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  • Au musée Magritte

    Voilà presque un an, le très attendu Musée Magritte Museum ouvrait ses portes au public place Royale, dans l’hôtel Altenloh, un des bâtiments des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, qui possèdent la plus grande collection au monde d’œuvres de Magritte. Il est devenu un « incontournable » pour les visiteurs de la capitale belge. On y accède par la belle entrée de l’hôtel Gresham, un peu plus loin, qui mène au grand hall des MRBAB, et de là vers le Musée d’art moderne, où se trouve le comptoir d’accueil du Musée Magritte. Un ascenseur hisse les visiteurs en haut du musée consacré au grand surréaliste belge, présenté en trois périodes : « La conquête du surréalisme », « L’échappée belle », « Le mystère à l’ouvrage ». Trois étages qui se visitent de haut en bas. (A ne pas confondre avec la maison-musée de René Magritte à Jette.)

     

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    La couverture du Guide du musée Magritte museum (Hazan, 2009)

     

    Murs sombres, lumière tamisée, chuintement des audioguides, visites guidées, il y a du monde dès le matin au musée Magritte, et l’on y entend des langues étrangères. A l’entrée de chaque niveau figurent des repères biographiques, clairs et bien illustrés. L’œil est attiré par les citations gravées sur les murs, dans toutes les salles : « par respect des textes littéraires de Magritte », uniquement en français, mais traduites en néerlandais sur des étiquettes (Bruxelles est une ville bilingue) – on peut aussi les
    lire en anglais, en allemand et en espagnol, dans une brochure gratuite (publiée grâce au soutien des Amis des Musées).

     

     « Ce que je ferai dans tous les domaines est imprévisible tout autant que l’apparition d’une réelle image poétique ». René Magritte (1898–1967) entre en surréalisme après avoir rencontré E.L.T. Mesens, qui lui fait découvrir le dadaïsme, et puis le poète Paul Nougé. Avec Camille Goemans et le musicien André Souris, ils posent les bases du surréalisme belge. En plus des affiches publicitaires signées Magritte, dont ce fut le premier travail, les premières salles proposent de très nombreux textes de l’artiste et de ses comparses. Par exemple, après avoir énuméré les choses qu’il déteste et qu’il aime, Magritte ajoute : « Je souhaite l’amour vivant, l’impossible et le chimérique. Je redoute de connaître exactement mes limites. » S’agit-il ici de peinture ou d’autre chose ? Chirico, remarque l’artiste, est « le premier qui ait pensé à faire parler la peinture d’autre chose que de peinture. » L’aspect esthétique est accessoire pour Magritte, ce qui compte, c’est l’idée.

     

    Les premières toiles exposées, du début des années 1920, sont de styles divers : des Baigneuses plutôt géométriques, L’Ecuyère – une amazone noire sur un cheval blanc, un paysage stylisé, dans l’esprit du constructivisme –, un Portrait de Pierre Bourgeois plutôt fauve. La Voleuse porte une combinaison noire à la Fantômas comme L’homme du large, on entre dans la manière propre à Magritte de combiner des éléments inattendus. Ainsi, dans le Portrait de Paul Nougé, le poète en smoking se dédouble, la main sur la poignée d’une porte découpée ; dans Découverte, la chair d’un nu féminin prend par endroits l’apparence du bois, avec ses veines et ses nœuds.

     

    Non seulement toutes les périodes de l’artiste sont représentées au musée Magritte, mais les peintures sont entourées de dessins, gouaches, affiches, lettres, photographies… En vitrine ou en diaporama sur des écrans, toutes sortes de documents : des partitions musicales illustrées par Magritte, des pages de la revue 7 Arts ou de MaRiE (« journal bimensuel pour la belle jeunesse »), des tracts de la Correspondance Nougé-Goemans-Lecomte. De nombreuses photos où l’on voit Magritte, sa femme Georgette, leurs amis. Pour terminer le parcours des années ’20
    et ‘30, voici Les mots et les images, une série de dessins d’objets aux légendes décalées, sorte d’introduction aux principes de sa peinture où les objets se passent de nom, où les noms tiennent lieu d’images – Magritte interroge le lien arbitraire entre les mots et les choses représentées, c’est son célèbre « Ceci n’est pas une pipe ».

