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  • Silence

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    Textes & Prétextes, un an

     

    « Le soir non plus ne fut pas exempt de surprises. Si, le matin, les bosquets étaient restés muets, prouvant ainsi à l’évidence le caractère désagréablement suspect du silence dans les arbres, si, à midi, les moineaux avaient fichu le camp du sovkhoze, au soir, ce fut l’étang de Cheremetievka qui se tut. La chose était stupéfiante en vérité, car tout le monde, à quarante verstes à la ronde, connaissait le célèbre boucan des grenouilles de Cheremetievo. Or, maintenant, on aurait dit qu’elles étaient toutes mortes. Pas une seule voix ne montait de l’étang, et le silence régnait sur la laiche. »

    Boulgakov, Les Œufs du destin

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  • Le rayon fatal

    Les Œufs du destin, une nouvelle publiée par Boulgakov en 1925, aurait pu s’intituler Le rayon rouge. Récit fantastique, de science-fiction ou d’anticipation, c’est l’histoire extraordinaire du Professeur Persikov, zoologue spécialiste des amphibiens, ou plutôt celle d’une découverte extraordinaire à l’Institut de Zoologie de l’université de Moscou, en 1928.

    A cinquante-huit ans, ce scientifique dont l’appartement de cinq pièces a été réduit à trois pour la bonne cause, possède « une tête remarquable, en forme de pilon, chauve, avec des touffes de cheveux jaunâtres hérissées sur les côtés. » D’une érudition phénoménale « dans sa partie », il est aussi connu pour sa sévérité aux examens. Sa femme l’a quitté pour un ténor, il y a des années, dégoûtée par ses grenouilles. Cet homme qui « prenait la mouche très facilement », sans enfants, ne vit donc que pour ses recherches, survit à la famine de 1919, à une pneumonie due aux trois degrés en dessous de zéro à l’intérieur de l’Institut, et se contente des attentions du gardien Pancrace et de sa gouvernante.

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    L’été 1928 se produit « cette chose incroyable, épouvantable… » Appelé par son assistant qui dissèque une grenouille, Persikov remarque pour la première fois, au milieu du disque sous le microscope, « une volute colorée semblable à une boucle de cheveux de femme ». D’habitude, un tour de vis suffit à faire disparaître le petit faisceau de lumière colorée qui gêne l’observation, mais cette fois l’œil du savant s’attarde. Il a soudain remarqué dans cette volute un rayon « vif et épais », rouge vif, sous l’action duquel la vie bouillonne de manière inattendue. Les amibes y reprennent vigueur, se reproduisent, s’entre-dévorent faute de place, et les amibes nouvelles sont deux fois plus grosses que d’ordinaire ! Convoquant son assistant, Persikov le convie au spectacle du « rayon de la vie », pas moins.

    Dans les journaux moscovites, la rumeur circule vite. On veut interroger l’éminent zoologue, on le dérange à tout bout de champ. Le professeur a bien du mal à repousser l’assaut des journalistes en quête de renseignements sur « le rayon d’une nouvelle vie ». C’est alors que du côté de Smolensk, l’ex-épouse de l’ex-archiprêtre de l’ex-paroisse de Drozdov, à qui un élevage de poules pondeuses assurait la prospérité, voit ses gallinacés mourir atrocement l’un après l’autre. La « peste des poules » se répand à toute vitesse, rend leur viande et leurs œufs impropres à la consommation, fait un millier de victimes humaines.

    Persikov est prié de se pencher sur le problème tandis qu’on incinère des tonnes de volaille. Il lui faut donner une conférence. Quand enfin il peut reprendre ses investigations personnelles, un curieux bonhomme qui s’appelle Rokk – autrement dit le Destin – vient lui rendre visite en tant que directeur du sovkhoze modèle
    « Le Rayon Rouge ». Muni d’autorisations officielles, chargé de reconstituer l’oviculture, il s’empare des trois chambres noires fabriquées par Persikov pour ses recherches.

