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Culture - Page 529

  • Partir

     L’été n’est pas fini / 1    

    Dahlia

    Nous partons pour nous éloigner du lieu qui nous a vu naître et voir l’autre versant du matin. Nous partons à la recherche de nos naissances improbables. Pour compléter nos alphabets. Pour charger l’adieu de promesses. Pour aller aussi loin que l’horizon, déchirant nos destins, éparpillant leurs pages avant de tomber, quelquefois, sur notre propre histoire dans d’autres livres.

    Issa Makhlouf (Liban)

     

    Les poètes de la Méditerranée, Anthologie, Poésie/Gallimard, Culturesfrance, 2010. 

  • Mes frères

    « Pendant les cinq ans où nous avons travaillé ensemble au tribunal de Vienne, elle et moi, nous avons été de grands juges. 

    Cette phrase m’a alerté, cette phrase et sa façon de la dire. Il y avait une fierté incroyable, quelque chose d’inquiet et de joyeux à la fois. Je reconnaissais cette inquiétude, je reconnais ceux qu’elle habite de dos, dans une foule, dans le noir, ce sont mes frères, mais la joie qui s’y mêlait m’a pris au dépourvu. On sentait que celui qui parlait était un type émotif, anxieux, perpétuellement tendu vers quelque chose qui lui échappait et qu’en même temps ce quelque chose il l’avait, qu’il était établi dans une confiance imprenable. Pas de sérénité, pas de sagesse, pas de maîtrise, mais une façon de s’appuyer sur sa peur et de la déployer, une façon de trembler qui m’a fait trembler moi aussi et comprendre qu’un événement était en train de se produire. » 

    Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne

    Ensor,Les bons juges,1891

    L’été n’est pas fini, mais sa lumière change.
    Pendant deux semaines, je vous donne à nouveau rendez-vous avec des poètes de la Méditerranée.

    A bientôt.

    Tania

     

     

     

  • A d'autres que soi

    Un roman russe m’avait déplu. Mais avec D’autres vies que la mienne (2009), Emmanuel Carrère m’a bouleversée, et par les sujets qu’il aborde, et par la leçon de vie qui s’en dégage. Son titre révèle une attitude délibérée : écrire, décrire, comme on peint un portrait. Une des autres vies qu’il raconte, à son instigation, est celle d’Etienne : « Il aime parler de lui. C’est ma façon, dit-il, de parler des autres et aux autres, et il a relevé avec perspicacité que c’était la mienne aussi. » 

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    http://newsonline24.blogspot.com/

    Juliette est la sœur d’Hélène, la femme de sa vie. « La nuit d’avant la vague », ils avaient parlé de se séparer, elle et son fils, lui et le sien. L’évocation de leurs vacances banales au Sri Lanka dans un hôtel « construit sur la falaise surplombant l’océan » prend une tout autre tournure après le tsunami qui s’est produit sans qu’ils s’en rendent compte. Carrère ne prend la mesure de la catastrophe qu’au moment où son fils vient lui apprendre la mort de la petite fille des Français dont ils ont fait la connaissance deux jours plus tôt. Ce matin-là, Delphine et Jérôme sont allés au marché en laissant leur fille à la maison, en compagnie de la fille du patron de leur guesthouse sur la plage. Le père de Delphine, qui les gardait, a soudain pris conscience « que les corneilles avaient disparu, qu’on n’entendait plus de chants d’oiseaux. C’est alors que la vague est arrivée. » Lui a pu s’accrocher à un cocotier, mais les fillettes ont été emportées. 

