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  • Dans la fièvre

    Après un préambule abrupt – « contre la trace », « contre la folie » –, Marie Delos (née à Namur en 1977) place son premier roman, L’immédiat (Seuil, 2009), sous le signe de la musique : « Je suis arrivée à Séville avec Prokofiev dans les tempes. » S’il y a bien quelque chose dont le récit ne manque pas, c’est de rythme.

    « J’ai beaucoup marché en musique, je me suis perdue pour laisser l’air jaune me brûler les bras. La lumière devenait verticale et j’étais obsédée par Prokofiev, dont le deuxième concerto retentissait en boucle dans mes écouteurs. » L’installation dans un appartement, un « attique (…) flanqué d’une immense terrasse », les déplacements dans Séville pour donner des cours de français langue étrangère, tout se met vite en place, en cadence. 

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    « Et puisque je n’étais pas pianiste, je fus prof. » Anne pour ses collègues, Mlle T. pour ses élèves, n’a pas quitté la Belgique par vocation. « Une telle tâche, neuf ans plus tôt, lorsque j’avais choisi d’étudier les lettres pour la grandeur intransitive de la littérature, n’eût suscité en moi que du dédain et de la honte. » Toujours sous tension, elle se met sur la défensive quand sa collègue Imma, un jour,  l’interroge sur ce qu’elle écoute. Ulcérée par son insistance – « de la musique classique » ne suffit pas à sa curiosité , Anne n’ose lui refuser de prendre son lecteur. Rien n’est pire pour elle que d’entendre Imma, qui a reconnu le morceau, déclarer qu’elle prend des cours de piano depuis dix ans et qu’elle a des doigts de pianiste, comme son grand-père.

     

    Intuitivement, Anne sait qu’Imma ne peut être pianiste, au sens élevé qu’elle donne à ce terme, mais elle est néanmoins mordue de jalousie. Alors elle s’enfuit, marche et marche encore, envahie par la tristesse. Elle reconnaît le désir de mort qu’elle a déjà ressenti, enfant, quand ses parents l’emmenaient à Annevoie et l’obligeaient à « aller
    à l’étang »
    , son cauchemar. La voilà qui replonge.

     

    Anne renonce alors au lycée, évite Imma. L’obsession de se procurer un clavier, des partitions de Prokofiev, l’accapare tout entière, au point qu’elle refuse d’ouvrir sa porte à l’intrus qui a loué la deuxième chambre de l’appartement au propriétaire. Comme elle n’arrive pas à se débarrasser de lui, elle finit par prétendre qu’il s’agit d’une erreur, qu’elle a de la famille à loger. « Va au diable, bourgeoise ! », lâche-t-il avant de partir et elle s’écroule de honte, aussitôt après décidée à le retrouver dans Séville, ce qui lui semble maintenant une absolue nécessité. Des rues, des places, et puis, sur un pont, elle l’aperçoit. Anne le ramène, le saoule de paroles, elle, la taiseuse, dans une connivence immédiate.

     

    Horacio, qui est Colombien, arrive de Barcelone. Il est étudiant en Sciences Po. Lorsqu’il interroge Anne sur ses activités, elle tait l’enseignement qu’elle a abandonné pour le seul travail qui lui importe – « le deuxième concerto de Prokofiev était le sauf-conduit grâce auquel je pouvais traverser la vie sans honte et sans haine. » Elle dit écrire « une sorte de récit », le regarde installer ses affaires. Lui est à la recherche d’une fille, une gitane à qui il a proposé le mariage, mais qui est rentrée chez elle à Séville. Horacio s’étonne qu’Anne ne soit là que pour écrire, mais il a « l’élégance » de ne pas lui en demander davantage et elle lui en est infiniment reconnaissante.

     

    L’histoire d’Anne à Séville, retranscrivant la partition introuvable, se fabriquant un clavier en carton pour s’exercer en secret, l’histoire d’Horacio qui retrouve sa gitane au moment même où Anne semble tomber amoureuse de lui, les retrouvailles avec Imma qui va offrir à sa collègue de la loger chez elle, toute l’intrigue se poursuit dans la fièvre. Anne fuit ses juges – ceux de sa conscience ? Le rêve musical, la difficulté à se dire – elle se réfugie dans la fumée d’une cigarette plutôt que de prendre part aux conversations –, une culpabilité exacerbée la consument nuit et jour. Quand elle retrouve, grâce à sa collègue, quelques cours à donner, elle souffre encore devant les élèves à « affronter leurs visages clos, leurs regards méprisants et leurs jugements silencieux. »

     

    La langue de Marie Delos est forte, véhémente, racée. Le caractère de son héroïne qu’elle pousse « jusqu’à la gloire et jusqu’à la ruine » est d’une grande violence intérieure. On n’est pas sûre de l’avoir toujours comprise, mais on a marché dans ses pas brûlants et entendu un peu de la musique de son âme.

