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Culture - Page 479

  • Pensées secrètes h/f

    Il étudie le fonctionnement de la pensée, elle enseigne l’écriture, sur le même campus : ils sont faits pour se rencontrer. Bienvenue dans la vie universitaire (imaginaire) à Gloucester, version David Lodge : Pensées secrètes (Thinks…, 2001, traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux). 

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    Ralph Messenger, la cinquantaine, a décidé de confier à un dictaphone ses pensées fortuites, pour ses études sur la structure de la pensée. Ce gadget lui a déjà servi lors d’un colloque : à l’insu d’une partenaire épisodique, il avait enregistré leurs ébats « pour tester la portée du micro » – une microcassette rangée Dieu sait où, il ne faudrait pas que Carrie, sa femme, tombe dessus. Mais s’il veut dévoiler une pensée « essentiellement intime, secrète », impensable de confier à quelqu’un la tâche de dactylographier ses paroles, problème…

    Les enregistrements à bâtons rompus du professeur Messenger alternent avec le journal d’Helen Reed qui vient de s’installer dans une des maisonnettes du campus. Romancière, 40 ans, elle est chargée pour un semestre du cours de création littéraire, un remplacement pour lequel elle a accepté de quitter sa maison de Londres après la mort de son mari, Martin. Depuis elle n’arrive plus à écrire de la fiction, c’est pourquoi elle a décidé de tenir un journal, pour ne pas perdre la main.

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    http://www.francetv.fr/culturebox/isabelle-carre-dans-pensees-secretes-de-lodge-redoutable-et-si-romantique-79308

    Le passage de l’un à l’autre permet de comparer les points de vue, souvent les deux versions de moments partagés, comme ce premier dîner mondain chez Richmond, le doyen de la faculté des lettres, où Helen rencontre pour la première fois Ralph et Caroline Messenger, « les convives les plus éminents » : lui est un « chouchou des médias », il dirige l’Institut Holt Belling des sciences cognitives ; sa femme américaine le nomme par son patronyme, « Messenger ». Helen surprend le mari embrassant la maîtresse de maison dans la cuisine, sans qu’ils s’en rendent compte.

    Parfois, un narrateur prend le relais, nous raconte un déjeuner au cours duquel Ralph s’étonne qu’Helen soit entrée dimanche dans la chapelle du campus pour suivre la messe. Elle y retourne de temps à autre depuis la mort brutale de Martin, d’un anévrisme. « C’était dur pour vous, mais pour lui une façon rêvée de s’en aller », dit Messenger, ce qui manque de fâcher Helen, mais les amène à discuter de l’âme et de l’esprit – le dada de Ralph qui travaille sur l’intelligence artificielle et une préoccupation forte pour Helen en deuil.

    C’est la première, mais pas la dernière de leurs discussions sur la conscience, son contenu, son fonctionnement, un sujet qu’il aborde exclusivement sous l’angle scientifique alors qu’Helen y voit la matière même des romanciers depuis plus de deux siècles – elle l’épate en récitant de mémoire les premières lignes des Ailes de la Colombe d’Henry James, bel exemple d’un « flux de conscience ». Côté littérature, Lodge intègre également quelques exercices décriture et damusants pastiches décrivains connus.

    La visite de l’Institut des sciences cognitives, un bâtiment étrange dont l’escalier en colimaçon s’enroule dans le même sens que la double hélice de l’ADN, permet à la romancière de découvrir à quel genre de travail on s’y livre et surtout, au deuxième étage, d’admirer une fresque impressionnante sur différentes expériences et théories. Une énorme chauve-souris noire illustre un célèbre article philosophique, « Comment c’est d’être une chauve-souris ? ». Plus loin, la Mary de Frank Jackson, spécialiste des couleurs : enfermée dans un environnement monochrome, elle apprend tout sur la couleur en termes scientifiques mais n’en fait l’expérience que le jour où on la laisse enfin voir une rose rouge. Très intéressée, Helen s’en inspirera pour exercer ses étudiants à rédiger des textes d’imagination.

    Dans les pensées intimes de Ralph Messenger, qui s’est procuré un logiciel de reconnaissance vocale satisfaisant, le sexe revient régulièrement, et toutes sortes de pensées sur ses proches, sur l’argent, la mort, son travail, l’Institut… Helen Reed note dans son journal les faits marquants de ses cours, ses impressions sur les étudiants, sur ses collègues. Pour échapper au campus et à la solitude, elle fait un peu de shopping à Cheltenham, la ville la plus proche, et est ravie d’y croiser Carrie qui l’invite à prendre le thé.

