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Culture - Page 597

  • A des amis perdus

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    Vous étiez là je vous tenais

    Comme un miroir entre mes mains

    La vague et le soleil de juin

    Ont englouti votre visage

     

    Chaque jour je vous ai écrit
    Je vous ai fait porter mes pages

    Par des ramiers par des enfants

    Mais aucun d'eux n'est revenu

     

    Je continue à vous écrire

    Tout le mois d'août s'est bien passé

    Malgré les obus et les roses

    Et j'ai traduit diverses choses 

    En langue bleue que vous savez

     

    Maintenant j'ai peur de l'automne

    Et des soirées d'hiver sans vous

    Viendrez-vous pas au rendez-vous

    Que cet ami perdu vous donne

    En son pays du temps des loups

     

    Venez donc car je vous appelle

    Avec tous les mots d'autrefois

    Sous mon épaule il fait bien froid

    Et j'ai des trous noirs dans les ailes

     

     

    René Guy Cadou (1920 - 1951), Lettre à des amis perdus  (Pleine poitrine , 1946)

  • La parole

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    Voleuse

    O perle noire enrichie d'étincelles

    Ecuyère des mots

    Trapéziste du sang

    Lancée sur le circuit vertigineux du temps

    Convoi de mon amour

    Echarpe lumineuse

    Je te perds

    Je te prends

    Je te mets en veilleuse

     

    A nous deux

    Dans la nuit sans hâte des cachots

    Sur les marches du ciel

    Sur les premiers tréteaux

    Dans l'ascenseur doré de la lampe

    Tressant la flamme avec les barreaux de la cage

      

    Tu passes sur mes dents comme un givre léger

    Tu n'as pas le dédain des souffles étrangers

    Tu n'es que l'horizon des âmes

    L'aventure

    Le vent qui va plus loin achève ton murmure

    L'arbre mêle ses bonds à ton élan sans bord

    Et l'oiseau qui revient te reconduit au port.

     

     

    René Guy Cadou (1920 - 1951), La parole (La vie rêvée, 1944)

  • Rue des Giacometti

    Il y a des livres qui donnent envie d’écrire, de parler. D’autres de se taire, d’écouter. Ainsi Giacometti La rue d’un seul, de Tahar Ben Jelloun, suivi de Visite fantôme de l’atelier (2006). Gallimard a ceint l’essai d’une centaine de pages d’un bandeau blanc où, précédant Le Chat, L’homme qui marche suit Le chien, les trois bronzes aussi efflanqués l’un que l’autre, dans le même mouvement. Lisons. 

    Giacometti L'homme qui marche (photo Libération.fr).jpg

     

    « Il existe dans la médina de Fès une rue si étroite qu’on l’appelle « la rue d’un seul ». Elle est la ligne d’entrée du labyrinthe, longue et sombre. Les murs des maisons ont l’air de se toucher vers le haut. On peut passer d’une terrasse à l’autre sans effort. (…) En observant les statues de Giacometti, j’ai su qu’elles ont été faites, minces et longues, pour traverser cette rue et même s’y croiser sans peine. »

     

    Solitude

     

     « La solitude a un visage travaillé par des mains très humaines, ce visage n’est pas un masque, il est cette tête où vit un regard au bout d’une tige qui se donne comme un corps détaché de tout, avec des jambes si hautes, faites pour marcher éternellement jusqu’à rencontrer un autre visage dont l’expression est celle de la stupeur, une expression familière où les solitudes se reconnaissent sans se faire signe. C’est qu’elles proviennent toutes d’un même abîme, une blessure singulière, absolue, totale et sans la moindre compromission. Cela, c’est la beauté. Ce n’est ni l’harmonie, ni la régularité des traits et des humeurs, ni la complaisance à l’égard de la lumière et de l’apparence du bien-être. »

     

     « Beckett m’a toujours fait penser à une sculpture de Giacometti qui se serait rebellée au point de lui échapper et de vivre hors de l’atelier ou du musée. »

     

    Réel

     