     

    En bas des marches, au deuxième étage, une grande sculpture en bronze,
    Les travaux d’Alexandre : « Qu’a-t-elle de spécial, cette souche ? » demande une mère à ses deux enfants. La hache est dessous et non dessus, au lieu de l’entaille en creux, des échardes se dressent comme une crête à la surface. Le surréaliste est joueur.  Un portrait de Georgette Magritte montre son visage dans un cadre ovale doré, classique, accroché au ciel ; Magritte l’entoure d’objets flottant dans l’air : une tourterelle, du laurier, une bougie allumée, un gant, un bout de papier sur lequel est écrit le mot « vague », une clef. Ce ne sont pas des symboles, assure le peintre –
    « Je peins l’au-delà, mort ou vivant, l’au-delà de mes idées par des images. »

     

    Plusieurs variantes des Compagnons de la peur, un groupe de hiboux-plantes devant des sommets montagneux contrastent avec l’oiseau aux ailes déployées du Retour, au-dessus d’un nid. Magritte aime métamorphoser. Une salle dédiée aux femmes
    présente Le Galet, à la Matisse, et la fameuse Magie noire : en appui contre un muret, une femme nue bleue de la tête jusqu’à la taille (à hauteur de la ligne d’horizon entre mer et ciel à l’arrière-plan) retrouve plus bas les couleurs de la chair.
    Si Georgette, la femme de Magritte, est son modèle favori, plusieurs études sont inspirées par la blonde Anne-Marie Crowet (la baronne Gillion Crowet, mécène du musée), qu’on retrouve dans Le Combat et dans La fée ignorante.

     

    Au premier étage, La Joconde, une grande sculpture, variante des peintures du même nom, pour un collectionneur privé : pas de Mona Lisa en vue, mais trois rideaux et un grelot, une mise en scène. Sur chaque palier sont diffusés en permanence, sous d’énormes abat-jours, des films tournés par Magritte, avec cette improbable alliance de convention (messieurs en costume, dames en robe, chapeaux) et de facéties auxquelles se livrent Magritte et sa bande. C’est au niveau +1 que sont exposés, dans les dernières salles, les chefs-d’œuvre de la collection des Musées royaux et aussi des œuvres prêtées moins connues. J’y ai découvert Le bain de cristal,  une girafe dans un verre ; Shéhérazade, regard et parole (des yeux et une bouche dans un montage
    de perles). La Flore printanière de Botticelli, au dos d’un homme au chapeau melon, compose Le bouquet tout fait. La Voix du sang, un splendide paysage nocturne, ouvre le tronc d’un arbre sur une maison aux vitres éclairées, surmontée d’un grelot.

     

     

    Maison de Magritte (1).JPG

    Rue des Mimosas à Schaerbeek, la dernière maison habitée par Magritte

     

    L’oiseau de ciel (qui a servi d’emblème à la Sabena) précède le clou de la collection : L’Empire des Lumières, fascinant paysage nocturne et diurne, visible pour le moment en deux versions. Notre regard va de celle que nous connaissons le mieux à Bruxelles, au format vertical, avec le réverbère et la maison qui se reflètent dans l’eau, à celle de la Baronne Gillion-Crowet, horizontale, où quatre fenêtres sont éclairées au premier étage. C’est la première version qui figurait sur la bâche originale en trompe-l’œil devant la façade du musée Magritte pendant les travaux préparatoires, et dont l’idée est reprise en couverture du Guide officiel du musée. Tout près de la sortie, la façade art nouveau d’Old England attire le regard vers le MIM, le Musée des instruments de musique. Un peu plus bas, L’oreille de Calder indique la direction du Mont des Arts. Des escaliers intérieurs du Musée Magritte, on a par les hautes fenêtres de belles vues plongeantes sur ce quartier qui retrouve de sa superbe au fil des ans.

  • Indépendance

    « J’aime l’indépendance en tout, et je trouve qu’on n’est indépendant en rien à la campagne hors d’entrer et de sortir de chez soi, encore quand le temps le permet. Quant à s’amuser quand on veut, voir des amis, dîner en ville, aller seul ou en compagnie au spectacle, se promener en bonne compagnie, se procurer avec de l’argent tout ce dont on a besoin ou tout ce qui fait plaisir, se faire belle pour l’un et non pour l’autre, et satisfaire ses fantaisies comme et quand on le veut, il n’y faut pas compter dans une solitude, ordinairement loin même d’une petite ville, où l’on est accablé de voisins ou absolument abandonné, où on n’est servi promptement dans ce qu’on veut qu’à prix d’or, et en éreintant de pauvres diables qu’on fait courir jour et nuit. Tout cela est triste. La nature n’est pas bonne à voir de si près, cette belle vie est une véritable déchéance. Cela n’empêche pas que cette éternelle raison ne commande et ne soit obéie, et qu’enfin on ne tire parti des circonstances le mieux possible. Mais on rentre à Paris quand on le peut et c’est ce que je ferai dès que je le pourrai. »

