Libertad ! de Dan Franck, après Bohèmes consacré aux effervescences de l’art moderne à Paris au début du XXe siècle, raconte une autre époque : « Elle est aventurière. Elle est à l’engagement. Elle est terrible. » Années trente : le fascisme rôde en Europe. Et c’est l’Espagne qui s’embrase. Des écrivains, poètes, artistes n’y resteront pas indifférents.
Le récit s’ouvre sur un dîner entre Gide et Malraux place des Victoires, en 1936 : André Gide, 67 ans, rentre d’Union soviétique ; André Malraux, 35 ans, d’Espagne, où il est colonel, chef d’escadrille, dans l’armée républicaine. De ces deux grandes figures de leur génération, nous suivrons l’engagement intellectuel et politique, la vie privée aussi, jusqu’à la seconde guerre mondiale.
Les écrivains français qui se rendent en URSS en ramènent des impressions diverses : Saint-Exupéry, envoyé par Paris-Soir à Moscou pour écrire sur le premier mai 1935, n’a pu se rendre sur la place Rouge, faute d’autorisation préalable, accordée seulement après enquête. Prévert, qui y accompagne le groupe Octobre en 1934, refuse de participer aux visites et activités de propagande.
A Paris, André Breton gifle Ilya Ehrenbourg, qui vient de traiter les surréalistes de « dégénérés », de « véritables aliénés » dans un article. « Le troubadour de la culture soviétique », furieux, appelle Louis Aragon. Entre celui-ci et Breton, la grande amitié née de leur engagement volontaire en 1916 avait déjà commencé à se fissurer, Aragon restant soumis à Staline. Breton est alors exclu du Congrès international des écrivains à Paris où il était inscrit comme « orateur libre ».
Le poète surréaliste René Crevel, dégoûté des basses manœuvres staliniennes, se suicide. Il était ami de Salvador Dali, étranger à toute cause autre que celle de « convertir le monde à lui-même ». Franck relate les débuts du peintre, ses rencontres avec Lorca à Madrid, avec Miró et Picasso à Paris – Picasso qui porte sur le lobe de l’oreille gauche le même grain de beauté que Gala, la muse de Dali (après Eluard et Max Ernst).
Puis on découvre comment Gide est devenu peu à peu « un commandeur dans le monde des arts, des lettres et des points de vue » et qui fréquente son antre parisien rue Vaneau. Les délégués au Congrès de juin 1935 « pour la défense de la culture » lui rendent visite, Gide a accepté de le présider. C’est la foire d’empoigne sur le cas de Victor Serge, traître pour les uns, innocent pour les autres. Eluard tente de lire à la tribune le discours transmis par Breton, mais il est interrompu, sifflé, applaudi. La rupture est consommée entre surréalistes et communistes.
Marina Tsvetaïeva en a profité pour rencontrer Pasternak, avec qui elle a échangé une longue correspondance amoureuse. Mais elle n’écoutera pas son conseil : « Surtout, ne revenez pas à Moscou. » On retrouve Gide aux funérailles de Gorki qui était absent au Congrès. Gide est invité à prononcer un discours, Aragon l’aide à le composer. Gide ignore tout alors de la façon dont Gorki survivait, surveillé, étouffé par le régime soviétique, afin de rassurer faussement les Européens qui lui faisaient confiance. On offre à Gide un luxueux voyage en train vers le Caucase, mais malgré cela, en discutant avec de jeunes komsomols, l’écrivain découvre l’envers du décor. Il va le décrire dans Retour de l’URSS, que beaucoup lui conseillent de ne pas publier vu les circonstances politiques.
En février 1936, les Espagnols ont élu un gouvernement démocrate, mais en juillet, c’est le putsch du général Franco : la guerre d’Espagne commence. « Ici, des ouvriers, des paysans, communistes, socialistes, anarchistes, anticléricaux ; là, des bourgeois, des soldats, catholiques, propriétaires. L’Espagne et ses oppositions irréductibles. »
Dan Franck rappelle qui fut Malraux avant de s’envoler pour Madrid : son mariage avec Clara, le vol d’œuvres d’art khmer au Cambodge, sa condamnation, sa peine réduite après une pétition en sa faveur, ses écrits pour Grasset, le passage chez Gallimard, ses premiers prix littéraires. Josette Clotis, sa maîtresse, loge à Tolède. Dans l’urgence, Malraux monte l’escadrille « España », avec des mercenaires, tandis que la France opte officiellement pour la « non-intervention ».
