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Société - Page 84

  • Dire non

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    « Vivre face à l’urgence des périls, vivre dans la vérité parce qu’on refuse la vie dans le mensonge, vivre de la liberté sans céder aux sirènes de la servitude, autant de méthodes pour vivre sans mourir idiot, dire non à la destruction et à la dépression. »

    André Glucksmann, Une rage d’enfant

     

  • Glucksmann, une rage

    Qui était André Glucksmann (1937-2015), derrière le personnage rebelle, adversaire du politiquement correct ? Une rage d’enfant (2006) commence justement par cette question : « Qui suis-je ? » De trois à sept ans, il a vécu entre deux noms, deux prénoms – « pas de foyer, seulement des domiciles, tous incertains » – dans une famille autrichienne émigrée, juive et résistante, venue se réfugier en France.

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    Le philosophe André Glucksmann devant la bibliothèque de son appartement
    dans le Xème arrondissement de Paris.
    Photo
    © Hubert Fanthomme (Archives de Paris-Match, 10/11/2015)

    Quatre femmes : Martha sa mère – son amour et son admiration pour elle revient tout au long du récit –, sa grand-mère, ses deux sœurs. Seul point fixe en cette période de valises et de déménagements, le gramophone à manivelle et les symphonies de Beethoven en 78 tours. Le père, Rubin Glucksmann, meurt dans un naufrage en 1940. Une enfance donc entre Rivière et Glucksmann (« homme-bonheur »), Joseph (pas Staline, assure sa mère, mais Thomas Mann) et André (à cause d’Edgar André, militant communiste décapité par les nazis).

    Le garçon est le premier Français de la famille. Ses parents, qui se sont rencontrés à Jérusalem puis sont revenus en Allemagne avec leurs filles dans les années trente pour contrer l’ascension d’Hitler, se sont sauvés à Paris en 1937, année de sa naissance. En France, Martha continue dans la Résistance. Lui grandit choyé par ses « fées familiales » : « je n’entrevis que par raccrocs, souvent après coup, le bazar sanglant où j’étais plongé ».

    Pris dans une rafle à domicile, ils échappent aux wagons de la mort grâce à l’audace de sa mère qui crie haut et fort aux prisonniers du camp de Bourg-Lastic ce qui les attend tous à Dachau, malgré les menaces des gendarmes pour la faire taire, et clame la nationalité française de son petit garçon de quatre ans. Ce qui leur vaut d’être finalement rangés parmi les « non-juifs ». « Sauvé par le courage de dire et d’apostropher les bourreaux, le gamin écopait, sans le savoir, d’un cours inaugural de philosophie socratique. Il était moins une, Martha avait parié sur l’insolence, elle eût pu en crever comme Socrate. »

    L’optimisme après la chute du mur de Berlin en 1989 inquiète Glucksmann, lui rappelle celui de la Libération. Il avait déjà la révolte chevillée au corps, lorsque, furieux de voir sourire les Rothschild en visite au château de Ferrières devenu foyer pour enfants rescapés (où sa mère travaillait) après la guerre, il a lancé son soulier « sur les autorités bienfaitrices », la « cérémonie charitable » lui étant insupportable, cette façon de faire comme si rien d’horrible n’avait eu lieu.

    Après coup, était-ce le premier signe de sa « colère philosophique » ? de son « refus d’occulter, vite fait bien fait, les cadavres accumulés dans les placards de l’univers » ? Glucksmann est un « déraciné » comme l’était son père, marchand ambulant de vieux habits quittant le ghetto pour Vienne, puis l’Europe pour la Palestine, militant communiste et sioniste. Il apprendra plus tard qu’il travaillait pour le Komintern.

    Veuve à la Libération, sa mère décide de repartir à Vienne mais le laisse libre. Son fils de dix ans choisit alors de rester pour s’inventer « des racines et une histoire françaises ». A treize ans, il entre au parti communiste, le quitte à dix-huit ans. Son héritage ? Trois révélations : Auschwitz, la chute d’Hitler, Hiroshima. La question du Mal est essentielle.

    Au quatrième chapitre intitulé « Bonjour, Révolution ! », Une rage d’enfant change de tonalité. Aux souvenirs personnels succèdent le débat et l’analyse, un parcours philosophique. Glucksmann compare la Révolution française et la Révolution américaine, qu’il juge plus réussie. Il dénonce la posture napoléonienne des « ambitieux du moment », à la recherche d’un accomplissement hors de l’anonymat du troupeau.

