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  • Différents

    yates,richard,un destin d'exception,roman,littérature américaine,1944-1946,seconde guerre mondiale,armée,art,mère,fils,culture« « Nous sommes différents, Bobby », expliquait-elle à son fils, qui n’avait cependant jamais eu besoin d’explication. Peu importait la ville : il était toujours l’unique nouveau, l’unique pauvre, l’unique enfant dont la maison empestait le moisi, les excréments de chats où la pâte Plastiline, et dont le garage faisait office de statuaire. L’unique garçon sans père.
    Pourtant, il lui vouait un amour romantique et il avait une foi quasi religieuse dans sa bravoure et dans sa bonté. En s’en prenant à elle, le propriétaire, l’épicier, le charbonnier et Georges Prentice devenaient ses ennemis personnels : il était son allié, son protecteur face au matérialisme grossier et brutal du monde. Il aurait volontiers cherché toutes sortes de manières d’offrir sa vie pour elle, mais c’était d’un genre d’aide bien différent dont ils avaient besoin, d’un genre moins mélodramatique, et cette aide-là, elle ne venait pas. »
     

    Richard Yates, Un destin d’exception

    ***

    Deux mois plus tard que prévu, je m’envole enfin pour d’autres horizons. Aussi ne vous étonnez pas d’un léger décalage de saison dans le florilège programmé pour les jours qui viennent.
    Je vous l'avais préparé au début du printemps - et ce n'est pas encore l'été. 

    Prenez bien soin de vous.

    Tania

  • Destins manqués

    Dès le prologue d’Un destin d’exception (A Special Providence, 1965-1969, traduit de l’anglais par Aline Azoulay-Pacvon, 2013), Richard Yates (1926-1992) laisse entendre que Robert Prentice, dix-huit ans, soldat américain de première classe, n’a pas vraiment l’étoffe d’un héros. C’est l’automne 1944. Avant d’être envoyé en Europe, le jeune homme profite de son dernier sauf-conduit pour rentrer à New York voir sa mère. 

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    Rien ne peut faire plus plaisir à Alice, qui le couvre aussitôt de son « riche et intarissable » monologue habituel où se mêlent souvenirs, projets, illusions. Illustratrice, elle a été déçue par le mariage, excepté la naissance de Bobby, son seul enfant. Alice rêve depuis toujours d’une vie d’artiste accomplie, elle s’est mise à la sculpture, mais la réalité est tout autre : pauvreté, petits boulots, dettes…

    Comme l’était souvent son père, Georges Prentice, un commis-voyageur dont elle a divorcé, Robert est soudain excédé par le déni flagrant de sa mère : elle mène une vie d’ouvrière et non de grande artiste, sans vouloir le reconnaître. Après la mort de son père, il a dû abandonner ses études pour travailler et l’aider.

    Les moqueries des vétérans envers les bleus, lors du dernier entraînement en Virginie, comptent moins pour Prentice que la compagnie de Quint, un gars « intelligent et éloquent » dont il s’est rapproché et avec qui il embarque pour l’Angleterre, puis la France. Avec Sam Rand, un fermier, ils forment bientôt un trio inséparable au sein de leur régiment.

    Robert Prentice est le jeunot qu’on appelle « gamin », « petit », et ses gaffes, ses distractions – il rate le départ du bataillon pour le front en s’attardant dans une maison accueillante aux soldats et bien chauffée – ainsi que ses perpétuelles questions finissent par excéder Quint, qui en a bientôt assez de jouer le rôle de son « foutu paternel ».

    En Alsace, Prentice est nommé messager de la deuxième section, Quint est affecté au pistolet-mitrailleur. Tous deux toussent depuis le voyage en bateau vers l’Europe et se sentent de plus en plus malades, mais Prentice s’accroche, exécute les ordres comme il peut. Le jour où Quint suggère qu’ils se rendent ensemble à l’hôpital – ils souffrent sans doute d’une pneumonie –, le plus jeune refuse, il préfère rester au combat malgré le froid et le chaos, sur les talons de son lieutenant, il s’accroche à un espoir d’accomplissement.

