miséricorde. » 

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    Frank retrouve sa femme dans la loge, prêt à lui témoigner amour et compassion. « Mais un recul imperceptible de ses épaules lui apprit qu’elle ne tenait pas à ses caresses ». Bien qu’ils aient prévu de sortir ensuite avec les Campbell, April oblige Frank à prétexter un problème de baby-sitter pour pouvoir rentrer – « le premier mensonge de ce genre depuis deux ans qu’ils étaient amis ». Cette petite comédie annonce la thématique du roman : mascarade conjugale, obsession des convenances, insatisfaction profonde.

     

    Sur le trajet du retour, April refuse de parler de cette soirée ratée, s’exaspère de l’insistance de son mari. Une fois rentrée, elle se couche sur le canapé du séjour pour qu’il la laisse tranquille. Le lendemain, quand Frank se lève, elle est déjà occupée à tondre la pelouse, ce qui surprend Mrs Givings, l’agent immobilier de la région, venue leur offrir un plant de sedum. Cette femme bavarde et curieuse est tout de même assez observatrice pour deviner que les Wheeler ne sont pas disponibles pour écouter ce qu’elle a en tête.

     

    Jennifer et Michael, les enfants, s’inquiètent. La tension est palpable. April « s’était toujours tenue sur le bout d’une branche, prête à s’envoler : prête, toujours, à partir à la minute même où elle aurait envie de partir (« Ne me parle pas sur ce ton, Frank, ou alors je pars ; et je le ferais ! ») ou à la minute où entre eux quelque chose clocherait sérieusement. » Tout le week-end, elle reste sur la défensive, au désespoir de Frank qui cherche à se réconcilier tout en pensant à « la seule et unique chose au monde dont il avait envie réellement, sincèrement : s’emparer d’une chaise et la lancer à toute volée dans la fenêtre panoramique. » Et puis, le dimanche soir, les Campbell arrivent comme prévu et pour la première fois, les regards s’évitent, les amis se font des politesses, ne trouvent rien à se dire – « C’était une expérience nouvelle. »

     

    Depuis longtemps, les deux couples s’entendent à déplorer la médiocrité générale, le conformisme. Ce soir, à court d’idées, Milly raconte ce qu’elle vient d’apprendre : le fils de Mrs Givings, présenté par sa mère comme un « merveilleux » mathématicien enseignant dans l’Ouest, se trouve tout près de chez eux, enfermé dans un hôpital psychiatrique depuis qu’il a enfermé et terrorisé ses parents. Cette nouvelle « excitante » détend un peu l’atmosphère. Frank, à la veille de ses trente ans, se lance dans le récit de son vingtième anniversaire à la fin de la guerre. Mais il se rappelle le leur avoir déjà raconté, il y a un an, et capte le regard écœuré d’April, un regard qui le hante encore le lendemain matin, dans le train, où il a  « l’air d’un homme condamné à une mort très lente, sans douleurs. »

     

    L’espoir renaît quand après avoir tout pesé, April convainc Frank de laisser tout tomber, emploi, maison, pour commencer une nouvelle vie en Europe, où elle trouverait du travail, le temps que Frank trouve sa voie, une activité qui lui corresponde mieux que sa situation actuelle. Ils annoncent leur départ aux proches, mais acceptent tout de même, à la demande de Mrs Givings, de recevoir leur fils John, de temps à autre, malgré les risques.

     

    Et puis April tombe enceinte. Elle ne veut pas de cet enfant. Frank ne veut pas qu’elle avorte. Derrière leur façade bienveillante – que seul John Givings, « le fou », ose démasquer –, leurs désirs divergent. Frank n’ose parler d’un entretien professionnel prometteur, se console avec une secrétaire. Il décide que le temps sera son allié – « Notre capacité à mesurer et à répartir le temps est une source presque intarissable de soulagements. » Frank se force à être gai, attentif, séduisant. « L’ennui, c’est que la vie ordinaire devait cependant continuer. » La comédie tourne au tragique. Comme chez Flaubert, les rêves se fracassent. Il n’y a parfois rien de plus cruel que les rapports quotidiens où la souffrance fait son nid.

  • Tragique et comique

    « La vie est à la fois tragique et comique, à la fois absurde et profondément chargée de sens. De façon plus ou moins consciente, j’ai essayé d’inclure ce double aspect de l’expérience dans les histoires que j’ai écrites – romans et scénarios. Il me semble que c’est la façon la plus honnête, la plus vraie, d’observer le monde, et quand je pense à certains des auteurs que j’aime le mieux – Shakespeare, Cervantès, Dickens, Kafka, Beckett –, il se trouve que ce sont tous des maîtres en l’art de combiner la lumière avec l’obscurité, l’étrange avec le familier. »

    Paul Auster, Making of (La vie intérieure de Martin Frost)

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  • Un scénario d'Auster

    Paul Auster, il y a peu l’invité unique de François Busnel dans La Grande Librairie, se tourne de plus en plus souvent vers le cinéma et la réalisation. Smoke avait suscité beaucoup d’intérêt, Lulu on the Bridge n’a pas connu le même succès. En 2008, il signe La Vie intérieure de Martin Frost, dont le scénario vient de paraître dans la collection Babel, précédé de Making of, un entretien avec Céline Curiol.

