Si vous ignorez tout de la romancière américaine Dawn Powell (1896-1965), comme moi avant de lire Le Café Julien (The Wicked Pavilion, 1954), vous trouverez dans l’édition 10/18 une postface de Gore Vidal qui la présente et la défend contre les critiques qui ne lui ont pas donné sa place dans la littérature de son temps. Comme la plupart des personnages de son roman, elle a quitté la province pour tenter sa chance à New York. A Greenwich Village, où elle a passé toute sa vie, elle a fréquenté et observé le milieu des artistes fauchés et des riches mécènes qui inspire le cycle new-yorkais de son œuvre.
Le Café Julien est un lieu de rendez-vous branché : on y croise des gens intéressants, on s’y saoule de pernods ou de mazagrans, de rumeurs aussi. L’écrivain Dennis Orphen, un habitué, y écrit sans peine alors que dans sa chambre d’hôtel, rien ne sort de sa machine à écrire. Il connaît les habitudes des serveurs, ces « êtres orgueilleux, estimant que leur premier devoir était de protéger le café de ses clients », experts dans l’art de décourager les curieux.
Philippe, « le petit serveur replet aux allures de moine » a pris sous son aile le jeune Ricky Prescott qui s’évertue, chaque fois qu’il est à New York, à passer ses soirées au Julien dans l’espoir de revoir Ellenora Carsdale là où il l’a rencontrée la première fois. Sept ans avant cet hiver 1948, il est tombé amoureux et de la ville de ses rêves et de Greenwich Village et de cette fille d’artistes « incroyablement douée » avec qui le courant est passé tout de suite. Mais tandis que la standardiste annonce toutes les demi-heures un appel pour M. McGrew, Ellenora, elle, ne vient pas.
Dalzell Sloane, la cinquantaine, estime avoir échoué en amour et en art, mais il s’est laissé pousser la barbe. Il pense avec nostalgie à ses compagnons de peinture, Marius qui est mort, et Ben qui a disparu depuis des années. C’est un client de bistrot né, et quand il croise au Café Julien un grand gaillard nonchalant, qui se vante de sa forme physique à soixante ans, il le flatte volontiers, se présente, et se voit sollicité pour peindre son portrait, une aubaine. L’animation, ce soir-là, vient de la bande de Cynthia Earle, riche à millions, qu’accompagnent parasites et jeunes artistes qui offrent leur compagnie en échange de ses généreux chèques. Son ami expert en art, confie-t-elle à Sloane, est justement à sa recherche. La cote du peintre Marius ne cesse de grimper depuis sa mort, et il cherche à rencontrer ses anciens camarades dans l’espoir de retrouver quelques tableaux. Dalzell est plutôt écoeuré des éloges posthumes de Marius – de son vivant, sa grossièreté déplaisait à tout ce beau monde.
Pour compléter le tableau, voici Elsie Hookley, une riche Bostonienne qui s’amuse depuis des années à choquer sa famille, son frère Wharton en particulier, en s’encanaillant à New York. Elle s’est prise d’amitié pour Jerry, une jeune célibataire qu’elle veut lancer dans le monde. Initiée par elle, Mlle Delaine pourrait même faire un grand mariage – pourquoi pas avec McGrew, par exemple ? Jerry, ravie de profiter des largesses d’Elsie, comprendra que celle-ci a trop de comptes à régler avec la société dont elle est issue pour servir ses projets.
Il y a beaucoup de dialogues et de chassés-croisés dans Le Café Julien. Certains donnent des soirées, d’autres s’y invitent. Tout le monde veut réussir, sortir de l’anonymat. L’argent qu’on donne, l’argent qui manque, Dawn Powell en parle avec autant de précision que Balzac. Entre les hommes et les femmes, l’intérêt se mêle au désir, l’amour est rare. La comédie humaine, dans une version new-yorkaise des années 1940 pleine d’ironie et d’acuité.
Commentaires
@ Mazagran
"le monde est petit" :
Entre Attigny (Dhôtel) et Sommepy-Tahure,
Mauchault et Quilly,
Pauvres et Bourcq,
un carrefour ardennais (alt. 170m : c'est raplapla) qui reçu, lui aussi, ce nom d'un siège peu confortable lors de la "conquête" de l'Algérie
NB : par là, le café est amélioré au marc de champagne
Je ne connais pas cet auteur, mais voilà un livre qui pourrait tout-à-fait me convenir.
La digitale est une fleur toxique, non? elle reflète l'ironie et l'acuité de l'ambiance... et ce mur gris derrière, comme c'est bien trouvé!!
Ambiance toxique, en effet! Besos.
Le « Café Julien » lieu new-yorkais de culture … ! Le talent a aussi besoin de ses lieux « branchés » (tels St-Germain-des-Près ou le Moulin-Rouge) pour exprimer à sa manière sa vision des choses et des gens dans une ambiance sulfureuse, vineuse ou … interlope … lui permettant des réalisations artistiques ou littéraires d’une incontestable grande valeur … qui s'inscrivent en lettres de feu dans l'histoire du génie humain ...
Lorsque je vivais à Paris, j'avais quelques cafés repaires où je savais trouver un ou deux amis au moins dans la soirée. Hélas, ils n'existent plus. Ma dernière tournée parisienne me l'a confirmé. Modiano a situé son dernier opus "Dans le café de la jeunesse perdue" au Quartier Latin. Les cafés sont des lieux propices à la littérature (on y lit, y écrit, y rencontre). Merci pour votre billet, comme toujours, il donne envie d'ajouter à notre liste.
@ Claire et @ Colo : la digitale est toxique, oui, mais quand je l'ai vue (c'est elle qui m'a trouvée), mon impression a plutôt été celle de la beauté surgie de nulle part, dans un coin perdu.
@ JEA : je n'ai jamais bu de mazagran, mais je lève ma tasse de thé à votre science des noms propres.
La digitale pourpre pousse partout, elle n'a peur de rien et très souvent elle se dresse dans un "coin perdu" un peu sombre ou un peu triste. Le contraste la rend plus éclatante qu'une autre fleur.
Vous avez raison c'est bien elle qui vous trouve. Ceci dit, ce serait pas mal que le Café Julien nous revienne et nous trouve !