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Culture - Page 600

  • Grammaire

    « La grammaire essaie de mettre de l’ordre dans le grand peuple des mots. Si on ne leur imposait pas des règles, ils iraient n’importe où, les mots.
    Ils s’assembleraient n’importe comment. Et plus personne ne se comprendrait. Ou alors ils resteraient chacun dans son coin, ils refuseraient de former des phrases. Quel dommage ! Quel gâchis !  La grammaire rapproche, la grammaire relie, la grammaire accorde.

    Maintenant, vous comprenez pourquoi je l’aime ? »

    Erik Orsenna, Et si on dansait ?

  • Ecrire en rythme

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    Textes & Prétextes, deux ans

     

    Erik Orsenna sème régulièrement, depuis La grammaire est une chanson douce (2001), de petits cailloux lumineux pour qui aime la langue française. Rien d’académique même s’il siège depuis plus de dix ans au fauteuil du Commandant Cousteau. Et si on dansait ? raconte et explique la ponctuation avec la légèreté d’une apostrophe. « Au fond de nous, tout au fond est la musique, une sorte de rire silencieux de la gorge et du corps. Le reste, ce qu’on appelle « la profondeur », je veux dire le sérieux, l’arrêté, le pompeux, cette profondeur-là n’est que théâtre de surface. » (Discours de réception à l’Académie française, 17 juin 1999)   

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    Jeanne, seize ans, plaide coupable quand on l’appelle « dealeuse de phrases » ou « droguée de mots » ; dans son atelier clandestin, elle « fabrique des devoirs » à prix modeste pour « rendre service aux jeunes qui ne savent pas écrire ». Son frère Tom, encore endeuillé par la mort de leur vieil ami M. Henri, « le guitariste légendaire » (autre personnage de La grammaire…), se consacre, lui, à la musique. Et c’est ainsi que Jeanne est devenue « écrivain fantôme », par nécessité, vu que leurs parents ne s’occupent guère d’eux.

     

    L’experte en rédactions et commentaires composés ne gagne pas grand-chose avec ses pairs, elle se tourne donc vers une clientèle plus aisée, les adultes, qui lui commandent toutes sortes de lettres d’amour, ou, pour ceux et celles qui aiment le pouvoir, des discours. Elle s’applique alors à raccourcir les phrases, clarifier les développements, traque les hiatus et tempère sa passion pour les parenthèses.

     

    Inspirée par le travail musical de Tom, qui répète avec un métronome, Jeanne partage sa conviction : « Les êtres humains ont dû apprendre en même temps à parler et à chanter ». Comment employer des mots « sans musique » ? Ainsi commence cet Eloge de la ponctuation. Du point final, qui a pour Jeanne le goût d’un premier amour qui se termine, aux guillemets, ces chapeaux à demi renversés pour saluer l’auteur et le quitter, en passant par les précieuses virgules et le trop négligé point-virgule.

     

    Ecrire en rythme, voilà l’enjeu. Dans un Discours sur la Vertu (2000), passage obligé des Immortels, Orsenna en parlait déjà avec son talent de conteur : « Il était une fois une mèche et un souffle. Il était une fois un professeur qui, à peine assis, inspirait, ouvrait la bouche et ne la refermait et puis n’expirait que sonnée la fin du cours. Pendant ce temps, tout ce temps, des expressions lumineuses
    voletaient dans la salle, comme des papillons insaisissables et venaient nous picoter l’intellect et nous réveiller le cœur. Pendant ce temps, tout ce temps, la mèche tombait et retombait, comme pour battre la mesure de cette merveille de musique verbale. La mèche, le souffle et le professeur portaient le même nom. Vous avez reconnu Vladimir Jankélévitch. »

     

    Orsenna, l’amoureux de l’Afrique – on n’oublie pas sa délicieuse Madame Bâ –, fait inviter Jeanne par le Président Bonaventure dont elle a rédigé le programme électoral et de nombreux discours. Il a besoin d’elle pour bien recevoir le Président du Sénégal, le poète Léopold  Sédar Senghor. En survolant le rivage de l’archipel, Jeanne s’est étonnée du ruban noir qui pollue le bord de mer et dont les bulldozers ne viennent pas à bout. La nuit venue, elle s’y promènera pour mener sa propre enquête. Les mots et la ponctuation seront évidemment mêlés à cette étrange affaire.

     

    Avec allégresse et fantaisie, Et si on dansait ? raconte en une centaine de pages une charmante histoire de mots et de signes, illustrée par Montse Bernal, en deçà néanmoins de sa « chanson douce ». De quoi amuser les convaincus, instruire les débutants et séduire les amateurs de contes, à la suite des Chevaliers du subjonctif (2004) et de La révolte des accents (2007).