    Dix ans plus tôt, ils vivaient dans une grande maison où Alice avait aménagé dans la grange un atelier de sculpture. Bobby, huit ans, lui servait de modèle. Son mari, qui l’aidait encore à régler ses factures malgré leur séparation, la pressait de chercher une location moins coûteuse. Comme cette femme entêtée qui veut croire à sa bonne étoile malgré les ennuis et les échecs, son fils à son tour paraît s’accrocher à des faux-semblants, plus inquiet de l’image que les autres ont de lui que de la guerre elle-même. Le moment où il aperçoit son reflet dans un miroir, dans une maison qu’il est chargé de sécuriser fusil à la main, et où il se rassure sur la virilité de son apparence, est très révélateur.

    Un destin d’exception décrit la mère aux prises avec les difficultés de la vie quotidienne et le fils avec celles de lengagement militaire, s’efforçant d’être à la hauteur et terriblement maladroits. Tous deux agacent et en même temps nous émeuvent. N’est-ce pas là le sort des êtres ordinaires, à savoir la plupart d’entre nous ? Ils sont si rares, les destins d’exception, et c’est un tel défi d’être simplement soi-même. 

    Dans La fenêtre panoramique, Richard Yates  Stewart O’Nan le présente comme « le grand écrivain de l’Age de l’Anxiété » méconnu de ses contemporains (Boston Review montrait un couple à la dérive, piégé par ces modèles que la société cherche à imposer. Ici, Alice et Bobby se cherchent un destin et nous sommes inquiets pour eux. Le romancier américain, qui a fait la guerre au même âge que son héros et comme lui, a vécu avec une mère célibataire et alcoolique, montre dans Un destin d’exception un monde sans pitié pour ceux qui échouent.

  • Vendre

    « Frank, peut-être est-ce le vieux vendeur qui vit en moi, mais je n’ai jamais eu qu’une seule conviction, et la voici : si vous essayez de vendre une idée, et peu importe qu’elle soit plus ou moins compliquée, vous ne trouverez jamais meilleur instrument de persuasion que la voix d’un être vivant. »

     

    Richard Yates, La fenêtre panoramique

     

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  • Trouver sa voie

    La fenêtre panoramique (Revolutionary road, 1961), de Richard Yates (1926-1992),  a été récemment porté à l’écran par Sam Mendes (Les noces rebelles, 2009). Dans ce Madame Bovary de la littérature américaine (selon Douglas Kennedy chez Busnel), les allusions à Flaubert sont une piste de lecture très intéressante, mais on peut lire ce roman sans y penser, pour sa peinture magistrale d’une descente aux enfers conjugale en banlieue, non loin du Domaine de la Révolution, vers 1955.

     

    April, la « charmante » épouse de Frank Wheeler, a étudié l’art dramatique, ce qui a poussé leurs amis, Milly et Shep Campbell, à les enrôler dans la Compagnie du Laurier, une troupe d’amateurs. « Longtemps après la date fixée par le directeur pour ce qu’il appelait « enlever la pièce réellement au-dessus du sol, la faire vivre pour de bon », elle demeura une masse statique, inhumainement lourde, informe, inanimée (…) » Une bonne répétition générale a ranimé leur espoir d’éblouir, mais la première est un échec. April qui semblait pouvoir y récolter un succès personnel finit par perdre ses moyens elle aussi – « Quand le rideau tomba enfin, ce fut une vraie miséricorde. » 

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    Frank retrouve sa femme dans la loge, prêt à lui témoigner amour et compassion. « Mais un recul imperceptible de ses épaules lui apprit qu’elle ne tenait pas à ses caresses ». Bien qu’ils aient prévu de sortir ensuite avec les Campbell, April oblige Frank à prétexter un problème de baby-sitter pour pouvoir rentrer – « le premier mensonge de ce genre depuis deux ans qu’ils étaient amis ». Cette petite comédie annonce la thématique du roman : mascarade conjugale, obsession des convenances, insatisfaction profonde.

