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L'aube de nouveau

C’est à la Librairie du Port de Toulon que le nom de Sibilla Aleramo a retenu mon attention, avec ce titre : Ursa minor, Notes de carnet et d’autres encore. « Les carnets intimes de la pasionaria des lettres italiennes ». Parmi ceux qu’elle fascina : Gorki, Colette, Anatole France, D’Annunzio, Rodin et Stefan Zweig qui aurait déclaré après l’avoir rencontrée : « Qui n’a pas vu Sibilla Aleramo à Rome en cette première décennie du vingtième siècle n’a rien vu. » (Quatrième de couverture)

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Sibilla Aleramo
(1876-1960) (Source)

Ursa minor (Orsa minore, Note di taccuino), son « livre secret » publié à Milan en 1938, recueille des notes de carnet en réalité écrites sur des feuilles volantes, « au gré des temps et des lieux », indique-t-elle dans la préface, où elle veut croire « à leur jeunesse intacte ». Aperçus d’une femme : l’une de ses idées fixes est de croire à « l’autonomie de l’esprit féminin ; celle de prétendre que l’écrivaine, la poétesse se différencient nettement de l’écrivain, du poète ».

Le premier fragment mériterait d’être cité en entier : « C’est l’aube de nouveau : tu ne devines pas encore si elle se teintera de rose ou de gris : n’importe, lève-toi, c’est un nouveau jour, tout recommence, et tout ce qui était hier est submergé, grâce aux quelques petites heures de la nuit qui sont passées sur toi comme la mort passe entre deux générations. Lève-toi, l’aube est faite pour la créature qui sait ainsi se présenter d’elle-même chaque jour à la vie.[…] » (Les notes ne sont pas datées, sauf certaines reprises dans une note finale ; le 8 mai 1912 pour celle-ci. Parfois elles commencent par un titre, thème ou lieu.)

Peu d’anedotes. Sibilla Aleramo jette sur le papier, au présent, des pensées, des émotions, des aphorismes : « Je ne suis pas portée à m’emparer des choses : les choses viennent à moi - et je me fonds en elles. » Intuition, mensonge, sincérité, création, tout nourrit sa réflexion. Et les lectures (Novalis, Colette, Shakespeare…) et les rencontres (« La fillette qui ressemble à celle que je fus. »)

Ses impressions naissent de son passage dans un lieu ou d’un événement : celles d’un samedi saint en train « parmi les champs de la Romagne », après avoir appris que Giovanni Pascoli agonise, deviennent un hommage funèbre au latiniste et poète (« Le bourdon du pèlerin »). « Ravenne », elle l’évoque dans un tableau coloré, puis par la visite d’un mausolée.

« Saisons d’Assise » : dessin d’un paysage, méditation sur la figure de saint François, poète en chacune de ses actions, « homme libre », observation des visiteurs d’Assise, douceur d’un « cyprès brun, avec son petit cyprès à côté », « violet de l’ombre », « souplesse » des lignes. « Le regard ne saurait désirer se porter au-delà ; tout ce que la terre a de plus suave tient dans cette coupe violette. »

Au « souriant visage ivoirin de Gabriele D’Annunzio » que le nom de Rimbaud a fait frémir, Sibilla Aleramo raconte sa visite à sa sœur Isabelle dans la petite maison d’Auteuil qu’elle habitait avec son mari, Paterne Berrichon, devenu le biographe dévoué de son beau-frère Jean-Arthur. Douleur, joie, autant de manifestations humaines de l’existence. « Chacun de nous croit presser la vie contre son cœur plus fortement que tout autre. (…) Alors que chacun n’est jamais qu’un aspect infinitésimal du mystère. »

En littérature, elle commente aussi bien le théâtre – Strindberg (Maitre Olof), Claudel (L’Echange) – que la poésie (« Poésie, je veux embrasser un pan de ton voile vert, en ce matin de mai où tu me souris de tes yeux de reine ») ou encore la philosophie (Nietzche, surtout). « La folie, ce n’est peut-être que la solitude perpétuelle devant sa propre pensée inexprimée. »

Ursa minor s’arrête aux livres (hommage à la grandeur de Balzac, redécouvert dans une maison où elle trouve son œuvre complète), à la musique, à la sculpture (Michel-Ange, Rodin), mais le plus souvent, Sibilla Aleramo est à la recherche d’une réflexion qui soit vraiment originale, à l’écoute des « influx spirituels ». Elle, c’est de sa vie qu’elle voudrait faire une œuvre d’art.