    Hélène, journaliste, est tout de suite à leurs côtés. Ils veulent repartir avec le corps de leur fille. « Il y a quelque chose à faire, Jérôme le fait, Hélène l’y aide, c’est aussi simple que cela. (…) Je lui en veux presque d’être si engagée dans l’action et de ne plus se soucier de moi : c’est comme si je n’existais plus. » Tout se complique : le corps de Juliette n’est plus à l’hôpital, il a été transféré ailleurs. Devant leur drame, puis devant celui de Ruth, qui cherche son mari avec qui elle était là en voyage de noces, Hélène et lui sont conscients de ce à quoi ils ont échappé : « La veille encore, ils étaient comme nous, nous étions comme eux, mais il leur est arrivé quelque chose qui ne nous est pas arrivé à nous et nous faisons maintenant partie de deux humanités séparées. » 

    Premier portrait, celui de Philippe, qui savourait là un bonheur conquis après un divorce et un virage professionnel, persuadé d’avoir trouvé « le paradis sur terre » dans une maison de Medaketiya qu’il aimait partager. L’auteur l’envie, lui le perpétuel insatisfait qui pense toujours trouver mieux « ailleurs, un jour, plus tard. » Venir en aide aux parents orphelins de leur fille, soutenir Ruth pour qui Tom ne peut être mort, et qui le cherche inlassablement, Hélène et lui vivent tout cela dans la plus grande compassion, et décident alors de ne plus jamais se quitter. Quand Philippe dit à l’écrivain qu’il devrait écrire sur ces événements, il se sent pris au dépourvu – « J’ai dit qu’a priori, non. » 

    De retour à Paris, ils trouvent un appartement, l’aménagent. Hélène reçoit alors un appel de son père : sa sœur, qui s’appelle aussi Juliette, souffre d’une récidive d’un cancer. Juge à Vienne, dans l’Isère, celle-ci mène une vie très différente de la leur, les deux sœurs se voient peu. Ils vont lui rendre visite, au début de sa chimiothérapie. Dans leur bibliothèque, en ouvrant Plus loin, mais où de Béatrix Beck, Carrère lit tout haut une phrase qui le fait rire et qu’il retient : « Ca fait toujours plaisir, une visite, si ce n’est pas à l’arrivée c’est au départ. »  

    La maladie de sa sœur mine Hélène, lui en est affecté mais de loin, il le reconnaît, jusqu’à ce qu’ils apprennent, quelques mois plus tard, que Juliette est en réanimation, mourante. La mère d’Amélie, Clara et Diane, cherche à tenir encore un peu, le temps que ses deux aînées participent à l’école au spectacle qu’elles ont préparé avec tant d’enthousiasme. Patrice, son mari, se comporte de façon exemplaire, comme époux, comme père. Il porte les siens, littéralement – Juliette était restée boiteuse d’un premier cancer à la jambe. 

    La mort de Juliette conduit  toute la famille chez un juge unijambiste, son meilleur ami, Etienne Rigal.  Etienne a lui aussi combattu un cancer. Il a insisté pour les rencontrer tous, pour leur parler de Juliette, pour qu’ils sachent qui elle était. « Pendant les cinq ans où nous avons travaillé ensemble au tribunal de Vienne, elle et moi, nous avons été de grands juges. » Cette phrase, le ton, ses propos, tout révèle, pour Hélène, un homme sans doute amoureux de sa sœur, et pour Carrère, un homme avec qui il entre immédiatement en sympathie.

    Dans le portrait qu’il fait de Juliette, dans le portrait d’Etienne lui-même, avant et après l’amputation de sa jambe, avant et après l’arrivée de Juliette au tribunal d’instance, il y a souvent matière pour l’écrivain à revenir sur ses propres interrogations, ses rapports avec la souffrance, avec les autres, avec soi-même. Sexualité des handicapés, justice entre riches et pauvres, misère sociale du surendettement, les entretiens qu’il aura avec Etienne, qui le persuade d’écrire ce livre, abordent avec franchise tous ces sujets.  