     

    L’intrigue est déjà dévoilée dans son roman Le Livre des illusions (2002), quand le narrateur découvre un film inédit d’Hector Mann, un virtuose du cinéma muet : un écrivain qui a décidé de se mettre au vert quelque temps, dans la maison d’un couple d’amis, pour « vivre la vie d’une pierre », y trouve une machine à écrire et l’inspiration. Un matin, il y a une femme près de lui à son réveil. Claire Martin, la nièce de ses amis, a comme lui reçu la clé de cette maison pour y étudier à l’aise. Elle ne le dérangera pas, elle a beaucoup à lire. Ils s’accommodent l’un de l’autre, et même davantage.

     

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    Cette histoire apparemment réaliste – la caméra s’attarde sur le décor et les objets de la maison, sur les gestes quotidiens de Martin Frost – prend une autre dimension quand Claire tombe malade. L’écrivain comprend peu à peu qu’elle n’est autre que sa muse. Il est donc condamné à la perdre en venant à bout de son récit. Mais le scénario de La Vie intérieure de Martin Frost ne s’arrête pas au dénouement proposé dans Le livre des illusions.

     

    Pourquoi être revenu sur cette histoire quelques années après ? Auster avoue avoir ressenti une certaine lassitude après Brooklyn Follies (2005), et puis le personnage de Martin Frost lui restait en tête. Sollicité par une productrice allemande pour un court-métrage « ayant pour sujet l’homme et la femme », il a décidé de revenir sur ce sujet quasi fantastique, la relation entre un écrivain et sa muse mystérieuse, malicieusement baptisée Claire. « Je suis l’homme qui a écrit l’histoire de l’homme qui a écrit l’histoire de l’homme qui a écrit l’histoire. Pourquoi prétendre autre chose ? » déclare Auster.

     

    L’imaginaire en action, voilà pour le sujet. Ce scénario se lit comme une pièce de théâtre, avec ses didascalies. « Int. jour. Une maison a la campagne » ou « Ext. jour. Les abords de la maison ». Corridor, bureau, chambre à coucher, cuisine. Idem pour les objets, dont « une machine à écrire Olympia d’une cinquantaine d’années ». Voix off du narrateur. Humour aussi.

     

    « CLAIRE (suite) – J’ai beaucoup de choses à lire.

    MARTIN (les yeux fixés au sol) – Lire est mauvais pour la santé.

    CLAIRE – Seulement les livres riches en cholestérol. Je ne lis que des trucs allégés, végétariens. 

    MARTIN – Quelle est votre spécialité ? L’histoire du navet bouilli ?

    CLAIRE – La philosophie.

    MARTIN (marmonnant) – La philosophie. (Un temps.) Consistant. Mais pas très goûteux. »

     

    Martin est le premier écrivain de Claire, envoyée jusque alors à des peintres ou des musiciens. Le peintre parisien qu’elle a quitté – « J’étais son modèle, pas sa maîtresse » – n’a pas supporté son départ et s’est pendu. Elle part toujours lorsque l’œuvre est achevée. Mais pour Martin Frost, elle est la première femme qui compte plus pour lui que lui-même. Il ne veut pas se séparer d’elle. Il lui faut déjouer le destin, quitte à sacrifier l’œuvre en cours.

     

    Lorsqu’il ouvre la porte à Fortunato, le plombier, celui-ci s’intéresse davantage à la bibliothèque qu’à la chaudière. Lui-même écrit des récits, est plein d’idées et de ressources. Il initie Martin au jeu de « tournevis-fléchettes », puis revient le voir, accompagné d’Anna. Sa nièce ? sa muse ? Fortunato est un animateur-né, comme Pozzo menant Lucky à la baguette pour divertir Vladimir et Estragon chez Beckett. Lucky reçoit l’ordre de danser, de penser, Anna est priée de chanter. « Elle a une voix ravissante. » C’est la fille de l’écrivain, la chanteuse Sophie Auster, qui joue ce rôle dans le film. Quant à Claire, il faut attendre la fin, bien sûr, pour savoir si, oui ou non, Martin réussira à la garder auprès de lui.

