Lire avec Marthe Robert / 7
Deuil et mélancolie des mots perdus. – Qu’est-ce qui les a chassés du discours quotidien, où ils marquaient pourtant le besoin de la nuance, de la différence, et, au physique comme au moral, l’inépuisable variété des phénomènes humains ? Où sont partis le débonnaire, l’affable, le bonhomme ou le bonasse, l’atrabilaire ou le chafouin ? Où, le chenapan, le papelard, le doucereux ? Le salace, le graveleux, le salé ont complètement succombé au porno ; l’acrimonieux et le sarcastique s’abolissent dans l’agressif ; le piquant cède la place à l’intéressant, tandis que la charmeuse ou la sorcière, la sainte-nitouche ou la virago, et combien d’autres mots si propres à diversifier choses et gens, tombent dans le néant créé en hâte par notre rage de nivellement (comme si de tout fourrer dans la grisaille de l’uniforme avançait le règne de l’égalité). (…)
Marthe Robert, La vérité littéraire, Grasset & Fasquelle, 1981 / Biblio essais, 1983.
Commentaires
Il est vrai que les nouveaux mots du "petit Robert" comme "bombasse" ou "plan cul" relèvent plus de la vision machiste d'un monde que de la définition fine d'une personne ou d'une situation. Pas plus que "chelou" ,"lowcost" ou "faire son kéké" ne sont originaux et ont changé quoi que ce soit à la définition originale . Ils sont juste des modes de dictions qui donnent à ceux qui les prononcent l'impression d'être "djeunes".
Je ne sais pas si les expressions "au jour d'aujourd'hui" ou "en fait" sont répertoriés mais je les entends cent fois par jour. Plus besoin d'expliquer, de décrire, d'argumenter, il suffit de dire "en fait" et voilà, c'est la vérité toute faite qui sort de la bouche de ceux qui doutent... "en fait"!
Je découvre cette série sur Marthe Robert que je ne connaissais pas. Tous les extraits sont excellents. J'ai un faible pour "remplacer les miroirs par des fenêtres". On se regarde trop et pas assez le monde. Je suis toujours étonnée du narcissisme qui anime la plupart des gens (et moi-même aussi sans doute, à mon insu). Merci de m'avoir donné envie de découvrir cette auteure.
Elle écrivait cela en 1981, que dirait-elle aujourd'hui où le mouvement s'est encore accentué ?
Voudrions-nous utiliser certains mots tombés en désuétude que nous passerions la plupart du temps pour des fats aux yeux de la plupart de nos contemporains. La grisaille de l'uniforme sied à beaucoup, et je dis cela sans élitisme car je l'affiche certainement plus souvent que je ne l'imagine.
Bon mais tu te doutes que je vais faire quelques remarques féministes sur la question.Est-iel souhaitable de conserver charmeuse, sorcière, sainte-nitouche et virago ? Entre les femmes auxquelles ont attribue des pouvoirs surnaturelles, prétexte à les tuer le plus cruellement possible et celles accusées de fausse chasteté ou encore celles qui doivent rester bien droites dans la case du féminin, je ne sais pas laquelle est souhaitable de garder...
Quant au débonnaire, à l’affable et au bonhomme, ils sont toujours là ainsi que le bonasse (qui est devenu "la" bonasse).
Et puis, l’atrabilaire et le chafouin étaient encore des privilèges masculins au temps où on appelait les mêmes au féminin "viragos" !
Heureusement il y a les livres où ils se sont cachée et parfois de beaux parleurs ou belles parleuses qui les utilisent encore !
L'autre jour, bien avant d'avoir lu votre billet, j'ai utilisé le terme "chafouin". "Il a le visage chafouin, ce matin". Aux regards médusés de ceux qui m'entouraient, j'ai compris que je faisais encore figure de dinosaure...
Cette question me rappelle toujours la vieille dame diseuse de mots dans "La grammaire est une chanson douce" d'Erik Orsenna (chapitre VII) :
"ENTREZ SANS FRAPPER.
MAIS, S'IL VOUS PLAIT,
ATTENDEZ LA FIN DU MOT.
MERCI."