    Ensuite viennent le portrait de Patrice, très différent, a priori pas le gendre idéal aux yeux de ses beaux-parents, et enfin celui de Juliette, frappée à dix-huit ans par la maladie qui l’a laissée boiteuse et fragile. Patrice et Etienne, chacun à leur manière, sont ses points d’appui, jusqu’à la fin. Elle dit ces mots magnifiques : « Je pense que, malgré la maladie, ça a été une bonne vie. Je la regarde, j’en suis contente. » A ses filles : « Je vous aime, je vous ai aimées, soyez heureuses. » 

    Emmanuel Carrère revient pour terminer ce livre consacré à d'autres que soi sur sa propre situation. D’Un roman russe, il déclare : « cela m’a sauvé la vie, mais je ne le ferais plus aujourd’hui. » Ce témoignage, a contrario, il l’a montré à tous les protagonistes, leur promettant de changer tout ce qui les contrarierait, ce qu’aucun ne lui a demandé. Il revient à sa famille, à Hélène, à leur petite Jeanne née entre-temps, « la petite fille la mieux habillée du monde » (« Comme d’autres les nourrissent, Hélène habille les gens qu’elle aime. ») D’autres vies que la mienne est un livre sur l’amour qui porte et qui rend, si j’ose dire, plus humain.

     

  • Chiffres

    « Papa pense les choses autrement, le monde tient par des chiffres : ils sont au cœur même de la création et on peut lire dans les dates une vérité profonde, y voir de la beauté. Ce que moi j’appelle hasard ou occasion, selon le cas, est pour papa un élément d’un système complexe. Trop de coïncidences, ça n’existe pas, une à la rigueur, mais pas trois ; pas de coïncidences en série, dit-il : l’anniversaire de maman, la date de naissance de sa petite-fille et le jour de la mort de maman, tout ça le même jour du calendrier, le sept août. Pour ma part, je ne comprends pas les calculs de papa ; d’après mon expérience, c’est justement quand on se met à escompter quelque chose de précis, que tout autre chose arrive. » 

    Audur Ava Olafsdóttir, Rosa candida

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  • Une rose islandaise

    Rosa candida (Afleggjarinn, 2007), le nom latin d’une fleur, ce n’est pas un titre ordinaire. La romancière islandaise, Audur Ava Olafsdóttir, se révèle aux francophones grâce à la traduction de ce roman (son troisième) par Catherine Eyjólfsson (2010). L’histoire d’un fils qui devient un père. L’histoire d’un jardinier. L’histoire de Flóra Sól.  

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    Vitrail de la Genèse (Cathédrale de Clermont-Ferrand) 

    « Comme je vais quitter le pays et qu’il est difficile de dire quand je reviendrai, mon vieux père de soixante-dix-sept ans veut rendre notre dernier repas mémorable. » Le « petit Lobbi », comme l’appelle son père, l’accompagne dans la serre : celui-ci y coupe de la ciboulette, lui, « le seul héritier de la serre de maman », prépare les boutures de rosier qu’il va emporter. Son père s’inquiète : n’oubliera-t-il pas la demoiselle qui a eu un enfant de lui (l’accident d’une nuit avec l’amie d’un ami dans la serre maternelle, ce qui ne suffit pas à faire un couple) ? Ne ferait-il pas mieux d’opter pour des études sérieuses plutôt que d’accepter un emploi de jardinier dans un monastère ? 

    Pour cette dernière soirée ensemble, son père et son frère jumeau, Jósef, se sont habillés avec soin. Son frère « demeuré » aime porter des couleurs vives. Ce dernier écarte la sauce verte du poisson, mais lui s’en sert largement, pour faire honneur au cuisinier, et ressent alors pour la première fois « une douleur au ventre ».  

    Peu de bagages, quelques boutures, et les voilà dans la vieille Saab du père qui conduit très lentement entre les champs de lave hérissée. Quand ses parents se sont installés dans cette zone dénudée, sa mère a été la première à y planter des arbres. Puis son père a bâti une serre, ce qui a permis à son épouse d’exercer sa passion : faire pousser des plantes, les mettre à l’abri des gelées. « Petit à petit le lopin de terre se transforma en jardin enchanté qui attirait l’attention et provoquait l’étonnement. » 