    Lui-même a été tenté par cette voie, comme Julien Sorel, et avec le recul, il regrette, il a honte d’avoir été « anarcho-maoïste » en 1968, aveuglé par la « Révolution culturelle ». Son engagement véritable, c’est dire et faire, joindre une parole juste à une action efficace. Plutôt que décréter ce qui est bien (l’opposé du mal), il part de ce qui ne va pas : « l’incongru, l’erreur et l’horreur ».

    L’anticommunisme est son cheval de bataille : au Goulag, « la révolution russe massacre par millions et invente un esclavage moderne qu’elle exporte aux quatre coins de l’univers. » Il rappelle l’apostrophe de Cohn-Bendit en 68 à Louis Aragon venu se mêler aux étudiants : « Aragon ! Tu as du sang sur tes cheveux blancs ». Glucksmann est fier d’avoir participé à la « démarxisation des esprits ».

    Les philosophes et les écrivains sont ses repères, les poètes le guident dans sa réflexion : Hugo, Baudelaire, Mallarmé… Le succès inattendu de son essai La cuisinière et le mangeur d’hommes – Réflexions sur l’Etat, le marxisme et les camps de concentration (1975) le classe parmi les « nouveaux philosophes ». Qu’un juif mette à égalité le nazisme et le communisme fait alors scandale.

    « Qu’est-ce alors que la connaissance philosophique de soi ? Rien d’autre que l’injonction première de se définir dans le plus complet dénuement, face à l’adversité la plus radicale. » Non, écrit Glucksmann, il n’est pas un « prophète d’apocalypse », mais « tout juste un penseur en colère ». Il appelle au devoir de responsabilité et de lucidité, sans détourner les yeux. Il décrit le triomphe du nihilisme jusque dans ses avatars terroristes actuels.

    Glucksmann rapporte ses principaux combats, dont celui pour la Tchetchénie, « détail du monde » : cent à trois cent mille victimes depuis 1995, pour moins d’un million d’habitants ! Sa capitale Grozny réduite en poussière, « Guernica puissance X », dans l’indifférence générale. Il dénonce l’aveuglement européen devant le despotisme de Poutine.

    A la mort d’André Glucksmann il y a quelques mois, les hommages ont été nombreux pour cet indigné et ce défenseur infatigable des droits de l’homme. A la fin d’Une rage d’enfant, il commence son « au revoir » par ces mots : « Ma vie n’est pas un roman. Surtout pas. »

  • Valeur

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    « Ce qui fait la valeur d’une vie n’est pas la quantité de choses que nous y avons accomplies, mais la qualité de présence qu’on aura placée dans chacune de nos actions. »

    Frédéric Lenoir, La puissance de la joie

  • Cultiver la joie

    Une main bienveillante a posé sous le sapin de Noël La puissance de la joie, de Frédéric Lenoir, un autre éloge de la joie de vivre. « Existe-t-il une expérience plus désirable que la joie ? » écrit-il en avant-propos. Certains lui reprochent d’en faire « commerce littéraire », il est vrai que Du bonheur, un voyage philosophique est déjà au format de poche et que l’auteur de best-sellers sur la spiritualité « séduit et agace » (Portraits critiques dans Le Figaro, et dans L'Express, 2013). 

    lenoir,frédéric,la puissance de la joie,essai,littérature française,plaisir,bonheur,joie,réflexion,cheminement personnel,culturehttp://aufilafil.blogspot.be/2012/06/joie.html (Merci, Fifi.)

    Le plaisir, le bonheur, la joie : des notions à distinguer. Plaisirs des sens et de l’esprit ne durent pas, d’où le concept du bonheur, « en quelque sorte un plaisir plus global et plus durable ». Lenoir convoque Epicure, Aristote, « les sages d’Orient et d’Occident » qui ont cherché à définir une sagesse basée sur l’autonomie, « c’est-à-dire la liberté intérieure qui ne fait plus dépendre notre bonheur ou notre malheur des circonstances extérieures. »

    La joie, moins souvent évoquée par les penseurs, est un état différent, « source d’un immense contentement dans la vie ». Plus intense que le plaisir, due à un stimulus extérieur, la joie nous transporte, elle est communicative et pourtant « fugace » elle aussi. « La joie apporte une force qui augmente notre puissance d’exister. » (J’ai détesté son détournement publicitaire par une firme automobile allemande qui en a fait son fonds de commerce.)