    « Depuis, que je sois dans le métro ou dans le train, que je sois dans la médina de Fès ou de Marrakech, je suis à la recherche d’autres statues de Giacometti qui auraient investi des corps vivants, des mémoires brûlantes, des visages hallucinés. »

     

    « J’écris pour capter l’extrême limite du réel. Je ne peux pas faire autrement, car j’appartiens à un pays où la terre est enceinte de milliers d’histoires, où l’imaginaire du peuple est si riche, imprévisible, fantastique, qu’il suffit pour l’écrire de tendre l’oreille humblement et de savoir que le réalisme est impossible. Tout est fugitif. »

     

    Regard

     

    « Giacometti ne cherchait pas à « s’exprimer » quand il travaillait. (…) Dans une personne, il ne cherchait que le regard. Dans le regard, il cherchait à capter la détresse, même et surtout si elle est cachée. »

     

    « Seul l’artiste qui ne sait pas où il va, ni à quoi ses mains vont aboutir, est digne d’être à la hauteur de la réalité. C’est par le regard que Giacometti ouvre une brèche dans l’âme du personnage. »

     

    « « Un jour, je me suis vu dans la rue comme ça, j’étais chien », dit Giacometti à Genet. Le chien qu’il a sculpté ensuite est tous les chiens, il est le dernier chien arrêté devant une porte fermée ; il apparaît comme nous le voyons dans nos nuits de rêves ou de cauchemars. »

     

    Silence

     

    « Quand les statues de Giacometti marchent, elles ne font pas de bruit. Il faut une ouïe très fine pour entendre des pas glisser sur du sable. Le mouvement est à peine perceptible. Il faut s’arrêter et écouter un immense silence respirer. »

     

    « Je ne sais pas si Giacometti a lu Cervantès, mais l’homme qui marche est un double silencieux de Don Quichotte, pour une fois livré à sa solitude et à ses méditations profondes. »

     

    « C’est cela qui fait que face à l’œuvre de Giacometti on se sent rempli d’humilité. On est intimidé parce qu’un homme, à l’écart du monde, à l’écart de toute valeur marchande, a réussi à nous exprimer tous, en creusant la terre, en creusant le métal, et en se souvenant de la tragédie humaine, qu’elle soit immédiate – comme celle qu’il a vécue durant le nazisme – ou lointaine, et qui existe depuis que l’homme humilie l’homme. » (Tanger, août 1990)

     

    Comme pour La rue d’un seul, à chaque page de Visite fantôme de l’atelier fait face une illustration – sculpture, peinture, photographie. Ben Jelloun a écrit ce texte à Paris en juin 2006, inspiré par l’atelier de Giacometti au 46 bis de la rue Hippolyte-Maindron dans le XIVe arrondissement. Loué en 1927 et occupé par le sculpteur jusqu’à sa mort, devenu l’atelier de Michel Bourbon. Un lieu exigu dont le sol en terre battue a été recouvert de ciment dur. Giacometti vivait avec sa femme Annette dans ce minuscule rez-de-chaussée, indifférent à tout confort.

    Des êtres de bronze ou de plâtre qui en sont sortis, Ben Jelloun écrit :  « Ils étaient vivants, c’est-à-dire vigilants et discrets. Je me sentais petit face à ces êtres filiformes qui prenaient le minimum d’espace pour une présence intimidante. » La rue des Giacometti, cette rue d’un seul, est la rue de tous.

  • Le feu

    « Le feu est un être vivant. Jamais en repos, protéiforme et versicolore, il dévore tout sur son passage, crépite et réchauffe. L’homme peut l’allumer ou l’étouffer, souffler dessus pour l’attiser ou pour l’éteindre. Le feu est l’unique chose au monde que l’on peut faire mourir et ressusciter. La plupart des activités de l’homme, de même que ses entreprises de destruction en dépendent. Le feu est
    un ami qui concourt à la vie, il désinfecte et purifie, mais il est également son pire ennemi. D’ailleurs, la découverte du feu est peut-être la clé de la compréhension de la mort. »

     

    Avraham B. Yehoshua, Un feu amical 

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