Ici, à mi-lecture de Libertad ! (environ 400 pages), commence l’épopée d’Espagne : l’histoire de la guerre civile (1936-1939) et de la part qu’y ont prise les autres nations – les Italiens et les Allemands apportant leur appui militaire aux fascistes, les Soviets aux Brigades internationales venues prêter main-forte aux républicains. Ecrivains, artistes, photographes s’engagent ou témoignent sur le front anti-fasciste. Malraux, Koestler, Robert Capa et Gerda Taro, Orwell, Hemingway… Dan Franck s’attarde sur les figures qui se sont particulièrement illustrées durant ces années. Des portraits, des faits, l’espoir et le chaos.
Commentaires
Époque aventurière, d’engagement, terrible … L’étude de Tania m’incite à acheter sur Kindle le texte à transférer sur ma tablette pour l’adapter à ma vision et me régaler de cette époque prestigieuse dont rien que les noms d’auteurs font frémir de jouissances antérieures. …
Très heureuse de ton enthousiasme ! Bonne lecture, cher Doulidelle.
quel terrible pan de l'histoire du 20e siècle! (et je croyais naïvement que les horreurs du siècle passé ne se reproduiraient plus)
L'Europe espérait laisser cet héritage de guerres derrière elle, mais...
Foisonnement d'idées, engagement des intellectuels, tout le contraire de ce que l'on peut vivre aujourd'hui.
Par contre toujours les mêmes effets dévastateurs de la lutte pour le pouvoir, des guerres et des coups d'état, du terrorisme de l'extérieur et de l'intérieur aussi, toujours des morts, des victimes . Tout ça pour voir monter aujourd'hui ce que l'on croyait éteint à tout jamais!
Cet ouvrage de Dan Frank m'a l'air passionnant.
Bonne fin de semaine Tania.
Je note: c'est passionnant.
merci Tania.
@ Gérard : En effet, il y a matière à comparaison entre cette époque et la nôtre. De quoi mesurer à quel point l'information, les moyens de communication et la propagande se sont développés avec leurs effets pervers, un grand désenchantement, ruineux pour l'engagement.
@ Maïté/Aliénor : Bonne lecture, Maïté.
Notre monde est ainsi fait que les plus grandes choses proviennent de la réaction aux plus grands crimes collectifs contre l'humanité … C’est la loi de notre pauvre monde. … Les plus grands héroïsmes, les plus grandes amitiés, les plus grands dévouements, les plus grandes découvertes, ont résulté de l’opposition aux plus grandes atrocités meurtrières et dévastatrices des guerres devenues de plus en plus cruelles et fréquentes dans la première moitié du siècle dernier, comme le relate l'ouvrage étudié par Tania …. La peur de l’arme atomique a calmé tout le monde depuis, … mais le monde n’en reste pas moins injuste et égoïste. …
Comme le proclamait le Professeur de Duve, prix Nobel, l’homme doit « muter » pour abandonner la loi du plus fort contre le plus faible, pour créer une nouvelle espèce solidaire. …. Il en est encore temps, mais ça presse devant l’imminence de la saturation humaine de notre globe qui va provoquer des exterminations pour faire de la place. …
période particulièrement troublée et qui incitait aux extrêmes
Orwell : j'ai un faible pour lui
@ Doulidelle : A chacun de faire des choix plus solidaires, de s'engager davantage, oui.
@ Dominique : Orwell forcé de se cacher, tu auras vu l'extrait du billet suivant. Une guerre qui lui a servi de révélateur par rapport au stalinisme.
Période vécue pour moi dans le Goncourt 2014 avec "Pas pleurer" de Lydie Salvayre, qui en rend la gravité et le tumulte d'un peuple fiévreux. Avec des engagements idéologiques transfrontaliers qui paraissent bien timides aujourd'hui.
En effet. (Titre noté mais pas encore lu.)