    Constance de Salm (Correspondance - Dyck, 21 septembre 1812)

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    Watteau, Plaisirs du bal
  • Fille des Lumières

    Un détail de Dora, vue de dos, de Georges-Victor Hugo (Musée d’Orsay), nuque découverte, offre une belle couverture aux Vingt-quatre heures d’une femme sensible de Constance de Salm (1767-1845), rééditée chez Phébus. La postface de Claude Schopp éclaire ce roman épistolaire sur la passion et la jalousie au féminin et surtout fait connaître cette femme de lettres tombée dans l’oubli alors que son salon parisien, brillant, attirait du beau monde chez la « Muse de la raison », comme Marie-Joseph Chénier l’a surnommée. 

     

    Portrait de Constance de Salm.jpg

    Jean-Baptiste-François Desoria (1758–1832),
    Portrait de Constance Pipelet, 1797

    © The Art Institute of Chicago

     

    «A Madame la Princesse de *** », dédicataire de son « petit roman », Constance de Salm déclare avoir voulu répondre aux reproches qui lui avaient été faits sur « le ton sérieux et philosophique » de la plupart de ses ouvrages. Ici elle n’écrirait rien « qui ne fût dicté par le sentiment et la passion » : ivresse, trouble, jalousie surtout, voilà ce qu’elle veut peindre de l’amour tel que peut l’éprouver « une femme vive et sensible » - « une espèce d’étude du cœur d’une femme ».

     

    Quarante-six lettres, en vingt-quatre heures, l’invraisemblance lui en sera reprochée. Il s’agit parfois de très courts billets, parfois de quelques pages, dans l’intention d’exprimer toutes les nuances de l’émotion et de l’égarement d’une femme amoureuse pour qui « tout est trouble et confusion » depuis qu’à un concert, elle a vu l’homme qu’elle aime s’empresser de « saluer cette belle et coquette Mme de B*** dès qu’elle est entrée » et dans un adieu furtif la laisser pour reconduire cette femme chez elle parce que sa voiture n’arrivait pas. « Quel misérable motif pour déchirer si cruellement mon cœur ! »

     

    Toute la nuit, « une éternité de douleurs », cette image la poursuit, et le matin la voit se persuader qu’une telle trahison est impossible. « Hélas ! qu’est-ce que cette vie qui nous échappe à chaque instant et que nous remplissons si légèrement d’amertumes ? un supplice, si l’on souffre ; un délire, si l’on est heureux ; et toujours de la vie, de la vie qu’on dépense, qu’on prodigue, qui ne reviendra plus, qui emporte tout ; tout, même l’amour ! » Pour tromper l’attente d’un billet qui éclaire l’affaire, que son vieux serviteur ne manquera pas de lui remettre à l’instant, la solitaire prend ses crayons, ses pinceaux, en vain – « Si les arts veulent un cœur ardent, il leur faut aussi un esprit libre. Et peut-on avoir l ‘esprit libre avec une passion dans l’âme ? »

     

    Arrive alors une lettre, non de celui qu’elle aime, mais du comte Alfred de ***, et c’est une déclaration d'amour ! Il lui a parlé la veille, quand elle avait l’esprit et les yeux ailleurs, elle ne comprend qu’à présent le motif de cette cour dédaignée. Ne sachant que répondre, elle joint cette lettre à la sienne, pour que son seul amour lui dise comment s’en défendre. Mais rien, rien de celui dont elle attend tout. Elle lui envoie son serviteur, dont le rapport alimente son angoisse : on a vu chez lui Madame de B***, tous deux sont partis à la campagne, « de grands et mystérieux préparatifs se font dans la maison ». On verra jusqu’à quelles extrémités le doute et la jalousie poussent une femme passionnée.

     

    Les « gender studies » des féministes américaines ont sorti de l’ombre Constance Marie de Théis (Mme Pipelet d’un premier mariage avec un chirurgien en 1789) qu’enthousiasme la Révolution : « Qu’ils étaient beaux les sentiments d’alors ! / Que l’on se trouvait grand ! Que l’on se sentait libre, / Quand, d’une nation partageant les transports, / On croyait sans effort / Entre tous les pouvoirs établir l’équilibre / Et par de nouveaux droits effacer d’anciens torts ! » (Mes soixante ans, autobiographie en vers) Suspecte à cause de son origine aristocratique, elle est forcée de s’isoler et écrit alors Sapho, le portrait d’une poétesse et d’une amoureuse, qui deviendra un opéra.