    Rokk, ancien flûtiste d’Ekaterinoslav, s’est révélé homme d’action grâce à la Révolution de 1917. Tombé sur la découverte de Persikov, il ne doute pas de sa capacité à faire éclore sous le fameux rayon, si on veut bien lui livrer des œufs de l’étranger, de splendides poussins qui rendront aux Russes de bonnes poules et de bons œufs. Un peu étonné par la grosseur de ceux qu’on lui envoie, très différents des œufs de poules indigènes, Rokk s’enquiert par téléphone auprès de Persikov de la nécessité de nettoyer ces œufs tout crottés avant de les installer dans les chambres noires. Celui-ci l’envoie au diable, exaspéré de la vitesse à laquelle l’homme a été livré, alors que lui-même attend encore ses spécimens d’œufs de serpent et d’autruche.

    On devine la suite. Durant l’été caniculaire, échappés des cages où ils ont éclos, des serpents géants courent la campagne, mordent, dévorent. Des troupes d’autruches résistent aux assauts de la cavalerie. Les gaz éliminent les hommes en même temps
    que les ovipares. Tout le monde vient se réfugier à Moscou, où personne ne ferme l’œil la nuit, attendant l’invasion.

    Le rayon rouge sera évidemment fatal à Persikov déclaré « assassin de l’humanité ». Quant à l’épilogue, laissons au lecteur la surprise du « deus ex machina ». Inspiré par La nourriture des dieux de Wells (1904), Boulgakov livre ici un cauchemar divertissant qui anticipe sur la grippe aviaire et sans doute sur d’autres catastrophes écologiques qu’il n’aurait pas imaginées, spectaculaires ou non.

  • Souvenir

    « Ce souvenir m’a suivi longtemps. J’y pensais chaque fois que je voyais sur un visage le signe d’un égarement furtif, une sorte de peur, de désarroi qui surgit de la façon la plus inattendue, pendant une conversation banale, par exemple.
    C’est l’aveu d’une vie non accomplie. Mais parfois un événement déterminant survient – grande joie ou grand malheur – qui vient nouer pour toujours un destin. »

     

    Paul Willems (1983)

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  • L'ombre du chat

    « Je m’appelle Astrophe, je suis un chat. » Ce sont les premiers mots de Nuit avec ombres en couleurs, un texte de Paul Willems présenté au Rideau de Bruxelles jusqu’au 27 février, dans une mise en scène de Frédéric Dussenne. Willems et le Rideau, une longue amitié. Peut-être, sûrement si vous y étiez, vous souvenez-vous du féerique Il pleut dans ma maison, du non moins poétique Elle disait dormir pour mourir, pages inoubliables dans le grand livre du Rideau au Palais des Beaux-Arts (Bozar) ?

    Pas tout à fait une pièce, plus qu’un long poème, Nuit avec ombres en couleurs
    pose de façon plus grave les questions essentielles de l’amour, de la vie et de la mort. Neuf jeunes acteurs les portent avec conviction sur un praticable incliné vers la salle, seul décor dans la boîte noire de l’Auditorium Paul Willems qui accueille les spectacles du Rideau en attendant mieux. Pour nous y faire voir un arbre, un terrain vague, de l’eau, du vent, il y a les mots, et la musique de Pascal Charpentier.

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    En 1983, au Théâtre National (alors de Belgique), l’écrivain de Missembourg avait raconté ce souvenir d’une promenade dans Londres, par une belle journée de juin, quand il avait dix-neuf ans. Les passants avaient tous des ombres et passaient sans se voir, alors qu’il aurait suffi de s’arrêter et de se sourire. Mais leurs ombres, elles, avaient l’air de s’aimer, glissaient l’une sur l’autre avant de se quitter à regret.