     

    Sur le trajet du retour, April refuse de parler de cette soirée ratée, s’exaspère de l’insistance de son mari. Une fois rentrée, elle se couche sur le canapé du séjour pour qu’il la laisse tranquille. Le lendemain, quand Frank se lève, elle est déjà occupée à tondre la pelouse, ce qui surprend Mrs Givings, l’agent immobilier de la région, venue leur offrir un plant de sedum. Cette femme bavarde et curieuse est tout de même assez observatrice pour deviner que les Wheeler ne sont pas disponibles pour écouter ce qu’elle a en tête.

     

    Jennifer et Michael, les enfants, s’inquiètent. La tension est palpable. April « s’était toujours tenue sur le bout d’une branche, prête à s’envoler : prête, toujours, à partir à la minute même où elle aurait envie de partir (« Ne me parle pas sur ce ton, Frank, ou alors je pars ; et je le ferais ! ») ou à la minute où entre eux quelque chose clocherait sérieusement. » Tout le week-end, elle reste sur la défensive, au désespoir de Frank qui cherche à se réconcilier tout en pensant à « la seule et unique chose au monde dont il avait envie réellement, sincèrement : s’emparer d’une chaise et la lancer à toute volée dans la fenêtre panoramique. » Et puis, le dimanche soir, les Campbell arrivent comme prévu et pour la première fois, les regards s’évitent, les amis se font des politesses, ne trouvent rien à se dire – « C’était une expérience nouvelle. »

     

    Depuis longtemps, les deux couples s’entendent à déplorer la médiocrité générale, le conformisme. Ce soir, à court d’idées, Milly raconte ce qu’elle vient d’apprendre : le fils de Mrs Givings, présenté par sa mère comme un « merveilleux » mathématicien enseignant dans l’Ouest, se trouve tout près de chez eux, enfermé dans un hôpital psychiatrique depuis qu’il a enfermé et terrorisé ses parents. Cette nouvelle « excitante » détend un peu l’atmosphère. Frank, à la veille de ses trente ans, se lance dans le récit de son vingtième anniversaire à la fin de la guerre. Mais il se rappelle le leur avoir déjà raconté, il y a un an, et capte le regard écœuré d’April, un regard qui le hante encore le lendemain matin, dans le train, où il a  « l’air d’un homme condamné à une mort très lente, sans douleurs. »

     

    L’espoir renaît quand après avoir tout pesé, April convainc Frank de laisser tout tomber, emploi, maison, pour commencer une nouvelle vie en Europe, où elle trouverait du travail, le temps que Frank trouve sa voie, une activité qui lui corresponde mieux que sa situation actuelle. Ils annoncent leur départ aux proches, mais acceptent tout de même, à la demande de Mrs Givings, de recevoir leur fils John, de temps à autre, malgré les risques.

     

    Et puis April tombe enceinte. Elle ne veut pas de cet enfant. Frank ne veut pas qu’elle avorte. Derrière leur façade bienveillante – que seul John Givings, « le fou », ose démasquer –, leurs désirs divergent. Frank n’ose parler d’un entretien professionnel prometteur, se console avec une secrétaire. Il décide que le temps sera son allié – « Notre capacité à mesurer et à répartir le temps est une source presque intarissable de soulagements. » Frank se force à être gai, attentif, séduisant. « L’ennui, c’est que la vie ordinaire devait cependant continuer. » La comédie tourne au tragique. Comme chez Flaubert, les rêves se fracassent. Il n’y a parfois rien de plus cruel que les rapports quotidiens où la souffrance fait son nid.