    Elle devient une intime des Messenger, qui l’inviteront aussi dans leur maison de campagne le week-end. Carrie a un projet de roman, qu’elle voudrait lui montrer. Si elle et ses enfants sont un peu las d’entendre Raph parler du cerveau et de la pensée, Helen est bon public, le sujet l’intéresse et leurs manières différentes d’aborder la conscience humaine ouvrent de nouvelles perspectives.

    Si vous avez déjà lu David Lodge, vous attendez bien sûr le moment où quelque chose d’autre va se passer entre les deux protagonistes, le professeur séducteur et la veuve retenue par les doux souvenirs de son entente sexuelle avec Martin. Pensées secrètes, avec intelligence, subtilité, humour et franchise sur tous les sujets, montre jusqu’à quel point on peut connaître ou méconnaître l’autre. Quand Helen lui confie qu’elle écrit sur sa vie au campus, Ralph rêve d’un échange inédit qui leur permettrait d’entrer dans le psychisme d’autrui, enregistrements contre journal, et davantage encore : de découvrir les pensées intimes d’une personne du sexe opposé. Acceptera-t-elle ?

  • Tension

    « On nous a emmenées prendre un peu l’air. Nous sommes montées, musiciennes et chanteuses, à bord d’une dizaine de barques, une véritable petite flotte où nous nous sommes assises. Debout à la poupe derrière nous, les bateliers poussaient sur leurs rames en silence, ce qui ne m’empêchait pas de percevoir leur tension, on devinait que notre présence à bord les troublait, nous sommes des êtres étranges, ils nous considèrent comme des créatures d’un autre monde. Nous sortons masquées, car nos concitoyens ne doivent pas voir nos traits. J’ai complété la fermeture de mon visage en gardant les paupières baissées. La ville, j’ai préféré l’écouter. Des bruits jamais entendus arrivaient à mes oreilles, j’essayais d’imaginer leur source. »

    Tiziano Scarpa, Stabat Mater 

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    Entrée (à droite) de la chapelle de l'Ospedale della Pietà 
    telle que Vivaldi et ses jeunes musiciennes l'ont connue.


  • Cecilia dolorosa

    Stabat Mater de Tiziano Scarpa (2008, traduit de l’italien par Dominique Vittoz) est un roman d’une étrange beauté, intense. « Madame Mère, au cœur de la nuit, je quitte mon lit pour venir, ici, vous écrire. » Une orpheline de l’Hospice de la Pietà à Venise, que l’angoisse tient éveillée, sait à présent lui tenir tête, elle écrit en secret sur de vieilles partitions à celle qui l’a abandonnée, dont elle ne sait rien. 

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    L'enregistrement préféré de Tiziano Scarpa (Note de l'auteur) 

    Devant la masse obscure des eaux noires qui tentent de la submerger, elle tient : « Je suis encore quelque part, je suis là, étrangère à cette dévastation, l’angoisse ne me possède pas tout entière, il me reste un endroit où m’abriter et dire je. » Chaque nuit, elle quitte le dortoir et monte l’escalier, s’assied sur la plus haute marche, son « endroit secret ». Paragraphes de quelques lignes, parfois d’une page, quand elle dialogue avec la tête aux cheveux de serpents noirs, sa mort, qui lui tient compagnie.

    Sa mère se souvient-elle encore d’elle ? Cécilia se sent perdue, guettée par l’amertume. Elle décrit ce qu’elle vit et ce qu’elle imagine : il y a seize ans, une jeune fille honteuse de son secret, enceinte par amour ou par caprice, d’une violence peut-être ? C’est à quatre-cinq ans qu’elle a suivi une ombre jusqu’aux cabinets du rez-de-chaussée, qu’elle l’a écoutée gémir dans l’effort, qu’elle a entendu pleurer son « excrément » – avant de s’enfuir. Elle n’a jamais su qui c’était, ce qu’est devenu le nouveau-né, une des fillettes de l’hospice ? Mais alors, sa mère y est, y était peut-être aussi ?

