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La Cerisaie et Lioubov

Lioubov Andréiévna est de retour. Quelle émotion au domaine ! Le train est en retard, on l’attend avec impatience après cinq années d’absence. C’est l’aube d’une journée printanière. Les cerisiers sont en fleurs. Lopakhine, fils et petit-fils de moujik, riche à présent, tient à lui parler dès son arrivée de la situation financière : la propriété est couverte de dettes, elle risque d’être vendue au mois d’août. Mais qu’elle se rassure, il y a bel et bien une solution, lotir et louer le terrain pour les estivants, démolir les bâtiments, abattre la vieille cerisaie.

 

La Cerisaie Couverture.jpg

 

 

Au Théâtre de la Place des Martyrs, Théâtre en Liberté propose La Cerisaie, la dernière grande pièce de Tchekhov dans une mise en scène de Daniel Scahaise, jusqu’au 5 mars. Hélène Theunissen, dans le rôle principal, y est une magnifique Lioubov attendrie jusqu’aux larmes en retrouvant « la chambre des enfants » avec son bavard de frère Léonid, qui prononce bientôt l’éloge de l’armoire centenaire. Elle, devant le jardin : « O mon enfance ! O ma pureté ! C’est dans cette chambre que je dormais, d’ici que je regardais le jardin, le bonheur se réveillait avec moi tous les matins, et le jardin était alors exactement pareil, rien n’a changé… »

 

Ania, la fille de Lioubov, dix-sept ans, joyeuse en général, confie son inquiétude à Varia, sa grande sœur, la fille adoptive de Lioubov : quand elle a retrouvé sa mère à Paris, très entourée mais ruinée malgré la vente de sa villa près de Menton, elle a eu pitié d’elle. L’insouciante Lioubov commande encore ce qu’il y a de plus cher au buffet de la gare, donne de l’argent à quiconque implore son aide. Même si Varia avait demandé, pour ne pas bouleverser sa mère, qu’on ne réveille pas Pétia Trofimov – le précepteur de Gricha qui s’est noyé à sept ans dans la rivière –, celui-ci veut absolument la saluer, quitte à réveiller ses larmes au souvenir de son petit garçon. Elle le trouve vieilli, enlaidi même, « l’éternel étudiant » ne s’en formalise pas.

 

Joie des retrouvailles, souvenirs, émotions, « le temps passe » à l’ombre d’une menace : Lioubov risque de perdre le domaine si elle ne prend pas de décision, mais ni elle ni son frère qui compte sur l’argent d’une vieille tante ou sur un éventuel emploi à la banque ne peuvent envisager de recourir à la solution « vulgaire » de Lopakhine. « Excusez-moi, mon cher, mais vous n’y comprenez rien. S’il y a quelque chose d’intéressant, voire de remarquable dans notre district, c’est uniquement la cerisaie. » (Lioubov) Ania, elle, a « cessé d’aimer la Cerisaie comme avant », elle est sur la même longueur d’onde que Trofimov : « Toute la Russie est notre jardin. La terre est grande et belle, on y trouve beaucoup d’endroits merveilleux. (…) Il est clair, pourtant, que pour vivre dans le présent il faut d’abord liquider notre passé, le racheter, et ce n’est possible que par la souffrance, par un travail extraordinaire, incessant. » A la place des Martyrs, cette Cerisaie, je vous l’avoue, m’a plus d’une fois ramenée à notre jardin belge.

 

Les acteurs sont remarquables : Bernard Marbaix joue fidèlement le frère loquace, Julie Lenain une lumineuse Ania prête pour « une vie nouvelle », Sylvie Perederejew l’active et tourmentée Varia. Jean-Henri Compère est un formidable Lopakhine en paysan parvenu qui se sent comme « un porc » dans cette famille qu’il aime mais qu’il ne parvient pas à persuader d’agir. Stéphane Ledune, l’étudiant qui se veut « libre comme le vent », porte une casquette et des lunettes à la Tchekhov. Je ne peux les citer tous, les rôles secondaires sont vraiment « habités » eux aussi, mais salue tout de même Jaoued Deggouj en vieux Firs, qui n’a jamais souhaité d’autre vie qu’au service de cette maison. Hélène Theunissen est la plus attachante : sous sa réputation de légèreté, Lioubov Andréevna est une femme qui a besoin d’être aimée, entourée, qui se sait coupable mais aime donner, qui se fâche contre le pontifiant Trofimov quand il se croit « au-dessus de l’amour ».