  • La ville mère

    « Et à mon quatrième, dans ma chambre envahie de livres achetés chez les bouquinistes, je rêve à l’été qui vient, où je monterai aux monts des Moineaux, au point de vue de Napoléon ; et de là je regarderai flamboyer les « quarante-quarante » sur les sept collines, et respirer, étinceler Moscou, Moscou, la ville mère. »

    Boulgakov, Les Quarante-quarante (Articles de variétés et récits, 1919-1927) 

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  • Boulgakov en verve

    « Je demande à aller aux cours de lecture. » Comment le nouveau pouvoir soviétique envoie à l’opéra, au concert, au théâtre, ceux qui ne savent pas lire, même s’ils préfèrent le cirque, si bien que leur vient le désir d’apprendre – afin d’être enfin libres de se rendre au cirque s’ils en ont envie, voilà ce que raconte avec brio La semaine d’action éducative, le tout premier récit comique de Boulgakov.

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    Dans les quelque deux mille pages de La Garde blanche, la Bibliothèque de la Pléiade consacre presque un tiers du volume aux Articles de variétés et récits publiés par Boulgakov entre 1919 et 1927, après Endiablade, Les œufs du destin, Cœur de Chien et les Carnets d’un jeune médecin, déjà présentés. 

     

    Entre les textes alimentaires et les articles de commande se glisse du Boulgakov tout craché, ironique, voire sarcastique. Les aventures extraordinaires du docteur N. constituent une première ébauche de La Garde blanche, avec son atmosphère troublée près de Grozny où se battent Russes et Tchétchènes : « Nuit. La fusillade
    se calme progressivement. Les ténèbres s’épaississent, les ombres sont mystérieuses. Ensuite, rideau de velours et océan d’étoiles à perte de vue. » – « Maudites soient les guerres, maintenant et à jamais ! »
     

    La cuisine de l'appartement communautaire - Musée Akhmatova, Saint-Pétersbourg.jpg

    Hommage à Gogol, Les aventures de Tchitchikov lui empruntent le personnage éponyme des Ames mortes : personne ne vérifie le formulaire rempli par un gaillard culotté qui obtient d’abord un logement, des bons d’alimentation ensuite, puis de l’argent, des responsabilités qui le font bientôt « trillionnaire ». Trahi, recherché, l’escroc disparaît au nez et à la barbe de ses poursuivants qui ont finalement remis la main sur le formulaire fantaisiste complété d’après les caractéristiques de l’aventurier de Gogol ! Pour les Russes, les emprunts nombreux aux Ames mortes ajoutent bien sûr du sel à cette histoire, un rêve burlesque lu par Boulgakov lors d’une soirée littéraire à Saint Pétersbourg / Leningrad en mai 1926, devant Akhmatova et Zamiatine, entre autres. 

    Les Moscovites contemporains de Boulgakov reconnaissaient dans Le 13, Immeuble Elpit – Commune ouvrière l’ancien immeuble Piguit de la Grande rue des jardins (illustration), disparu dans les grands chantiers de rénovation d’un quartier où seule la maison de Tchekhov subsiste encore. Avant la Révolution, des intellectuels, des artistes y habitaient, puis ce fut la « compression », le temps des appartements communautaires, l’utopie sociale. « Les pianos se sont tus, mais les phonographes étaient bien vivants et chantaient souvent d’une voix mauvaise. » – « Des ficelles se sont tendues au travers des salons, du linge humide dessus. »
    Le propriétaire a chargé Christi de veiller au chauffage de l’immeuble, « qu’on maintienne l’essentiel ». Mais février est très froid, le mazout manque. Christi surveille pour qu’on n’installe pas de poêles, le bâtiment n’ayant pas de conduits de fumée. Annouchka, « le fléau de l’immeuble »,  passe outre. « Et du coup, épouvantable, ce n’est plus un petit prince mais un roi de feu qui s’est mis à jouer sa rhapsodie. » Dévastation. Impuissance.
     

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    La situation lamentable des enseignants dans A l’école de la Cité « Troisième Internationale » (où Chagall fut un pauvre professeur de dessin avant de s’exiler), l’atelier créatif des enfants orphelins de La Commune d’enfants n° 1, autogérée, visitée par Edouard Herriot, les aléas de la vie à Moscou où on démolit et construit, dans Les Quarante-quarante (une expression ancienne qui désignait la ville aux 450 églises avant la Révolution), les changements de pouvoir (12 ? 14 ? 18 ?) entre 1917 et 1920 dans La ville de Kiev« la mère des villes russes » où l’on a vu « de tout sauf des Grecs », tous ces sujets prennent sous la plume de Boulgakov un relief formidable. Presque cent ans après, la vie y transparaît encore, grâce au génie littéraire.

  • Funambule

    « Neige était devenue funambule par souci d’équilibre. Elle, dont la vie se déroulait comme un fil tortueux, entrelacé de nœuds que nouaient et dénouaient la sinuosité du hasard et la platitude de l’existence, excellait dans l’art subtil et périlleux consistant à évoluer sur une corde raide. 

     

    Elle n’était jamais aussi à l’aise que lorsqu’elle marchait à mille pieds au-dessus du sol. Droit devant elle. Sans jamais s’écarter d’un millimètre de sa route.

    C’était son destin.

    Avancer pas à pas.

    D’un bout à l’autre de la vie. »

     

    Maxence Fermine, Neige