    Il y a des années, sœur Amelia, une jeune religieuse, était venue chercher leur camarade Anastasia : une dame avait à un bracelet la moitié d’une pièce de monnaie qui s’ajustait parfaitement à la moitié détenue par la religieuse, mère et fille s’étaient retrouvées, et la religieuse avait ensuite disparu, « réprimandée pour avoir permis ces retrouvailles en présence des petites pensionnaires ». Depuis, Cecilia rêve de ce tout recomposé, se demande si pour elle aussi, on a déposé un signe de reconnaissance.

    Ce n’est qu’au tiers de Stabat Mater qu’apparaît la musique. Cecilia joue avec les autres instrumentistes ce qu’écrit le vieux don Giulio pour les messes et les concerts, une musique répétitive, « exténuée », « écrite pour des gens qui n’ont plus la force de rien ». Dans l’église carrée, sur les murs latéraux, deux grandes tribunes se font face, garnies d’une dentelle de métal doré à travers laquelle les musiciennes peuvent suivre les gestes des autres en face delles et le bras du vieux prêtre, mais qui ne laisse voir aux gens assis en bas que des silhouettes. Un jour, Cecilia n’en peut plus et fait crier sur son violon une méchante note – tout s’interrompt. On l’emmène, elle perd connaissance. Sœur Teresa lui parle, l’incite à manger pour être plus solide.

    Dès leur jeune âge, les orphelines sont exercées à chanter et à jouer d’un instrument. Celles qui n’ont ni voix ni dispositions auront d’autres tâches. Les plus douées apprennent le solfège, « l’harmonie de l’air et de l’encre ». Cecilia est chargée de la classe des cadettes, elle les incite, pour les éveiller, à imiter sur leur violon le cri des hirondelles.

    Un soir, elle ne trouve plus ses feuilles. Quelques jours plus tard, sœur Teresa l’appelle et l’emmène en cachette jusqu’à un placard dont elle sort son dossier. Dedans, peu de chose, mais assez pour nourrir de nouveaux envols imaginaires. C’est alors qu’apparaît le nouveau maître de violon, un jeune prêtre aux cheveux roux,  et cette fois « la musique de don Antonio remplit nos yeux, pénètre nos têtes, anime nos bras. » La vie de Cecilia prend un nouveau sens. Stabat Mater (prix Strega 2009) est l’hommage de Tiziano Scarpa à son compositeur favori, Antonio Vivaldi.
     

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    Textes & prétextes, cinq ans

  • Les faibles

    « Il avait proclamé son innocence, il avait essayé de se suicider… Non, il n’avait pas été un personnage très brillant… Dieu merci, pensa Studer ; il n’aimait pas particulièrement les héros. Il trouvait que c’était justement les faibles qui rendaient les hommes dignes d’être aimés… »

    Friedrich Glauser, L’inspecteur Studer

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  • Le Maigret suisse

    Le Maigret suisse, vous vous souvenez ? Le thé des trois vieilles dames m’a menée à L’inspecteur Studer de Friedrich Glauser (traduit de l’allemand par Catherine Clermont). Dans la préface, Frank Göhre, auteur d’une biographie de cet écrivain singulier, indique qu’il a écrit ce roman policier en deux mois.

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    Edition de 1941 © Schlick.ch

    Nous suivons l’inspecteur attaché à la police du canton de Berne jusqu’à la cellule du prisonnier Schlumpf dans le château de Thoune, où il vient de se pendre avec sa ceinture à une barre de la fenêtre. Studer se précipite, le détache et lui fait la respiration artificielle, juste à temps. C’est lui qui a arrêté ce garçon pour le meurtre d’un commis-voyageur, Wendelin Witschi, dont le cadavre a été retrouvé dans la forêt, délesté des trois cents francs (suisses, n'oubliez pas) que contenait son portefeuille. Or le jeune Schlumpf, aide-jardinier aux pépinières Ellenberger et sans le sou, connu de la police pour divers cambriolages, a sorti un billet de cent francs pour payer ses consommations (inhabituelles) à l’auberge de l’Ours.

    Studer est étonné : le garçon se tenait tranquille depuis deux ans, et Sonia, la fille de Witschi est sa petite amie – ça ne colle pas. En parlant avec Schlumpf, il apprend qu’il allait bientôt succéder au jardinier-chef, Cottereau, l’homme qui a trouvé le cadavre. Devant le juge d’instruction en chemise de soie blanche, Studer est clairement le plus expérimenté des deux – « un homme plus tout jeune, qui n’avait rien d’extraordinaire : chemise à col mou, costume gris quelque peu déformé par sa corpulence », visage pâle et maigre, moustache. Il ne croit pas à la culpabilité de Schlumpf et, après avoir compris à temps que le juge ne supporte pas l’odeur de son cigare Brissago, obtient de continuer l’enquête.

