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  • Ombres chiliennes

    « A mes camarades, ces hommes et ces femmes qui sont tombés, se sont relevés, ont soigné leurs blessures, conservé leurs rires, sauvé la joie et continué à marcher. » Cette dédicace en première page de L’ombre de ce que nous avons été (La sombra de lo que fuímos, 2009) donne le ton du récit de Luis Sepúlveda. Devenu célèbre avec Le vieux qui lisait des romans d’amour, son premier roman, l’écrivain chilien a reçu le prix Primavera 2009 en Espagne où il vit depuis 1996.

     

    Affiche chilienne de 1971.jpg.jpg

    "Le Chili met des pantalons longs. Maintenant, le cuivre est chilien"
    (affiche de 1971)

     

    Un vétéran se souvient de son grand-père qui a trinqué avec lui, quarante ans plus tôt, à la santé de Carlos Gardel, et s’est suicidé le lendemain avec un Smith & Wesson. Un calibre 38 spécial qu’il avait reçu en 1925 pour attaquer une banque de Santiago, non pour voler, mais pour faire « le bonheur des damnés de la terre », en
    compagnie de trois autres « justiciers » – « Salut et anarchie ! ». Aujourd’hui, vêtu de noir, le « petit-fils d’un pionnier » se cale ce revolver sous l’aisselle et murmure avant de sortir : « Je suis l’ombre de ce que nous avons été et nous existerons aussi longtemps qu’il y aura de la lumière. » Un certain Cacho Salinas, de son côté, achète six poulets « pour l’approvisionnement du groupe » dans une rôtisserie non-stop où il s’attarde, en attendant que la pluie cesse sur Santiago, à bavarder avec le vendeur, un ancien communiste rentré au Chili après dix ans passés en Suède.

     

    Mais la chute dans la rue d’un tourne-disque, suivi de quelques livres, provoque la mort d’un homme. Concepción García, furieuse de l’indifférence de son mari, Coco Aravena, lorsqu’elle lui annonce qu’ils sont mis à la porte de leur appartement pour retard récurrent dans le paiement du loyer – lui ne songe qu’à passer la soirée devant un bon film en buvant de la bière – s’est mise à tout jeter par la fenêtre. En bas, un homme habillé de noir gît inerte, il porte un revolver et dans sa poche, Coco trouve un papier avec un numéro de téléphone.

     

    Dans le hangar d’un atelier de réparation automobile, Lucho Arancibia fait des mots croisés quand on frappe au portail. Il exige le mot de passe, mais Cacho Salinas l’a oublié, il doit le mettre sur la voie pour qu’il retrouve – « Nous sommes la jeune garde » – et Lucho de répondre « Qui forge l’avenir » avant de le laisser entrer. « Ils n’étaient plus la jeune garde. La jeunesse s’était éparpillée en cent lieux différents (…) et il n’en restait que des chants révolutionnaires mais plus personne ne les chantait car les maîtres du présent avaient décidé qu’il n’y avait jamais eu au Chili de jeunes comme eux, qu’on n’avait jamais chanté La jeune garde et que les lèvres des jeunes filles communistes n’avaient jamais eu la saveur de l’avenir. »

     

    Les vieux camarades ne se sont plus vus depuis des années, ils se racontent leur vie : Salinas exclu par le Parti pour un désaccord concernant Che Guevara, puis exilé à Paris ; Lucho qui parle tout seul depuis que les militaires lui ont fait « sauter un fusible ». Souvenirs de l’extrême gauche après l’accès d’Allende à la présidence. Lolo est en retard, il devrait être là pour l’arrivée du Spécialiste. Ils attendent.
    Pendant ce temps-là, à la police judiciaire, l’inspecteur Crespo est informé du décès d’un homme « trouvé sur la voie publique ». On l’a identifié : le casier judiciaire de Pedro Nolasco Gonzáles contient une « longue liste de plaintes et de condamnations légères pour des délits mineurs, bizarres, inhabituels », comme l’attaque d’un élevage de visons appartenant à un riche gendre de Pinochet. A la morgue, en examinant le cadavre retrouvé sans chaussures ni aucun objet auprès de lui, l’inspecteur trouve dans son oreille une aiguille de tourne-disque. Des voisins ont porté plainte pour vol, il ira les voir.