 

Tchekhov scelle le destin de la Cerisaie en quatre actes. Un grand voile blanc au-dessus de la scène glisse de l’un à l’autre : de l’aube du premier jour dans la chambre à une fin d’après-midi dans un champ ; du salon où l’on danse (vraiment), un soir, en attendant le résultat de la vente, au jour du départ à la saison des feuilles mortes. Les costumes, la lumière, le décor (sobre), la musique, tout porte avec justesse cette comédie mélancolique, « presque un vaudeville » selon son auteur. Il y manque peut-être une vibration, un zeste de folie (comme lors du surgissement des masques), pour atteindre la magie d’un Giorgio Strehler, mais le spectacle illustre bien son propos : « Le vrai classique ne passe pas. Il peut être plus évident à certaines périodes, moins à d’autres ; mais l’œuvre d’art reste intacte, elle est là et parle. »

Commentaires

  • Ah ! La Cerisaie... rien que le nom nous emporte loin, très loin et tout près, la terre est vaste et belle. C'est cela une oeuvre d'art, celle qui parle par delà les temps et les lieux. Merci pour ce beau billet.

  • Pas bien loin, des cerisiers en fleurs parmi les vignobles :
    Saint-Bris-le-Vineux, Irancy et Coulanges-la-Vineuse.

  • Chère Tania, j'ai reçu deux surprises ce matin: celui de découvrir en lisant mes mails professionnels que ton blog était à la une de "ma" Libre en ligne (félicitations, ils reconnaissent la qualité de tes lectures et de tes articles!) et ce billet sur mon cher Tcheckov. Je file me renseigner pour des places en croisant les doigts.

  • Chère Tania, j'ai reçu deux surprises ce matin en lisant mes mails professionnels: la première est que ton blog était à la une de "ma Libre" (félicitations, ils reconnaissent la qualité de tes lectures et de tes notes), la deuxième est ce billet sur mon cher Chekhov! Je file voir s'il reste des places.

  • Rebonjour, j'ai vu au moins deux fois La Cerisaie (à Paris) dont celle mise en scène par Peter Brook aux Bouffes du Nord. C'est chaque fois un plaisir mais quelle tristesse dans le propos. Bonne fin d'après-midi.

  • @ Aifelle : Heureusement la pièce de Tchekhov revient souvent à l'affiche, plus de cent ans après sa création, partout où l'on aime le théâtre.

    @ JEA : Déjà ? C'est moins loin que Melikhovo.

    @ Delphine : Merci, Delphine, tu fais allusion au portail des blogs ? Le spectacle vient de commencer, j'espère que tu pourras le voir.

    @ Dasola : Peter Brook - je m'incline respectueusement. De la tristesse, mais quel amour de la vie et des êtres humains !

  • @ Tania

    Que La Libre salue votre blog, lequel honore le portail informatique de ce quotidien, ce n'est que justice.

  • Quel plaisir que ce billet Tania, quelle chance quand on peut voir et revoir La Mouette ou la Cerisaie, tout y est présent l'humour et la poésie de Tchékhov
    Bravo d'avoir ainsi les honneurs des journaux, je dirai comme JEA, c'est bien mérité car c'est toujours avec plaisir et intérêt que je lis vos billets

  • Le Théâtre en Liberté présente au théâtre des Martyrs le dernier chef-d’œuvre de Tchekhov, classique de l’âme russe, dans une nouvelle adaptation française de Jacques De Decker et une prodigieuse mise en scène de Daniel Scahaise:« LA CERISAIE »

    La dacha est endormie... Un personnage se repose les pieds en l’air posés sur un pupitre d’écolier dans une chambre d’enfants. Beau plan incliné vers l’avenir, drapé de blanc. Lioubov Andréevna (Hélène Theunissen) a passé cinq ans de Paris à Menton en compagnie d’un cuistre ; on l’attend, il est deux heures du matin. Elle arrive avec toute sa suite et trouve que tout le monde a tristement vieilli ! Tantôt elle évoque avec délectation ses souvenirs d’enfance : « O mon enfance ! O ma pureté ! C’est dans cette chambre que je dormais, d’ici que je regardais le jardin, le bonheur se réveillait avec moi tous les matins, et le jardin était alors exactement pareil, rien n’a changé… » Tantôt elle éclate en sanglots pour la perte de son enfant de sept ans noyé dans la rivière. Léonid son frère (Bernard Marbaix), épris de billard et de beaux billets prononce l’éloge de l’armoire centenaire. Lioubov, tellement insouciante et hors du temps, est envoûtée par la magnifique propriété mais refuse catégoriquement de prendre les mesures financières proposées par son formidable intendant Lopakhine (Jean-Henri Compère) : aucun sens des réalités.

