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  • Chacun tout seul

    Le phare occupe peu de place sur la couverture de mon vieux livre de poche, la brume y efface la ligne d’horizon, sous un soleil jaune : La promenade au phare (To the Lighthouse, 1927) de Virginia Woolf est un roman de mer et de terre, et, osons l’écrire, surtout de mère et de père. Mrs. Ramsay répond « oui » à son fils James, six ans – « s’il fait beau demain » – et le voilà rempli d’« une joie extraordinaire » à l’idée de s’approcher enfin du phare, « la merveille contemplée depuis des années et des années ». L’expansion de cette joie d’enfant se termine brutalement à la page suivante : « Mais, dit son père en s’arrêtant devant la fenêtre du salon, il ne fera pas beau. »

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    « La fenêtre », première partie de La promenade au phare et la plus longue, insiste d’emblée sur la personnalité de Mr. Ramsay, « maigre comme un couteau, étroit comme une lame, avec le sourire sarcastique que provoquaient en lui non seulement le plaisir de désillusionner son fils et de ridiculiser sa femme, pourtant dix mille fois supérieure à lui en tous points (aux yeux de James), mais encore la vanité secrète tirée de la rectitude de son propre jugement. Ce qu’il disait était la vérité. C’était toujours la vérité. »

    Virginia Woolf a déjà une vision très claire du roman en 1925 : « Mais le thème est peut-être sentimental, en effet : le père, la mère, l’enfant dans le jardin : la mort ; la promenade en bateau jusqu’au phare. Je crois cependant qu’une fois lancée je l’enrichirai de mille et une façons ; je l’épaissirai, je lui donnerai des branches et des racines que pour l’instant je ne perçois pas encore. Cela pourrait être un concentré de tous les personnages ; et de l’enfance, avec aussi cette chose impersonnelle que mes amis me défient d’y mettre : la fuite du temps et ce qui en découle : une rupture d’unité dans mon dessein. Ce passage-là (je conçois le livre en trois parties : 1. à la fenêtre du salon ; 2. sept ans plus tard ; 3. la promenade) m’intéresse beaucoup. » (Journal, Lundi 20 juillet)

    J’ai pensé à Proust en retrouvant ici les émotions d’un petit garçon choqué par ce qui vient contrarier la bienveillance maternelle à son égard, et tout au long de ce roman. Dans leur maison près de la mer où ils passent l’été, les Ramsay et leurs huit enfants accueillent des invités parmi lesquels Lily Briscoe, 33 ans. La jeune femme peint ; elle incarne, malgré ses échecs, l’aspiration à créer, à représenter l’instant, l’espace, la vie. S’il est « impossible de prendre sa peinture très au sérieux », « c’était là une petite créature indépendante et Mrs. Ramsay l’aimait à cause de cela. »

    En se regardant dans la glace, celle-ci voit « à cinquante ans, ses cheveux gris et sa joue creuse », alors que les autres perçoivent son extraordinaire rayonnement en tant que mère et maîtresse de maison. La sœur de Virginia Woolf, en lisant La promenade au phare, est bouleversée d’y retrouver leur mère si présente : « Elle a vécu le livre : a trouvé presque pénible cette résurrection des morts » (Journal, Lundi 16 mai 1927). Celle-ci, ou du moins Mrs. Ramsay, admire son mari philosophe, malgré son caractère tranchant, et quand elle s’émerveille de « la grande assiettée d’eau bleue » posée devant elle et du « Phare austère et blanc de vieillesse » au loin, c’est encore à lui qu’elle pense : « C’était là la vue qu’aimait son mari, dit-elle en s’arrêtant, tandis que ses yeux prenaient une couleur plus grise. »

    En relisant ce roman, à la trame si simple et à la vision si complexe qu’on se demande comment en parler, j’ai été frappée, sans doute plus qu’à la première lecture, par les répétitions qui rendent cet étirement de la vie au fil des jours, des leitmotivs comme « Erreur, erreur fatale ! » (Mr. Ramsay hurle des mots, des vers quand il se promène) ou « la beauté » de sa femme, incomparable, qui fascine tous les autres : « Elle était femme, et en conséquence, on venait naturellement la trouver, toute la journée, tantôt pour une chose et tantôt pour une autre (…) ; elle avait souvent l’impression de n’être qu’une éponge imbibée d’émotions humaines. »

    L’observation de ce qui se passe entre les êtres, entre les hommes et les femmes, occupe une grande place dans ce tableau vivant qu’est La promenade au phare. Du point de vue de Mrs. Ramsay, le plus souvent, dans la première partie : « Il y avait dans Lily une veine de quelque chose ; une flamme de quelque chose ; de quelque chose bien à elle que Mrs. Ramsay aimait en vérité beaucoup, mais qui, elle le craignait, ne plairait à aucun homme. »

    Virginia Woolf montre son héroïne toute en sensibilité, attentive à ce qui accorde ou désaccorde, accueillant les mille éclats d’une journée ordinaire comme un prisme. Chacun, même au milieu des autres, est seul dans ses pensées, ses émotions. Pourquoi et comment fait-on tel geste, dit-on telle ou telle chose, et quelles en sont les répercussions autour de soi ? Comment percevons-nous le monde, la vie ?

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    https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d9/LighthouseMap.pdf

    Quand Mrs. Ramsay ne sera plus là, elle y sera encore, dans cette maison un temps à l’abandon puis réveillée, dans ce jardin, ces nuits, ces jours, ces tempêtes… La promenade tant rêvée par James est à jamais perdue, même quand Mr. Ramsay l’organise dix ans plus tard pour deux de ses enfants qui n’en veulent plus. La jeune Cam, regardant la mer et l’île, fidèle au pacte passé avec son frère James, se tait et répète en elle-même le vers souvent cité par son père : « nous pérîmes, chacun tout seul ». Quant à Lily Briscoe, restée dans le jardin des Ramsay, elle aura sa « vision » et mettra la dernière touche à sa toile.

    Une lecture commune à l'invitation de Claudialucia (Ma Librairie)

  • L'Espérance

    bxl art déco l'espérance.jpg« Une halte dans cette brasserie, une des ultimes réalisations de l’architecte, est indispensable ! Elle conserve sa devanture revêtue de marbre et dont l’imposte est garnie d’une composition géométrique de vitrages imprimés. L’intérieur a conservé la plus grande partie de son mobilier d’origine : lambris, banquettes, poufs, tables basses, bar-comptoir, vitraux, jardinières...

    L’établissement se double d’un hôtel dont les chambres étaient autrefois décorées dans le même style. Pendant longtemps, le lieu, caché entre l’église du Finistère et les boulevards, avec son atmosphère feutrée, a accueilli des couples désireux d’un peu de discrétion... »

    Cécile Dubois, Bruxelles Art Déco

    L’Espérance, Léon Jean Joseph Govaerts, 1930 (Photo Café L’Espérance, 2014 © Jean-Charles)