     

    Au hangar, les retrouvailles de Lolo Garmendia et Cacho Salinas qui ne se sont plus rencontrés depuis 1973 ramènent toute une époque révolue. Il ne manque plus que le Spécialiste à leur réunion. L’homme qu’ils attendent en vain n’est autre que « L’Ombre », celui qui dérobait l’argent que des militaires corrompus voulaient envoyer à l’étranger pour le rendre à la banque centrale, et qui les a recontactés via une petite annonce sur internet. Ils vont récupérer son « assurance-vie », un magot dont personne n’a jamais trouvé la cachette, qu’il est seul à connaître. Pendant que Concepción se saoule et s’abreuve de nostalgie – elle rêve tout le temps de Berlin où elle a été heureuse –, son mari décide d’appeler le numéro de téléphone trouvé sur le mort, et puis rejoint les trois autres à l’atelier.

    Comment les anciens révolutionnaires vont-ils s’y prendre ? Avec quel succès ? Que fera l’inspecteur de police qui connaît bien tous ces anarchistes et qui raconte leur histoire à sa jeune adjointe, une policière de la génération « qui a les mains propres » ? Sepúlveda présente une à une les pièces du puzzle, dans Santiago où le passé trouble encore le présent. L’écrivain chilien, que la section allemande
    d’Amnesty International a libéré des prisons de Pinochet, a été un militant d’extrême gauche, une expérience qu’il évoque avec humour. « Ne fais jamais confiance à la mémoire, car elle est toujours de notre côté ; elle enjolive l’atrocité, adoucit l’amertume, met de la lumière là où régnaient les ombres. Elle a toujours une propension à la fiction. »

  • Envie de partager

    « Elsa Platte avait toujours été sensible à ce ton des conversations familières, conjugales et quotidiennes, qui n’ont rien de palpitant ou de passionnant, mais qui sont la matière du lien. Car toute chose dite à l’autre, livrée, ou offerte comme un cadeau, comme son envie de partager, ne sert qu’à le tisser. Oui, nos amours autant que nos amitiés étaient des tresses de mots, comme ces épaisses cordes lisses le long desquelles on doit grimper enfant à l’école. »

     

    Alice Ferney, Paradis conjugal 

    Paradis conjugal - couverture Babel.jpg
  • Couples de fiction

    Paradis conjugal (2008) d’Alice Ferney s’ouvre sur le générique de Chaînes conjugales (1949) de Joseph Mankiewicz. Ce soir, ce n’est pas la première fois qu’Elsa Platte (clin d’œil à Sylvia Plath) va regarder ce film, un dvd offert par son mari. Avec dans l’oreille ce qu’Alexandre lui a dit la veille : « Demain soir et les soirs suivants, prépare-toi à dormir seule. Je ne rentrerai pas. Je ne rentrerai pas
    dans une maison où ma femme est installée devant la télévision, voit le même film depuis trois mois, ne se lève plus pour me préparer à dîner, et se couche sans me regarder. »

    Couverture de Chaînes conjugales en dvd.jpg

    En découvrant les états d’âme d’Elsa, danseuse à l’Opéra juste à la retraite, pendant le début du film, je me demandais comment diable Alice Ferney, qui dit choisir ses sujets par élection quasi amoureuse, allait pouvoir mener à bien ce roman cinématographique, dont le début me semblait poussif, artificiel. Et pourtant, au long des quelque quatre cents pages de Paradis conjugal, un univers se construit et nous capte. « Ce n’est pas un film sur la séparation, c’est un film sur le mariage. Sur le soupçon. Sur l’imperfection dont on est toujours coupable et que l’on doit
    bien reconnaître. Sur toutes les raisons que, dans un couple, on aurait de partir. Sur l’amour qui fait rester, dit Elsa. »
    Avec les aînés de ses quatre enfants, Max et Noémie, venus la rejoindre devant la télévision, nous suivons l’histoire de trois femmes qui passent une journée ensemble et qui se demandent, chacune, lequel de leurs trois maris est parti avec leur rivale de toujours, Addie Ross, l’irrésistible, la fatale. 