  • Presque rien

    « Un regard, ce n’est presque rien. Sans signification particulière, sans conséquence. Et c’est ce qui continue à me stupéfier, encore aujourd’hui : que l’existence d’un être puisse être bouleversée par quelque chose d’aussi éphémère, d’aussi périssable. Chaque jour, nous croisons des centaines de regards, dans la rue, dans le métro, au supermarché. C’est une réaction instinctive : vous remarquez quelqu’un en face de vous sur le trottoir, vos yeux se rencontrent une seconde et vous continuez votre chemin l’un et l’autre, et c’est terminé. Alors pourquoi ? Pourquoi ce regard-là aurait-il dû tant compter ? Il n’y avait aucune raison, et cependant… Il a tout changé, irrévocablement. Sauf qu’aucun d’entre nous ne s’en doutait, au moment où il s’est produit.
    Parce que ce n’était qu’un regard, après tout. »

     

    Douglas Kennedy, La poursuite du bonheur.

     

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  • Pour l'histoire

    La poursuite du bonheur, titre qui annonce bien des drames, est signé de l’auteur à succès Douglas Kennedy. Recommandé par une amie, ce roman américain publié en 2001 dépeint les milieux culturels new-yorkais dans la seconde moitié du vingtième siècle.

     

    Kate Malone enterre sa mère. Elle confie son fils à son ex-mari pour parler à son frère, arrivé à la dernière minute. Le « fils indigne » qui n’a pas cherché à revoir sa mère avant la fin est visiblement mal à l’aise. C’est Kate qui s’est occupée d’elle,
    Kate qui va ranger le petit appartement dans lequel leur mère vivait chichement à Manhattan. Et c’est à Kate que s’adresse une inconnue, Sara Smythe, dans une lettre de condoléances où elle affirme la connaître depuis son enfance. Elle souhaite la rencontrer, mais Kate, en deuil, n’en a aucune envie. Jusqu’au jour où lui arrive par la poste un album de photos ; elle y reconnaît ses parents et toutes les étapes de sa propre vie. Alors elle se décide à rencontrer cette Sara, âgée de soixante-dix ans :
    le père de Kate, mort peu après sa naissance, a été « le grand amour de sa vie ».
     

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    Flash-back en 1945. Soirée new-yorkaise, à la veille de Thanksgiving, dans l’appartement d’Eric Smythe, le grand frère de Sara. Pour lui, elle est simplement S., « S. pour "Sara" ou pour "Soeurette" ». Etudiant brillant, il a déçu leurs parents en préférant à une carrière classique la vie de bohème à Greenwich Village. Sara aussi s’est rebellée, a repoussé un prétendant bien sous tous rapports. Elle tente sa chance comme journaliste à New York, où Life lui accorde un stage. Ce soir-là chez son frère, son regard croise celui d’un bel Irlandais, Jack Malone. Coup de foudre à Manhattan. Jack repart avec l’armée le lendemain, ils n’ont qu’une nuit devant eux. « Il savait parler, oui, mais aussi écouter. Et les hommes sont toujours dix fois plus séduisants quand ils ont le don de mettre une femme en veine de confidences. »

     

    Jack et Sara se racontent leur vie, se donnent rendez-vous neuf mois plus tard, à son retour, et promettent de s’écrire entre-temps. Jack manque terriblement à Sara, qui lui envoie lettre sur lettre mais n’en reçoit aucune. Leur histoire d'amour, riche en péripéties, n’est pas toujours à la hauteur de la formule de Puccini citée par l’auteur :
    « Du sentiment, oui, mais pas de sentimentalité. » Un coup de foudre fait-il forcément le bonheur ?

     

    Une belle affection lie Eric et Sara, c’est un autre fil du récit. Le frère et la sœur se soucient beaucoup l’un de l’autre, s’encouragent dans la voie qu’ils ont choisie à contre-courant de leur éducation. Après la publication d’une nouvelle jugée prometteuse, Sara se consacre surtout à “Tranches de vie”, sa chronique hebdomadaire pour Saturday/Sunday. « Oui, je découvrais pas à pas qu’écrire est d’abord un étrange défi lancé à soi-même. » Eric, qui travaille pour le théâtre, n’arrive pas à terminer la pièce de ses rêves. Sympathisant communiste, libertaire, il se retrouve sur la liste noire des maccarthystes qui menacent de révéler son homosexualité s’il ne veut pas lui-même leur livrer des noms. Cèdera-t-il ou non ? « C’est par nos choix que nous nous définissons. » Et l'on comprendra pourquoi Sara Smythe et Kate Malone devaient absolument se rencontrer un jour.

     

    Un roman à lire donc surtout pour l’histoire et son contexte. Conflits professionnels, affaires de famille, espoirs déçus, réussites, surprises bonnes ou mauvaises de l’existence, la description du quotidien (argent, sommeil, alcool...), souvent réaliste, cède parfois aux arrangements providentiels. Avec une écriture factuelle, des
    dialogues surabondants, un style plutôt cinématographique, Douglas Kennedy déroule La poursuite du bonheur sur quelque huit cents pages. « Et puis vous disparaissez, et plus personne ne se souvient du roman qu’a été votre vie. »