     

    Constance Pipelet est la première femme admise en 1795 au Lycée des arts qui rallie savants, lettrés, artistes et académiciens après la dissolution des académies au début de la Révolution. C’est là qu’elle donne lecture, deux ans plus tard, de son Epître aux femmes qui fait d’elle « le porte-étendard de la révolte des femmes contre la domination masculine en matière artistique » (Schopp) : « Assez et trop longtemps les hommes, égarés / Ont craint de voir en vous des censeurs éclairés ; / Les temps sont arrivés, la raison vous appelle : / Femmes, éveillez-vous et soyez digne d’elle. » Membre de toutes les sociétés savantes, Constance divorce en 1799. Henri Beyle la remarque : il admirait « fort et avec envie la gorge de Mme Constance Pipelet qui lut une pièce de vers » (Stendhal, Vie de Henry Brulard) et a même noté dans son Journal certaines habitudes intimes de Constance que lui avait confiées un amant indiscret.

     

    Un second mariage, très heureux, la fait comtesse et plus tard princesse de Salm-Reifferscheid-Dyck: elle épouse d’un homme plus jeune qu’elle de presque six ans, également divorcé, un botaniste qui possédait dans ses serres du château de Dyck une des plus belles collections de plantes de l’époque. A Paris, où ils résident l’hiver, le salon de Constance est un des mieux fréquentés. Si les Vingt-quatre heures d’une femme sensible ou Une grande leçon ne valent pas La princesse de Clèves, elles révèlent, avec l’intéressante postface de Claude Schopp, une femme de lettres enthousiaste, « fille des Lumières, raisonneuse, analytique et attachée à une
    clarté qu’elle veut caractéristique de l’esprit français »
    (Christine Planté, Femmes poètes du XIXe siècle).

  • Des lubies

    « Joyce, comme Proust, avait des lubies bizarres. Comment l’en guérir ? Autant exiger d’une tornade de faire office de bouillotte. Il avait peur du noir, des orages et de la foudre et se réfugiait sous une table ou dans une armoire jusqu’à ce que le calme soit revenu. Il détestait voyager isolé, passer seul la nuit du Nouvel An, croiser une nonne en rue, craignait les routes désertes, la mer démontée, les chevaux au galop, les stylos dont l’encre gicle, l’odeur des désinfectants et les fœtus morts, les animaux crevés et les oiseaux éventrés dont le dégoûtaient les organes internes. Et surtout il avait peur des chiens, que le père de son père avait tenté de lui faire aimer très tôt mais qu’il trouvait des bêtes détestables et lâches. Cela venait de l’enfance, quand il jouait sur la plage avec son frère à lancer des cailloux dans l’eau et avait été attaqué par un terrier irlandais au poil doux, qui passait pour un bon compagnon et l’avait cruellement mordu au menton, creusé par une cicatrice que marquait sa barbiche. Il prenait depuis ses précautions et s’éloignait à la vue d’un passant dont la voix était proche de l’aboiement qu’il appelait « lastration », aussi rare en français qu’en anglais, aboyer venait de latrare, bien qu’il eût longtemps cru que celui qui aboie n’est pas méchant. »

     

    Patrick Roegiers, La nuit du monde

     

    Paris - Moto biplace au Champ-de-Mars, 1922.jpg

    Moto biplace au Champ-de-Mars. Paris, 1922
    © Jacques Boyer / Roger-Viollet (Paris en images)

  • Rencontre au Ritz

    Organiser une rencontre entre Proust et Joyce au Ritz, le 18 mai 1922 – il a dû s’amuser, Patrick Roegiers, en écrivant La nuit du monde (roman, 2010), en tout cas il nous amuse. C’est brillant d’érudition, jamais pédant, une douce folie pour deux génies de la littérature du vingtième siècle. Bourré d’anecdotes et d’inventions, son roman, dédié « à ceux qui lisent », construit autour de ce rendez-vous imaginaire parfaitement vrai trente-deux chapitres qui ont chacun leur couleur, leur ton, leur rythme.