    Pour mieux comprendre l’expérience de la joie, Frédéric Lenoir interroge « les rares philosophes qui se sont penchés sur cette belle et entière émotion ». Montaigne en fait le critère d’une vie bonne – « Il faut étendre la joie et retrancher autant qu’on peut la tristesse », mais c’est Spinoza qui est par excellence le « philosophe de la joie ». L’essayiste rappelle le parcours du jeune et brillant Baruch Spinoza, banni de la communauté juive d’Amsterdam à 24 ans pour son analyse rationnelle trop critique du texte biblique – il quitte alors son milieu et « vit parmi des chrétiens libéraux » sans pour autant se convertir. Une vie de célibataire, simple, travailleuse (polisseur de verres d’optique) et la rédaction de quelques ouvrages déterminants dont L’Ethique, son chef-d’oeuvre. Il meurt à 45 ans.

    Spinoza définit la joie comme le « passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection ». Lenoir ajoute que « chaque fois que nous grandissons, que nous progressons, que nous remportons une victoire, que nous nous accomplissons un peu plus selon notre nature propre, nous sommes dans la joie. » Nietzsche et Bergson, à leur tour, décrivent la joie qui aboutit à « un consentement total à la vie » et est liée à l’acte créateur.

    « Laisser fleurir la joie », le chapitre 3 de La puissance de la joie, ouvre une dizaine de pistes intéressantes pour créer dans notre vie un climat favorable à l’émergence de la joie : de l’attention, la présence, la méditation… jusqu’à la jouissance du corps. « Devenir soi », « S’accorder au monde », les chapitres suivants développent un véritable cheminement personnel « vers une joie profonde et durable ».

    Dans « La joie parfaite », Frédéric Lenoir revient sur sa jeunesse, période de « joies absolues et de grandes souffrances intérieures » : études de philosophie à Fribourg, voyage en Inde et appel à la vie monastique, et puis une crise qui l’a conduit vers la psychanalyse et d’autres thérapies, un « long travail de libération et de communion, de déliaison et de reliaison, de lâcher-prise et de consentement à la vie » toujours en cours. Il reviendra dans l’épilogue sur sa quête incessante d’une « sagesse de la joie ».

    « La joie de vivre », le dernier chapitre, rappelle le titre de Zola (douzième tome des Rougon-Macquart) et observe la joie des enfants, de ceux qui mènent une vie simple, à l’opposé de nos sociétés occidentales où « nous avons bien souvent aussi perdu la joie de vivre, qui est celle de l’accueil spontané de la vie comme elle est, et non comme nous voudrions qu’elle soit. »

    Frédéric Lenoir offre dans La puissance de la joie une réflexion où chacun, chacune, il me semble, peut trouver de quoi nourrir sa recherche personnelle et des balises pour cultiver la joie. L’essai de deux cents pages est très accessible, sans jargon ni poses prétentieuses. L’auteur, qui a dirigé la riche Encyclopédie des religions dont je vous avais parlé ici, partage expériences et convictions avec simplicité , pour nous faire cheminer à notre tour sur « une voie d’accomplissement fondée sur la puissance de la joie ».

  • Un autre changement

    brisac,geneviève,dans les yeux des autres,roman,littérature française,soeurs,famille,amour,amitié,engagement,écriture,culture« Nous croyions à un autre changement, je me souviens des courbes de la croissance que dessinait mon père sur la table du dîner avec son doigt, une croissance liée au progrès, le progrès scientifique et social, l’école pour tous, le baccalauréat pour tous, l’éducation des filles, des crèches partout, la fin des cous cravatés et des costumes trois-pièces enserrant des corps imprononçables, l’avènement de la liberté, une salle de bains dans chaque appartement, des vacances au soleil, le ski démocratique, des tongs pour l’été, des gibecières grecques, des kilims pour tout le monde, le progrès et la fraternité, les trains à grande vitesse, on voyait bien les signes, on les interprétait mal. A la place, la laideur pour tous, la consommation de la laideur pour tous, le spectacle de la laideur, des gadgets déments pour presque tous, la pauvreté comme non-dit, l’école en crise pour tous, le tourisme de masse, le tourisme de masse, le tourisme de masse, l’alpha et l’oméga de nos vies asphyxiées et malades. Il faudrait partir. (Boris)

    Nous ne partirons jamais, dit Molly. Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Ces généralités. Du carton dans la bouche. »

    Geneviève Brisac, Dans les yeux des autres