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Merteuil en Hollande

Une nouvelle lecture des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, voire une suite, c’est ce que propose Hella S. Haasse dans Une liaison dangereuse – Lettres de La Haye (Een gevaarlijke verhouding of Daal-en-Bergse brieven, 1976), roman traduit par Anne-Marie De Both-Diez en 1995.

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Comme le sous-titre, la première lettre à la marquise de Merteuil d’une épistolière contemporaine, très proche de la grande dame de la littérature néerlandaise, la relie d’emblée à l’endroit où elle se promène, dans un quartier sud de La Haye, « le long de l’allée Daal-en-Berg » (vallée et montagne). « L’air que je respire quand je passe par là recèle – du moins je me l’imagine – un je ne sais quoi qui favorise ce que Goethe a appelé « die Lust zu fabulieren », l’envie de lâcher la bride à l’imagination. »

La flâneuse se représente une gentilhommière de la fin du dix-huitième siècle, un manoir qui s’appellerait « Daalberg » (« Valmont ») où la marquise se serait réfugiée incognito après sa déchéance publique – Laclos l’a laissée à la fin de son chef-d’œuvre en route vers la Hollande.

 

Pourquoi imaginer derrière une fenêtre la marquise au visage défiguré par la petite vérole, un œil perdu, enfuie de France avec les diamants et l’argenterie de son défunt mari dérobés à sa belle-famille ? Pourquoi cette envie de cerner « le personnage féminin le plus tristement célèbre de la littérature européenne », femme d’un égoïsme absolu, « la lucidité faite femme » ?

 

Les Liaisons dangereuses ne donnent aucun détail sur le physique de la marquise, mais quelques éléments de son passé : une enfance auprès d’une nourrice qu’elle partageait avec Victoire, sa sœur de lait devenue sa femme de chambre ; une éducation d’aristocrate parisienne limitée à l’acquisition des bonnes manières, compensée par une intelligence vive et perpétuellement aux aguets du monde et des manèges de la séduction ; le mariage avec le marquis de Merteuil et le « tourbillon de plaisirs mondains » des jeunes épousées, suivi d’une vie ennuyeuse « à sa triste campagne » dans la vallée du Rhône ; la mort du marquis malade et, après le deuil, le retour à Paris avec une réputation « de solidité et de vertu » soigneusement préservée pour profiter de sa liberté nouvelle de veuve.

 

Au zénith de sa carrière mondaine, la marquise de Merteuil rencontre le vicomte de Valmont. Leur liaison hors norme – c’est le sujet de Laclos – sera mise en échec par le séducteur tombé amoureux de Mme de Tourvel et tué en duel, puis par la fatale divulgation des lettres que la marquise a fait l’erreur d’écrire de sa propre main. « A qui puis-je écrire maintenant que Valmont est mort ? » s’interroge-t-elle dans une lettre à une correspondante inconnue, par besoin d’échanger des idées avec quelqu’un. « La femme peut se livrer au libertinage à la seule condition que personne ne l’apprenne. »

 

Dans sa discrète résidence de La Haye, elle ne fréquente personne parmi les Hollandais « trop lisses ». Trop éloignée, la baronne Belle Van Zuylen, femme de lettres, qui a épousé un Suisse et vit à Neuchâtel sous le nom d’Isabelle de Charrière. La savante et frivole veuve Wolff l’intéresse, mais d’après les informations de son libraire à domicile, elle cohabite avec une demoiselle Deken, « moitié de béguine ». Pourquoi pas, au fond, une correspondante d’un siècle à venir, son alter ego – « le contraire de ce que je suis, tant au physique que par les circonstances dans lesquelles elle vit, mais qui me ressemble par la qualité de son intelligence » ?

 

Ainsi débutent les échanges entre une femme cultivée du vingtième siècle et l’héroïne de Laclos. Réflexions sur le comportement des hommes et des femmes, ceux-là ayant pour eux l’avantage du Temps, septante ans et plus de pouvoir contre les quinze à vingt dont dispose une femme pour être désirable. Sur la jalousie selon le sexe. Sur l’art de la séduction. Hella Haasse s’appuie précisément sur le texte des Liaisons dangereuses pour nourrir cette correspondance imaginaire.