     

    Le va-et-vient entre la fiction et la vie tient le lecteur en haleine. Pourquoi Elsa s’enchante-t-elle de ce mélodrame ? Qu’y cherche-t-elle ? Où cela va-t-il la mener ? La mise en abyme multiplie les angles de réflexion. Nous écoutons la voix off, celle d’une des protagonistes, et aussi les commentaires échangés devant l’écran. La mère garde pour elle ses tourments personnels, écoute les réactions de ses enfants, prend garde à ne rien dévoiler de cette intrigue qu’elle connaît par cœur.

     

     

    Depuis qu’elle ne danse plus, son corps est éteint, irritable, Elsa Platte est sans désir. Ce film la rend heureuse, elle veut comprendre « par quel canal, par quel mécanisme intérieur » un film peut agir sur l’humeur, alors que rien n’a changé entre-temps dans la vie réelle. Place donc à Deborah, « naturelle et ravissante », mariée à un « nanti charmant », Brad Bishop, parti en voyage alors que d’ordinaire il joue au golf le samedi. A Rita, « la femme d’aujourd’hui » et George Phipps. A l’élégante Lora Mae, d’origine modeste, qui a épousé son patron, Porter Hollingsway, le plus riche des trois. Mais personne ne sait tout de l’autre, pas même d’un conjoint.

     

    Au moment où les trois jeunes femmes embarquent sur un bateau pour accompagner des orphelins en excursion, arrive une lettre d’Addie Ross qui leur est adressée : elle a quitté la ville en compagnie du mari de l’une d’entre elles, a-t-elle écrit. « Ah la vache ! s’exclame Max » ; sa sœur réclame le silence ; Elsa pousse sur la touche « pause » pour commenter la situation avec eux. On fera connaissance aussi avec les maris, à travers quelques scènes révélatrices, des soirées où les couples se rencontrent, des conversations privées, des scènes de ménage.

     

    Alice Ferney nous fait visiter dans Paradis conjugal les apparences et les coulisses
    de ces couples, trois couples plus un, celui des Platte, sans compter Addie Ross, la trouble-fête. Pourquoi se marie-t-on ? Comment vit-on mariés ? Baisers, trahisons, soirées, solitudes, maisons, paroles, reproches, on en parcourt toute la gamme – y compris la part de la sexualité – et parfois ses clichés. Son récit interroge les liens du mariage, paradis ou chaînes (deux titres pareillement excessifs), sans toutefois nous infliger de réponse. Il instaure peu à peu entre fiction romanesque et cinéma une intimité plus fructueuse que je ne l’aurais cru et qui, loin d’épuiser l’intérêt du film de Mankiewicz, donne envie de le regarder.

  • Le meilleur

    « Mais combien de temps l’homme peut-il passer à se rappeler le meilleur de l’enfance ? Et s’il profitait du meilleur de la vieillesse ? A moins que le meilleur de la vieillesse ne soit justement cette nostalgie du meilleur de l’enfance, de ce corps, jeune pousse de bambou, avec lequel chevaucher les vagues du plus loin qu’elles se formaient, les chevaucher bras pointés, telle une flèche dont la tige serait ce torse et ces jambes effilés, les chevaucher à s’en râper les côtes contre les galets pointus, les palourdes ébréchées, les débris de coquillages de la grève, pour ensuite se dresser, belliqueux, sur ses pieds, faire aussitôt volte-face, s’enfoncer flageolant jusqu’au genou dans le ressac, plonger et nager comme un fou vers les brisants renflés, jusqu’à l’Atlantique vert qui s’avançait à sa rencontre, roulait vers lui irrésistible comme cet avenir, réalité obstinée et, s’il avait de la chance, arriver à temps pour attraper la grosse vague suivante, et puis la suivante, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la lumière rasante brasillant sur les vagues lui dise qu’il était temps de rentrer. »

    Philip Roth, Un homme

     
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    http://www.temps-jeunes.com/temps-jeunes-association.aspx

     

  • Vieillesse ennemie

    « Ici-bas, où les hommes ne s’assemblent que pour gémir, / Où la paralysie fait trembler sur le front un triste reste de cheveux gris, / Où la jeunesse devient blême, spectre d’elle-même, et meurt, / Où le simple penser est comble du chagrin…» : Philip Roth ouvre son roman Un Homme (Everyman, 2006) avec ces vers de Keats (Ode à un rossignol), nous voilà prévenus. C’est au lendemain de l’enterrement de son ami Saul Bellow qu’il a commencé à écrire la scène initiale, un enterrement dans un vieux cimetière juif (où se déroulent les scènes les plus fortes de ce récit). Flash-back sur la vie d’un homme qui s’était cru invulnérable.