    Notre Europe de l’an 2010 ? Ou … notre minuscule Belgique ?



    Cela a un goût de décadence, d’inexorable effritement, d’illusions perdues, d’argent impossible à garder, de désirs avortés. Tout file entre les doigts frivoles de Lioubov, jusqu’au dernier rouble. Bien que ruinée, elle commande une dernière fois des violons qu’elle ne pourra pas payer et donne une dernière fête où tout le monde danse, chante et se soûle de gloire passée. Elégance du désespoir. Chapeaux et habits sont somptueusement blancs et sophistiqués, la blancheur précoce des cerisiers annonce la fin imminente. Voilà La Cerisaie perdue, vendue au plus offrant : ce petit-fils de paysan qui étouffe du bonheur et de fierté d’avoir saisi les biens de ses anciens maîtres. C’est le déchirement et départ de la famille au grand complet après un dernier hommage à la beauté vouée à la disparition. Il y a ce duo très émouvant de mère et fille (Julie Lenain), l’une crispée par la douleur, l’autre illuminée par le désir et l’espoir de renouveau, la beauté de la jeunesse, son amour pour l’ancien précepteur de Gricha, l’étudiant errant, Trofimov, qui se croit « au-dessus de l’amour ! » …et ressemble curieusement à Tchékov !



    « Toute la Russie est notre Cerisaie. La terre est vaste et belle, il y a beaucoup d'endroits splendides. Imaginez, Ania : votre grand-père, votre arrière-grand-père, tous vos ancêtres possédaient des esclaves, ils possédaient des âmes vivantes, et ne sentez-vous pas dans chaque fruit de votre cerisaie, dans chaque feuille, dans chaque tronc, des créatures humaines qui vous regardent, n'entendez-vous donc pas leurs voix ?... Posséder des âmes vivantes - mais cela vous a dégénérés, vous tous, vivants ou morts, si bien que votre mère, vous, votre oncle, vous ne voyez même plus que vous vivez sur des dettes, sur le compte des autres, le compte de ces gens que vous laissez à peine entrer dans votre vestibule... Nous sommes en retard d'au moins deux siècles, nous n'avons rien de rien, pas de rapport défini avec notre passé, nous ne faisons que philosopher, nous plaindre de l'ennui ou boire de la vodka. C'est tellement clair, pour commencer à vivre dans le présent, il faut d'abord racheter notre passé, en finir avec lui, et l'on ne peut le racheter qu'au prix de la souffrance, au prix d'un labeur inouï et sans relâche. Comprenez cela, Ania. »

    Et si c’était vrai - après tout, qu'y aurait-il là qu'il faille prendre au tragique ? ... L’enfance qui ne revient jamais ? La mort muette sous les feuilles mortes, dans sa chambre funéraire, du fidèle majordome Firs, serviteur éternel, interprété de façon savoureuse par Jaoued Deggouj?

    Le cycle des saisons s’achève… C’est l’émotion et la nostalgie qui nous prennent à la gorge et brident les nombreux applaudissements.

    Mais quel besoin d'être enfumés tout au long du spectacle par le cigare asphyxiant d'un des acteurs?

  • @ JEA : J'en serais honorée, bien sûr.

    @ Dominique : Oui, chez Tchekhov toute la vie est là, chaque fois.

    @ Deashelle : Merci pour cette belle critique qui m'a donné envie de lire votre blogue - un collectif ? (Je n'ai pas compris pourquoi il faut s'inscrire (à quoi ?) avant de prendre connaissance de son contenu, à moins que j'aie mal vu ?)

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  • tania, je ne sais comment se nomme la rubrique mais ton blog était le blog du jour à la Une du journal en ligne (pas le PDF, l'autre) avec un commentaire élogieux pour l'introduire. Dès lundi je récupère le lien et te l'envoie.

  • @ Deashelle : Merci pour ces précisions. En tout cas, nos impressions sur le spectacle sont très proches, et comme vous l'écrivez très justement, l'émotion était palpable au moment des applaudissements.

    @ Delphine : Merci, Delphine, c'est très gentil de ta part.

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