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dix-huitième siècle

  • Se divertir

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    « Il se sentait tantôt exilé, tantôt chez lui. Tout était si tranquille, ici. Naples continuait d’être belle comme une image. La principale activité des riches est de se divertir. De tous, le plus extravagant était le Roi, le plus éclectique le Cavaliere. »

     

    Susan Sontag, L’amant du volcan

  • L'amant du volcan

    Dans son prologue à L’amant du volcan (1992, traduit de l’anglais par Sophie Bastide-Foltz), Susan Sontag campe le sujet en trois temps : un marché aux puces à Manhattan, en 1992 – « Pourquoi entrer ? As-tu tellement de temps à perdre ? Tu vas regarder. T’égarer. Tu vas oublier l’heure. » ; une vente aux enchères à Londres, en 1772, où une « Vénus désarmant Cupidon » ne trouve pas preneur ; une éruption du Vésuve, spectacle sans pareil. 

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    Il Cavaliere, comme on nomme l’ambassadeur anglais à Naples, quitte l’Angleterre après un congé qui a « rendu à son visage osseux une couleur laiteuse de bon aloi ». Il y laisse sa Vénus invendue – heureusement le British Museum a acheté tous ses vases étrusques et bien d’autres choses. Des malles, des caisses, des coffres sont déjà partis sur un cargo ; sa femme Catherine, « ses gens » et lui embarquent sur un trois-mâts jusqu’à Boulogne avant de regagner Naples « par voie de terre ».

     

    Marié depuis seize ans à la « fille unique d’un riche hobereau », sans enfant, le Cavaliere a pu grâce à sa fortune asseoir sa carrière et nourrir sa passion de collectionneur, de tableaux surtout, dans un confort permanent. Diplomate hyperactif, il s’intéresse à tout et cultive une autre passion : fou du Vésuve, il y grimpe souvent, en ramène des morceaux de lave et lit tout ce qu’il peut sur le volcan.

     

    Ami du jeune roi de Naples, qui l’oblige à lui tenir compagnie même à la chaise percée, il a appris à connaître ce « royaume de l’outrance, de l’excès, des débordements ». Catherine, qui souffre d’asthme, se tient autant que possible loin de la cour, c’est une musicienne remarquable au clavecin et une épouse irréprochable.

     

    Quand arrive un lointain cousin du Cavaliere, l’entente est immédiate entre Catherine et le jeune homosexuel, sensible comme elle à la musique. Mais l’hiver venu, il repart. Le Cavaliere, déjà attristé par la mort de son singe Jack, perd alors son épouse de 44 ans, qui s’est endormie dans son fauteuil favori face aux myrtes. En deuil, il découvre l’indifférence à tout, la mélancolie.

     

    Quatre ans plus tard, Charles, son neveu, qui administre les terres de Catherine au pays de Galles, lui envoie sa belle maîtresse de 21 ans, qui aime tant « admirer ». Le Cavaliere, de 36 ans plus âgé, résiste d’abord à « Mme Hart », puis prend goût à la regarder, à l’instruire, à lui montrer ce qui l’intéresse – c’est-à-dire tout : elle le questionne, l’écoute, s’enthousiasme inlassablement. Par lettres, elle a imploré Charles de la rapatrier, mais lui la pousse dans les bras de son oncle et elle en prend son parti. Une belle voix de chanteuse et l’art de poser sont d’autres de ses atouts – jadis modèle d’un peintre, elle incarne à présent, pour le Cavaliere d’abord, puis en public, les grandes figures féminines de l’antiquité.

     

    En plus des progrès de ce couple surprenant – la maîtresse de Charles a un passé douteux, des manières « vulgaires », mais le Cavaliere va l’épouser –, Susan Sontag raconte des visites prestigieuses (Goethe, Elisabeth Vigée-Lebrun…), l’observation du volcan, la vie de cour, et les échos à Naples de la Révolution française puis de la Terreur, à laquelle répond l’éruption du Vésuve en 1794.