 

Il y est question de leurs lectures, la marquise ayant décidé de s’occuper de littérature, c’est-à-dire d’écrits ayant « changé le visage de notre époque » ou « jeté une lumière nouvelle sur les êtres et sur leurs actes ». Pourquoi, l’interroge sa correspondante, ne nomme-t-elle jamais l’Autre (Mme de Tourvel) par son nom ? Celle-ci n’est-elle pas la transparence même en face de la marquise ? (Voir l'illustration de couverture.)

 

Au plaisir des réflexions spirituelles et des questions pertinentes, Une liaison dangereuse ajoute celui des commentaires littéraires. Haasse y parle de Goethe et de Lessing, de Richardson, des héroïnes de Marivaux, des idées de Rousseau, de La Princesse de Clèves, de Shakespeare… Manon Lescaut, Moll Flanders, ou, bien avant, Médée, Clytemnestre, les femmes « mauvaises » sont celles qui illustrent le mieux les questions que se posent nos correspondantes à deux siècles de distance – les femmes bonnes, elles, n’ont pas de nom. Celles qui exercent le pouvoir – Elisabeth I, Christine de Suède, Catherine II de Russie – voient leur féminité mise en doute ou raillée. Partout, la liberté d’agir rend les femmes suspectes, en fait des délinquantes ou des sorcières.

 

Hella Haasse, après ces digressions littéraires et féministes, s’amuse à contredire ce portrait de Merteuil solitaire en femme de lecture et d’écriture : elle lui prête de nouvelles machinations, lui repeint un avenir qui lui rende pouvoir et fortune. Fantasque mais rigoureuse, la grande romancière néerlandaise ouvre dans Une liaison dangereuse d’intéressantes perspectives à cette héroïne « unique et inégalée » qui lui est apparue comme un mirage, au cours d’une promenade. 

Commentaires

  • Oh, que tu me donnes envie de le relire!
    Sorcières, oui, ça me rappelle tant de moments de vie.
    Merci, belle journée Tania. En bleu ou vert.

  • @ Colo : Le vert des arbres qui se rhabillent, le bleu encore caché sous le gris du ciel... Belle journée à toi, Colo.

  • je suis comme colo, cela donne envie de replonger dans les lettres et peut être pour moi de les écouter en livre audio
    j'ai bien aimé ce roman un peu impertinent et résolument original

  • @ La bacchante : Merci pour cette note d'humour bienvenue (Merteuil échappée d'une triste campagne, je n'y avais pas pensé)...

    @ Dominique : Des lettres lues à haute voix, c'est certainement une autre manière de les savourer à nouveau, Dominique.

  • "Partout, la liberté d’agir rend les femmes suspectes, en fait des délinquantes ou des sorcières." C'est terrible de penser qu'une grande partie de la littérature féminine (je n'ai pas dit féministe) se coltine cette malédiction. merci Tania (j'ai retrouvé un peu le temps de visiter mes blogs préférés).

  • J'ai toujours su que la marquise aurait sa revanche ! Voilà qui est fait.

  • @ Zoë Lucider : Zoë, j'avais mis un commentaire sous vos assiettes chinoises, mais il est tombé de la pile. Difficile, avec la marquise, d'échapper à ce genre de mise en accusation, mais je vous rassure, la lecture de ce roman-essai d'Hella Haasse est roborative.

    @ MH : Bonjour, MH. Sorcière et devineresse !

  • Ah te voilà de retour dans la blogosphère! Et avec un article intéressant comme d'habitude. Passe un bon week-end et à bientôt Tania.

  • Bonjour Tania,
    Je te remercie de ta visite et de ton gentil commentaire!
    Je te remercie également pour le partage de ce passionnant billet et très bon week-end

  • @ Un petit Belge : Merci, Vincent. Les éclaircies se multiplient, c'est de bon augure.

    @ Kenza : Bon week-end, Kenza, au plaisir de te lire.

  • @ Niki : Merci, Niki. Je partage ton admiration pour cette romancière peu commune, sa voix particulière.

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