     

    Rembrandt,_Auto-portrait,_1660.jpg

    La religion étant selon lui une imposture, « s’il écrivait un jour son autobiographie, il l’intitulerait Vie et Mort d’un corps d’homme ». Autre titre possible pour Un homme. « Le corps est le paysage de ce livre » déclare-t-il dans un entretien. Bien sûr, il avait eu quelques accrocs : opéré d’une hernie quand il était gamin, d’une assez grave appendicite avec perforation vingt ans plus tard. Ensuite, vingt-deux ans « de parfaite santé ». Mais en 1989, un quintuple pontage, et d’ennui en ennui, la vieillesse ennemie.

     

    A soixante-cinq ans, juste retraité et trois fois divorcé, un homme (qui n’a pas de nom, qui est chaque homme, et Philip Roth sans doute) décide, après le 11 septembre 2001, de quitter Manhattan pour Starfish Beach, une communauté de retraités sur la côte du New-Jersey où il passait l’été durant son enfance.  Sa carrière de publicitaire terminée, il a décidé de réaliser son rêve, dans un pavillon de plain-pied transformé en atelier d’artiste : peindre tous les jours. Il aimerait que sa fille Nancy, divorcée elle aussi, vienne s’installer dans les parages avec ses jumeaux de quatre ans. Chaque année,  une nouvelle intervention médicale le ramène à l’hôpital, « échapper à la mort semblait devenir la grande affaire de sa vie, qui se résumait désormais à l’histoire de son déclin physique. »

     

    « Il y a des gens comme ça, des gens d’une bonté qui saute aux yeux, de vrais miracles, et la chance avait voulu que son incorruptible fille soit un de ces miracles-là. » Ses deux fils, d'un premier mariage, ne lui ont jamais pardonné d’avoir abandonné leur mère. Pour « nouer des contacts satisfaisants » avec autrui, il décide de donner des cours de peinture, un pour débutants, l’après-midi, un autre le soir pour les plus avancés. Millicent Kramer est « de loin sa meilleure élève », elle peint d’instinct, mais un terrible mal de dos l’oblige souvent à s’allonger, à prendre des analgésiques. A son chevet, lors d’une crise – « on est si seul quand on a mal » –, il tente de l’apaiser, mais elle se suicidera dix jours plus tard.

     

    Sa « mémoire affamée » ne cesse de lui rappeler son passé : son enfance heureuse, la bijouterie familiale, et les femmes de sa vie. Alors que Phoebe, sa deuxième épouse, le soutenait constamment, une crise de désir sexuel, à la cinquantaine, l’a poussé vers sa secrétaire d’abord, puis vers une jeune Danoise, mannequin, qu’il a même emmenée en voyage à Paris. Phoebe, qui l’appelait à l’hôtel pour l’avertir de l’attaque dont sa mère avait été victime, l’a démasqué. Et comme il persistait à mentir, à son retour, a demandé le divorce. Alors il a épousé Merete, sans rien y gagner : « Il avait troqué une femme-ressource contre une femme qui se lézardait à la moindre tension. » Leur mariage ne durera pas.

     

    Sans illusions sur sa peinture, malgré les encouragements de Nancy, sans illusions sur lui-même, insatisfait de son corps et de sa vie, un vieil homme chavire. La compagnie des autres résidents lui devient insupportable. Même son frère Howie, qui l’aime d’un amour sans faille, présent à chaque coup dur, il le tient maintenant à distance, jaloux non de sa réussite financière, non de sa famille unie et chaleureuse, mais de sa santé de fer, insolente. Avec Un homme, Philip Roth – qui croit à la vitalité du roman américain, alors que la lecture, aux Etats-Unis, ne cesse de reculer – écrit le roman du déclin physique : « Ce n’est pas une bataille, la vieillesse, c’est un massacre. »