     

    Arrive alors « le héros le plus valeureux que l’Angleterre ait jamais produit »,  un capitaine de 35 ans venu apporter au Cavaliere des dépêches urgentes, après que la France a déclaré la guerre à l’Angleterre. L’épouse du Cavaliere l’aide à obtenir du Roi le renfort de troupes napolitaines. Cinq ans de combats valeureux, un bras perdu, un rang d’amiral gagné, et puis « le héros fondit sur leurs vies ».

     

    Ils se sont écrit entre-temps, tous les trois – l’épouse du Cavaliere « aimait admirer et voilà quelqu’un qui valait vraiment la peine d’être admiré. » Quand l’amiral revient à Naples, il est la coqueluche du roi et de la reine, du Cavaliere et de sa femme. A l’approche des républicains français, il embarque tout ce beau monde en fuite sur les navires anglais. Le Cavaliere loue alors un palais à Palerme et l’y accueille à bras ouverts.

     

    L’ambassadeur devine que « le héros » s’est entiché de son épouse, quoique la sienne l’attende au pays. Mais il apprécie leur discrétion et songe à ses collections perdues dans un naufrage. L’amant du volcan conte ces amours diverses et une époque tumultueuse. Au récit se greffent d’intéressants apartés sur le bonheur, la passion de collectionner, l’art, la musique, la lecture, la beauté… 

     

    En observant le passé d’un œil contemporain, Sontag offre un point de vue singulier et un ton piquant à ce long roman. Eleonora de Fonseca Pimentel, poète napolitaine, « pure flamme » dans la Révolution, attendant d’être exécutée, y ajoute un contrepoint qui surprend, la mise en perspective finale.

  • Seule, librement

    La marquise de Merteuil à une correspondante inconnue

     

    « Je pourrais scruter assez longtemps les taillis qui entourent mon jardin pour y découvrir, dans le tourbillon des feuilles et des rameaux, entre les taches mouvantes d’ombre et de lumière et dans les trouées toujours changeantes du feuillage, une silhouette à l’aise dans des vêtements lâches dégageant le pied, une femme aux cheveux courts, flottants, qui marche à pas rapides lorsqu’elle en a envie, et qui peut parcourir seule, librement, tous les sentiers ; une femme qui existe dans une autre réalité et pour qui je suis – telle que me voici – aussi étrange qu’une découverte archéologique. »

     

    Hella S. Haasse, Une liaison dangereuse – Lettres de La Haye 

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     La marquise de Merteuil (Glenn Close) de Stephen Frears

     

     

     

     

  • Merteuil en Hollande

    Une nouvelle lecture des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, voire une suite, c’est ce que propose Hella S. Haasse dans Une liaison dangereuse – Lettres de La Haye (Een gevaarlijke verhouding of Daal-en-Bergse brieven, 1976), roman traduit par Anne-Marie De Both-Diez en 1995.

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    Comme le sous-titre, la première lettre à la marquise de Merteuil d’une épistolière contemporaine, très proche de la grande dame de la littérature néerlandaise, la relie d’emblée à l’endroit où elle se promène, dans un quartier sud de La Haye, « le long de l’allée Daal-en-Berg » (vallée et montagne). « L’air que je respire quand je passe par là recèle – du moins je me l’imagine – un je ne sais quoi qui favorise ce que Goethe a appelé « die Lust zu fabulieren », l’envie de lâcher la bride à l’imagination. »

    La flâneuse se représente une gentilhommière de la fin du dix-huitième siècle, un manoir qui s’appellerait « Daalberg » (« Valmont ») où la marquise se serait réfugiée incognito après sa déchéance publique – Laclos l’a laissée à la fin de son chef-d’œuvre en route vers la Hollande.

     

    Pourquoi imaginer derrière une fenêtre la marquise au visage défiguré par la petite vérole, un œil perdu, enfuie de France avec les diamants et l’argenterie de son défunt mari dérobés à sa belle-famille ? Pourquoi cette envie de cerner « le personnage féminin le plus tristement célèbre de la littérature européenne », femme d’un égoïsme absolu, « la lucidité faite femme » ?