     

    Proust par J.E. Blanche (musée d'Orsay).png

    Jacques-Emile Blanche (1861-1942), Portrait de Marcel Proust, 1892 © ADAGP, Paris - photo RMN

     

    Première partie : La soirée du Ritz. Elle débute par l’apparition d’un « personnage irréel que l’on n’attendait plus » ; « affété comme une gravure de mode, emmitonné dans cet accoutrement d’une autre époque », Proust porte huit manteaux l’un sur l’autre, ce qui ne l’empêche pas de grelotter, même en mai. « Il avait l’air d’un enfant très vieux négligé par sa mère et qui sentait le moisi. » C’est ce qui s’appelle réussir son entrée. Le chapitre deux est tout aux sonorités du nom – « qui s’énonçait « Prou » » – et du palace – « le vlouf ! des chasses d’eau, le broooeeewww de la baignoire qui se vidait, le cloc ! clop ! floc ! plic ! ploc ! du robinet qui gouttait », etc. Marcel Proust (qui détestait qu’on le nomme par son
    nom seul) « trouvait le métier d’hôtelier un des plus humains qui soient et savait comme personne que la vie de l’hôtel, où les hommes se fuient, était l’image même de la société. »

     

    Ce jeudi soir, Violet et Sydney Schiff ont offert, en tant que mécènes, une représentation du Renard d’Igor Stravinski aux « gensdelettres et amis des zarts ». Ils se targuent d’avoir révélé l’œuvre de Proust aux Anglais et trouvent l’écrivain changé depuis leur dernier passage à Paris. Le « filsàmaman » né en 1871 vient de terminer A la recherche du temps perdu. Déjà introduit par leurs hôtes dans « le petit salon rouge cerise », Joyce qui a salué « madame Sniff » confond ce Schiff avec « Ettore Schmitz, vrai nom d’Italo Svevo, qui avait en partie servi de modèle à Bloom » ou avec Schimpff, libraire, et d’autres Schniff’s. Violet Schiff « guignait Joyce, tout rétrignolé sur son siège, la tête rejetée en arrière, les yeux baissés sous les grosses lentilles, les jambes croisées – sa pose habituelle –, la cheville gauche placée sur le genou droit, qui frottait l’une sur l’autre ses longues mains étroites et baguées qu’il nouait souvent sur les rotules ou bien calait sous le menton. »

     

    James Joyce par Berenice Abbott 1926.jpg

    James Joyce photographié par Berenice Abbott, 1926.

     

    L’Irlandais est à Paris, « la dernière des villes humaines » depuis juillet 1920, pour finir son « Ulysse à Dublin ». Tennis aux pieds, il veille à l’excentricité de sa tenue, n’ayant pas les moyens de s’offrir des vêtements neufs. Proust : « Voyez-vous du monde à Paris, cher Joyce ? » – Joyce : « On m’a présenté à des tas de gens sur lesquels j’ai tout fait sauf, semble-t-il, une bonne impression. » James Joyce est superstitieux et curieux, de l’homosexualité entre autres : « Est-ce une question de goût, de glande ou de tact ? » – Proust : « Non pas, c’est une question d’habitude. »

     

    Roegiers s’intéresse de près aux intimes de Proust, aux lubies de Joyce, à leurs préférences alimentaires, à leurs phobies. Il raffole des détails. En 1919, Proust reçoit le prix Goncourt pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs. « Du jour au lendemain, il était devenu une marque déposée » : eau de Cologne, poudre Legras, boules Quiès, coiffeur François, gilets Rasurel, lavallières Liberty… Liste de ses fournisseurs préférés. Liste des vacheries : « un snob, un attardé, un imposteur, un oisif, un élitiste, un indolent, un cloisonné, un soporifique » – l’auteur ne se prive pas d’énumérer tout ce qui s’y prête. Idem pour Joyce, « le pauvre type » traité « de fou, de pitre, d’espion, d’ignoble bouffon, d’alcoolique incurable, d’anthropophage, de cocaïnomane » et la suite n’est pas triste. Proust et Joyce sont comparés, distingués, taillés en facettes comme des brillants, résumés par leur même conception de l’écriture : « la vie comme un livre, le livre comme un monde. »

    La seconde partie du roman, plus courte, s’intitule L’enterrement de Marcel. L’auteur y raconte la fin du plus sensible des écrivains, achevé par « son hygiène bizarre », à cinquante et un ans. Le 22 novembre 1922, à son enterrement au Père-Lachaise arrive Joyce « en costume noir de seconde main », doublant le pas pour rejoindre le groupe d’illustres écrivains au rendez-vous de l’amitié littéraire : « Tous ne l’avaient pas lu, mais tous étaient en larmes. » L’auteur convoque dans ce cortège Shakespeare et Cervantès, Molière et Baudelaire, Racine et Kafka, entre autres, pour une joyeuse comédie de mort fictive, avant de conduire Joyce lui-même à son dernier mot. Patrick Roegiers, la nuit, réinvente le monde.