    Lobbi (Arnljótur Thórir) partage cette passion pour l’horticulture. Il a planté un pin nain à l’endroit où elle a perdu la vie dans un accident. A l’aéroport, il reçoit un cadeau de son père et de l’argent. Mais le mal au ventre ne passe pas, ni les nausées qui le font vomir dans l’avion, et encore dans le taxi qui le mène à l’hôpital dès son arrivée sur le continent. A l’infirmière, il confie ses boutures de « rosa candida » et montre la photo de sa fille en grenouillère, Flóra Sól. On l’opère d’une appendicite. Le cadeau, un pyjama en flanelle, tombe à point. Après avoir dormi trois jours et rassuré son père par téléphone, il se rend chez une amie qui lui a proposé de loger dans son appartement en son absence et se réjouit : « Il n’y a pas de jour ordinaire tant qu’on est en vie, tant que ses jours ne sont pas comptés. » 

    Reposé, Lobbi trouve une voiture d’occasion pour entreprendre le voyage de cinq jours vers une roseraie ancienne qu’on lui a demandé de restaurer. Le temps de repenser à cette « demi-nuit » dans la serre lourde de conséquences, aux quelques rencontres avec Anna pendant sa grossesse puis à la maternité, où il a assisté à l’accouchement. Et enfin, le voilà près du monastère au sommet d’un rocher : « Cela paraît invraisemblable que l’on puisse trouver là-haut un jardin qui figure dans tous les manuels consacrés à la culture des roses depuis le Moyen Age. » 

    Une nouvelle vie commence là. Accueilli par frère Thomas, cinéphile et polyglotte, le jardinier découvre, presque à l’abandon, le fameux jardin des moines dont lui parlait sa mère. C’est là qu’il va planter la rose à huit pétales, d’une rare couleur pourpre, dont il a pris soin pendant tout son voyage (une fleur fictive, à ma connaissance, au nom symbolique - merci aux botanistes de me contredire s'il y a lieu). Il lui faudra deux à trois mois pour faire revivre ce jardin : les moines, plus intéressés par les livres, ont négligé cette collection exceptionnelle de plus de cent variétés de roses. 

    Davantage encore depuis son opération, Lobbi, vingt-deux ans, est hanté par le corps, celui des autres, le sien, et par la mort. Il n’a pas du tout envie de se faire moine. A l’extérieur du monastère, il a peu de contacts, mais les gens du bourg reconnaissent « le garçon aux roses ». Une lettre d’Anna, inattendue, vient bouleverser sa routine : elle a besoin d’un mois pour terminer son mémoire et lui demande de garder le bébé pendant ce temps. Il accepte. Frère Thomas lui trouve un petit meublé à louer hors du monastère, le jeune homme se fait couper les cheveux, aménage l’appartement, y installe quelques plantes, s’inquiète de son inexpérience culinaire (repas et recettes constituent en quelque sorte le ventre du récit d'Audur Ava Olafsdóttir).

    « Il émane de cette enfant de la clarté » : l’arrivée d’Anna et de Flóra Sól l’éblouit. La petite est merveilleuse, elle ressemble à sa grand-mère paternelle. La jeune femme, fatiguée, lui est reconnaissante pour son accueil et le repas qu’il a préparé lui-même. Ses attentions envers leur fille la rassurent. Mais à peine repartie, elle revient : serait-il possible qu’elle reste là, elle aussi, à bouquiner et travailler ? Pris de court, le jardinier accepte encore. Et voilà sa vie complètement chamboulée par son nouveau rôle. Anna et lui ont à présent le temps de faire vraiment connaissance. Aux yeux des autres, ils forment un couple, mais ils dorment séparément, elle dans la chambre avec Flóra, lui sur le canapé. 

    Conçu comme une « ode à la sensibilité masculine », Rosa candida (sous une couverture moins pertinente que l’original), montre avec une grande délicatesse comment un jeune homme plutôt candide, un « Saint François des fleurs » pour qui l’essence d’un jardin est « le jeu de l’ombre et de la lumière », découvre les gestes de l’amour paternel, de la vie sociale, rend la vie à une roseraie, s’initie à la cuisine, et s’interroge sur les raisons de vivre avec une femme dont il ne saisit pas encore toutes les intentions, présente et absente en même temps, imprévisible.