Le nom de Benito Mussolini, « thaumaturge grandiose » apparaît quand elle se réjouit de la lutte contre la malaria et pour la scolarisation des paysans nomades à laquelle elle a participé avec un médecin et avec son compagnon, Giovanni Cena, de 1902 à 1909) – troublant mélange d’action sociale et de fascisme.

Sibilla Aleramo, née Rina Faccio, doit à ce dernier son prénom d’écrivain : « Je la découvris et l’appelai Sibilla » (Cena dans son sonnet « En elle palpite l’humanité future »). Son nom, elle l’a puisé dans une ode de Carducci au Piémont, où elle-même est née. Il lui importe de donner un sens à son destin : « Etre certaine de pouvoir faire quelque chose qui vaille tout le temps que j’emploie à m’efforcer de vivre… » Dans « Renaissance », une nuit de pleine lune à Naples, elle écrit : « «  Vis ! Ecris ! » C’était ma loi qui parlait dans l’éclat de l’astre, la loi qui se manifeste et me sauve, toujours ponctuelle, par-delà tout délire et tout désespoir : inflexible, pour un grand rêve qui ne se réalise toujours pas. »

Autres carnets, en seconde partie, se présente sous la forme d’un journal, irrégulier, de 1901 à 1934. Sibilla Aleramo y note des citations, des impressions, des réflexions, comme dans la première. L’écriture est essentielle : « Fixer sur le papier des pensées sereines, de tendres sentiments ; exprimer par des mots écrits notre fervente vision intérieure de la vie ; céder, spontanément, à l’impulsion d’insuffler à d’autres esprits la même force lumineuse… c’est bon, c’est beau, c’est digne, ce peut être grand… » (1901)

Journal et notes représentent une aide précieuse pour reconstruire le passé – « Nous devenons presque toujours étrangers à nous-mêmes, au bout d’un certain temps. » Parfois elle semble souffrir de n’être pas artiste, mais elle se reconnaît « l’esprit spéculatif » et se sent dans la plénitude d’être en l’exerçant. Au fil des ans, l’amertume affleure chez celle qui fut davantage la muse du génie que l’artiste vouée à son art, une « compagne de douleur et de douceur ». La part des larmes est indissociable de l’amour, après la passion la solitude et la douleur. L’âge, la maladie, l’obsession d’être « vieille et finie ».

La notice bio-bibliographique que Sibilla Aleramo rédige elle-même, peu avant de mourir, met en relief son premier livre à grand succès, Une femme (1906), et le deuxième, Le Passage (1919), écrit après sa séparation avec Cena et moins bien accueilli. Dans les petites notes annexes de l’éditeur, on découvre les multiples expériences amoureuses de l’Italienne – une histoire personnelle dont la connaissance permet sans doute de donner une autre dimension aux réflexions d’Ursa minor.

Commentaires

  • la totalité de ton billet m'incite à retenir ce livre, une auteure dont le nom est inconnu pour moi, une période historique troublée, une femme qui s'exprime sur ses intérêts, ses lectures bref tout m'attire et merci merci à toi de nous mener vers elle

  • Je ne savais pas que la ville de Toulon possédait autant de trésors, il faut le regard affuté d'une érudite passante pour faire de telles découvertes, bravo Tania et MERCI. Je suis sous le charme de ces extraits, et cette phrase "Lève-toi, l’aube est faite pour la créature qui sait ainsi se présenter d’elle-même chaque jour à la vie" m'enchante et me donne vraiment le courage qui me manquait aujourd'hui. Je note évidemment le titre de cet ouvrage. Bises ensoleillées. brigitte

  • @ Dominique : Je ne la connaissais pas non plus et j'ai souvent fait bonne pêche aux éditions du Rocher, maison monégasque que je ne vois pas souvent en librairie ici.