    Que dit Astrophe, le chat noir, à son ombre blanche ? Le chat philosophe pour qui les palissades, la nuit, sont les livres du hasard ? Qu’il y a d’abord Vincent et Josée, sa sœur. Ils entrent en scène. Aline vient de mourir et Vincent est plein du sourire qu’il a recueilli sur le visage de la jeune morte. Josée ne supporte pas de voir et d’entendre son frère plein d’Aline encore, elle voudrait être tout pour lui, sa sœur, son épouse, sa mère. Elle l’empêche de retourner vers l’arbre où Aline et lui se sont vus la dernière fois, lui promet d’y aller avec lui, plus tard. Pour Vincent, il n’y a qu’Aline ; pour Josée, il n’y a que Vincent.

    Ensuite apparaît Madame Van K., suivie comme son ombre par Eugène et César. Elle est riche, mais elle n’a pas tout. Elle se voudrait spécialiste en sanglots, elle qui aime tout de la vie. Eugène est l’amoureux de la riche Mme Van K., César son factotum. Elle est leur Godot attendu, à ces Vladimir et Estragon. Eugène acquiesce à tous les désirs de sa dame, la couvre de « ma chérie », de caresses et de mots rassurants. Quand il est en congé, le trouble César en profite pour la cajoler un peu lui aussi.
    Mme Van K. les emmène passer la nuit sur son terrain vague de quelques hectares – une de ses propriétés.

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    Affiche du spectacle © signelazer.com

    Bella et son ombre parfois rose, parfois bleue, complètent la troupe des passants. La jeune femme est mariée mais seule. Alec, son mari, passe son temps dans le
    coffre-fort de la banque avec sa secrétaire, en tout bien tout honneur. Bella en profite pour retourner à la maison de fougères où elle emmenait son petit garçon perdu, Rik, qui s’y montre parfois. « Tous les enfants sont perdus. Tous les enfants sont trouvés. »

    Un an après la mort d’Aline, Vincent erre non loin de l’arbre et y rencontre Bella. Eblouie par son sourire, Bella le presse de questions, lui donne des lacets dorés pour attacher ses souliers - et son adresse. Vincent qui n’a plus parlé depuis un an, qui vient de s’échapper de l’Institut où l’a mis sa sœur pour le protéger de ses envies suicidaires, Vincent retrouve la parole.

    On peut compter sur Astrophe le chat et sur son ombre pour les commentaires, les récits, les aphorismes. « Nous sommes tout pour tous et rien pour personne. » Centrés sur leurs blessures, les personnages de Paul Willems n’en sont pas moins ouverts aux rencontres. Hantés par la mort, ils cherchent à vivre. J’aimerais relire le texte (indisponible) de Nuit avec ombres en couleurs pour mieux comprendre la magie qui relie entre eux les moments du spectacle, pour réentendre les phrases simples et denses qui le jalonnent. Frédéric Dussenne écrit de l’œuvre de Paul Willems : « Elle parle de nous. De ce que nous sommes, dans ce lieu-ci du monde. De ce que nous avons été. De ce que nous pourrions devenir. »

  • Retard sonore

    « J’ai rebroussé chemin. Je n’entrerais plus au lycée. Je n’étais pas enseignante. J’étais pianiste. Je ne devais pas transmettre des règles arbitraires, je devais diffuser des évidences sonores. Il me fallait trouver un clavier, quel qu’il fût, dans une académie ou un salon, avant qu’il ne fût trop tard, que les démons qui avaient recueilli ma promesse ne revinssent me traquer, m’infliger les punitions prescrites, cette chaîne de punitions qui ne ferait que croître, vers les pires châtiments, si je n’en rompais pas le cours, si je ne récupérais pas dignement le retard sonore que j’avais accumulé depuis mes vingt-deux ans, âge où la promesse eût dû être accomplie, âge où j’eusse dû interpréter de deuxième concerto de Prokofiev, qui m’avait à présent quittée, mais que je retrouverais, parce qu’il avait été ma vie, parce qu’il devait être ma vie, parce que je ne pouvais, sur cette terre, n’adhérer qu’à lui. »

     

    Marie Delos, L'immédiat  

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