     

    Les Liaisons dangereuses ne donnent aucun détail sur le physique de la marquise, mais quelques éléments de son passé : une enfance auprès d’une nourrice qu’elle partageait avec Victoire, sa sœur de lait devenue sa femme de chambre ; une éducation d’aristocrate parisienne limitée à l’acquisition des bonnes manières, compensée par une intelligence vive et perpétuellement aux aguets du monde et des manèges de la séduction ; le mariage avec le marquis de Merteuil et le « tourbillon de plaisirs mondains » des jeunes épousées, suivi d’une vie ennuyeuse « à sa triste campagne » dans la vallée du Rhône ; la mort du marquis malade et, après le deuil, le retour à Paris avec une réputation « de solidité et de vertu » soigneusement préservée pour profiter de sa liberté nouvelle de veuve.

     

    Au zénith de sa carrière mondaine, la marquise de Merteuil rencontre le vicomte de Valmont. Leur liaison hors norme – c’est le sujet de Laclos – sera mise en échec par le séducteur tombé amoureux de Mme de Tourvel et tué en duel, puis par la fatale divulgation des lettres que la marquise a fait l’erreur d’écrire de sa propre main. « A qui puis-je écrire maintenant que Valmont est mort ? » s’interroge-t-elle dans une lettre à une correspondante inconnue, par besoin d’échanger des idées avec quelqu’un. « La femme peut se livrer au libertinage à la seule condition que personne ne l’apprenne. »

     

    Dans sa discrète résidence de La Haye, elle ne fréquente personne parmi les Hollandais « trop lisses ». Trop éloignée, la baronne Belle Van Zuylen, femme de lettres, qui a épousé un Suisse et vit à Neuchâtel sous le nom d’Isabelle de Charrière. La savante et frivole veuve Wolff l’intéresse, mais d’après les informations de son libraire à domicile, elle cohabite avec une demoiselle Deken, « moitié de béguine ». Pourquoi pas, au fond, une correspondante d’un siècle à venir, son alter ego – « le contraire de ce que je suis, tant au physique que par les circonstances dans lesquelles elle vit, mais qui me ressemble par la qualité de son intelligence » ?

     

    Ainsi débutent les échanges entre une femme cultivée du vingtième siècle et l’héroïne de Laclos. Réflexions sur le comportement des hommes et des femmes, ceux-là ayant pour eux l’avantage du Temps, septante ans et plus de pouvoir contre les quinze à vingt dont dispose une femme pour être désirable. Sur la jalousie selon le sexe. Sur l’art de la séduction. Hella Haasse s’appuie précisément sur le texte des Liaisons dangereuses pour nourrir cette correspondance imaginaire.

     

    Il y est question de leurs lectures, la marquise ayant décidé de s’occuper de littérature, c’est-à-dire d’écrits ayant « changé le visage de notre époque » ou « jeté une lumière nouvelle sur les êtres et sur leurs actes ». Pourquoi, l’interroge sa correspondante, ne nomme-t-elle jamais l’Autre (Mme de Tourvel) par son nom ? Celle-ci n’est-elle pas la transparence même en face de la marquise ? (Voir l'illustration de couverture.)

     

    Au plaisir des réflexions spirituelles et des questions pertinentes, Une liaison dangereuse ajoute celui des commentaires littéraires. Haasse y parle de Goethe et de Lessing, de Richardson, des héroïnes de Marivaux, des idées de Rousseau, de La Princesse de Clèves, de Shakespeare… Manon Lescaut, Moll Flanders, ou, bien avant, Médée, Clytemnestre, les femmes « mauvaises » sont celles qui illustrent le mieux les questions que se posent nos correspondantes à deux siècles de distance – les femmes bonnes, elles, n’ont pas de nom. Celles qui exercent le pouvoir – Elisabeth I, Christine de Suède, Catherine II de Russie – voient leur féminité mise en doute ou raillée. Partout, la liberté d’agir rend les femmes suspectes, en fait des délinquantes ou des sorcières.

     

    Hella Haasse, après ces digressions littéraires et féministes, s’amuse à contredire ce portrait de Merteuil solitaire en femme de lecture et d’écriture : elle lui prête de nouvelles machinations, lui repeint un avenir qui lui rende pouvoir et fortune. Fantasque mais rigoureuse, la grande romancière néerlandaise ouvre dans Une liaison dangereuse d’intéressantes perspectives à cette héroïne « unique et inégalée » qui lui est apparue comme un mirage, au cours d’une promenade.