    @ Plumes d'Anges : Si tu savais combien de fois je suis tombée là sur des livres très intéressants et hors des sentiers battus (quasi chaque fois qu'il me reste un peu de temps avant la prochaine navette pour les Sablettes ;-). Tout n'est pas égal dans ce recueil, mais on y entend une femme vibrante.
    Depuis le 21 mai, nous avons du très beau temps à Bruxelles, c'est l'été en avance, et cette succession de beaux jours n'est pas si fréquente ici que chez toi. J'adore, même si la chaleur devient lourde l'après-midi. Bon courage, Brigitte, garde ton cap, je t'embrasse.

    @ Aifelle : Encore une occasion de remarquer à quel point les femmes remarquables sont trop peu mentionnées dans l'histoire. Bonne journée, Aifelle.

  • inévitablement, ce que tu écris d'elle me fait penser à de nombreux points communs avec la narratrice d'Elena Ferrante ;-)
    j'aime sa façon de voir en chaque matin le nouveau jour, c'est une variante plus positive du mythe de Sisyphe :-)

  • Pour ce qui est de l'écriture, dans ce recueil de notes, Aleramo est très éloignée de l'approche réaliste. Mais elle a commencé par écrire des articles d'inspiration sociale. Je compte lire "Une femme" où elle se raconte plus précisément.
    Courage, Adrienne, pour cette fin d'année scolaire si fatigante pour les profs aussi.

  • Je suis horrifiée quand je vois mes fautes après coup ! à se demander si le clavier n'en fait pas qu'à sa tête à mon insu. Il fallait lire "qu'elle" avait eu bien sûr, tu avais compris ..

  • Pas de souci, Aifelle. Ce genre d'erreur n'est pas du tout dans tes habitudes, je le sais. Mettons-la sur le compte de la chaleur ;-)

  • Bonjour Tania
    J'ai lu "une femme" et "le passage", j'en ai de très bon souvenir. Une femme existe en cd audio, lu par Emmanuelle Riva, c'est un plaisir. Merci pour ce beau billet. à bientôt Tania,
    Claude

  • Ah, une lectrice en pays de connaissance ! Merci pour l'info, Claude, je vais tout de suite voir sur ton blog si tu as commenté ces titres. Bonne journée.

  • J'ai lu ton billet sur "Le silence de Sibilla Aleramo" :
    http://jeanlau.canalblog.com/archives/2009/07/04/14289018.html

  • Tu fais des découvertes magnifiques!
    je retiens, entre autres, "Etre certaine de pouvoir faire quelque chose qui vaille tout le temps que j’emploie à m’efforcer de vivre."
    Hop, je pars chez Claude donc.
    Bonne journée Tania.

  • merci de me faire découvrir cette auteure - à ma grande honte, je ne la connaissais pas

  • @ Colo : Cette phrase est une des pépites ramenées de cette lecture.
    Bonne après-midi, dame Colo, bien installée pour suivre Roland-Garros ?

    @ Niki : Il n'y a pas de honte à avoir, nous sommes nombreuses dans ce cas, il me semble.

  • Niki, non, vous ne devez pas avoir honte. Moi, non plus, je ne la connaissais pas. Mais ce qui fait, selon moi, la richesse de tous mes blogs amis, c'est justement de découvrir de nouvelles personnes, de sortir des sentiers battus, et des "vedettes" médiatisées par le marketing.

    Bonne semaine Niki et Tania sous le soleil.

  • Merci, petit Belge. La littérature est assez vaste pour s'y promener en toute liberté et faire l'école buissonnière. Bonne semaine à toi aussi, par ce beau printemps.

  • En ce début de week end, tu me donnes envie de prendre le bateau pour traverser la rade et chercher dans cette librairie juste en face de l'embarcadère ce livre qui me tente bien.
    Merci pour ce joli projet, cette jolie note. Et très bon week end.

  • J'espère que tu l'y trouveras, je ne me souviens pas du nombre d'exemplaires. Très bon week-end à toi.

  • Oui, un côté positif de la blogosphère est de partager des noms moins médiatisés et inconnu(e)s. Merci de signaler Rina/Sibilla.
    Je lis cette analyse fouillée de cette figure du féminisme italien (votre lien): "c’est en refusant d’être considérée comme une héroïne (par modestie réelle ou feinte) que la protagoniste d’Une femme le devient d’autant plus" écrit Alison Carton-Vincent. cette dernière a écrit une thèse autour d'une autre italienne des lettres, Dacia Maraini.

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