    Studer joue au billard quand il entend quelqu’un parler de Witschi : c’est Ellenberger, le pépiniériste qui emploie Schlumpf et d’autres anciens prisonniers. Il invite l’inspecteur à se rendre sur place, à Gerzenstein, s’il veut comprendre quelque chose à cette affaire. Dans le train, l’inspecteur remarque une jeune fille en train de lire un stupide roman de Felicitas Rose et d’y écrire une dédicace avec un stylo masculin (un Parker Duofold) : « Ta Sonia… » C’est la fille de Witschi, la petite amie du présumé coupable.

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    Parker Duofold 1930 © Proxibid.com

    En la suivant à la sortie de la gare, l’enquêteur la voit remettre ce stylo qui l’intrigue à un garçon coiffeur – il apprendra bientôt que c’était le Parker du père Witschi. Et comme dans un Simenon, voilà notre homme qui prend une chambre à l’auberge de l’Ours avant de se rendre chez le gendarme Murmann. Celui-ci croit comme lui à l’innocence de Schlumpf. D'abord s’imprégner de l’atmosphère des lieux, faire connaissance avec les villageois. « Mon Dieu, les hommes étaient les mêmes partout : en Suisse, ils se cachaient quand ils voulaient passer la mesure et, aussi longtemps que personne ne le remarquait, leurs compatriotes fermaient les yeux. »

    Le manège de la serveuse avec le frère de Sonia à l’auberge, l’affichette « chambre à louer » qui a déjà valu deux visiteurs intéressés à la logeuse de Schlumpf chez qui il trouve un Browning sous une pile de papiers, la disparition de Cottereau annoncée à la radio, la maison des Witschi (« Repos alpestre ») en piteux état où il trouve des douilles dissimulées dans un vase à l’intérieur, la parenté des Witschi avec Aeschbacher, le maire de Gerzenstein… Studer collectionne les indices : « Ce sont moins les faits qui m’intéressent que l’atmosphère dans laquelle ces gens vivaient », confie-t-il à son ami gendarme.

    Il n’est pas sans intérêt pour lui (ni pour nous) de voir dans la chambre de Schlumpf des romans sentimentaux ou policiers, dont l’un porte le titre de « Coupable innocent », ni d’assister à un concert de jazz du Convict Band, groupe d’anciens détenus qui se sont connus chez Ellenberger. Lorsque le maire propose à Studer de prendre sa retraite pour un emploi mieux payé qu’il lui procurera, puis lui parle de sa voiture volée, voilà qu’un coup de téléphone du juge d’instruction le rappelle à Berne : Schlumpf est passé aux aveux, l’affaire est réglée. Studer est furieux, il n’a pas dit son dernier mot.

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    Heinrich Gretler, l’interprète de l’inspecteur Studer © http://www.kinokunstmuseum.ch/movie/1215

    Une note de l’éditeur donne quelques indications sur la réception du roman d’abord intitulé « Schlumpf Erwin, meurtre ». En 1935, Glauser en avait lu des extraits devant des écrivains à Zurich, « d’une voix chantante ». Le silence, quand il s’était tu, l’avait d’abord inquiété, puis tout le monde en fit l’éloge. « C’était un roman avec un contenu social essentiel. C’était le village suisse (…) C’était un miroir de notre temps (…) qui renvoie une image non déformée, sans flatterie ni haine, avec force et clarté. »

    Wachtmeister Studer parut en 1936 puis fut adapté au cinéma, sous le même titre, en 1939. Ce collègue de Sherlock Holmes, « homme singulier, nouveau, un homme chaleureux, un simple Suisse » (d’après une annonce de l’époque), allait devenir grâce à l'écran un personnage connu, familier à beaucoup plus de Suisses que de lecteurs de Glauser. Bien avant l’apparition de Columbo sur les écrans télévisés, l’inspecteur à l’imperméable bleu, fumeur de cigares et amateur de grogs, qui fait souvent allusion à sa femme, compose un personnage d’enquêteur patient, mélancolique, curieux des êtres, comme le commissaire de Simenon que Glauser aimait lire.