     

  • Compagnie choisie

    « Si jamais je me trouvais dans une situation à être forcée de vivre dans le
    grand monde, je serais bien malheureuse. Je n’ai, toute ma vie, aimé que la société d’un petit nombre de personnes, et les malheurs personnels dont j’ai
    été accablée m’ont inspiré encore plus de goût pour la retraite. Je voudrais m’établir toute ma vie dans une campagne, dont la maison fût petite, propre et commode ; un jardin peu étendu, beaucoup de cultures, qui, je le sens, feront mon occupation un jour à venir, m’y trouver réunie avec un très petit nombre
    de personnes sur l’amitié desquelles je pourrais compter avec certitude, vous
    saurez aisément à quel rang vous placer, je n’ai pas besoin de l’indiquer. »

    (Ce jeudi 20 juin 1793)

     

    Lettres de la duchesse de La Rochefoucauld à William Short 

     

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  • Dangereux sentiment

    1789. Le duc de la Rochefoucauld reçoit l’ancien secrétaire d’ambassade de Jefferson, devenu ministre plénipotentiaire des Etats-Unis. Il s’appelle William Short, il a trente ans. La jeune duchesse en a vingt-six. Ils se plaisent aussitôt. Ils s’écrivent. Les Lettres de la duchesse de La Rochefoucald à William Short réunissent la plus grande part (du moins pour ce qui la concerne) d’une correspondance qui a duré de 1790 à 1838. Aux temps troublés de la Terreur, presque toutes les lettres de l’Américain ont été brûlées par précaution. Conservées à la bibliothèque de l’American Philosophical Society de Philadelphie, les lettres ici sélectionnées par Doina Pasca Harsanyi retracent une amitié amoureuse et une époque.

     

    « J’ai été charmée de recevoir de vos nouvelles, Monsieur, mais je regrette qu’elles ne m’apprennent pas que celles que vous attendiez d’Amérique vous permettent de rester parmi nous ; j’aurais voulu vous témoigner tout le plaisir qu’en auraient éprouvé les habitants de la Roche-Guyon dont l’intérêt doit vous être connu ; j’espère qu’elles ne tarderont pas à présent à arriver, et qu’elles seront telles que nous les désirons. » L’entrée en matière de cette première lettre envoyée du Château de La Roche-Guyon en octobre 1790 donne bien le ton des échanges. Outre la langue du XVIIIe siècle, un délice de lecture, on y entend la voix des sentiments, pudique mais assurée.

     

    Portrait de la duchesse par Perin-Salbreux, miniature, d'après la base Joconde.jpg

     

    La duchesse adore la campagne. Elle ne se rend dans son hôtel parisien, rue de Seine, que lorsque les circonstances l’y contraignent. Son mari, philosophe et grand libéral, s’enthousiasme pour la Révolution et fait partie du Comité des Finances. La duchesse suit aussi avec attention les événements à l’Assemblée. Dès 1791, William Short écrit d’Amsterdam être persuadé « qu’il est impossible de vous connaître aussi bien sans vous aimer, beaucoup même ». « Vous êtes bien aimable, Madame la duchesse, de répondre si régulièrement à mes lettres, ma reconnaissance égale le plaisir que j’en reçois qui est infini. » Commentant « la grande infamie » de 89 vis-à-vis du Club monarchique, il lui confie que « cette sorte de gens qu’on a crus des philosophes pendant longtemps et qui deviennent intolérants et persécuteurs à leur tour porte à croire que les hommes sont bien moins parfaits qu’on a voulu le croire », tout en précisant qu’il ne dirait pas cela à tout le monde.

     

    Mai 1791 - La duchesse : « Mais que voulez-vous que je puisse répondre à tout ce que vous me mandez d’aimable et de flatteur ? Mille considérations se présentent à moi pour empêcher mon cœur de répondre au vôtre, et vous ne pouvez me blâmer de chercher à empêcher de naître en moi un sentiment dangereux pour tous les deux. » Septembre 1791 - « Tantôt je me laissais aller à la douceur d’aimer et d’être aimée, et d’autres fois je prévoyais un avenir funeste, occasionné par ce même sentiment combiné avec des circonstances étrangères à lui, mais inséparables de moi. » Octobre 1791 – « Je suis si tourmentée de ne pas vous sentir heureux, quand le fond de mon cœur m’assure que vous avez tant sujet de l’être. Je suis tourmentée de ne pas l’être moi-même. »

     

    Ecrire fait diversion à l’absence, ravive le plaisir d’avoir pu se voir quelque temps. On guette l’arrivée des lettres, on note la régularité ou l’inconstance de la poste. Alors qu’ils espèrent tous deux que les devoirs diplomatiques de William Short le gardent ou le ramènent en France, celui-ci est envoyé ailleurs en Europe, en Hollande surtout. Alors elle apprend l’anglais, pour se rapprocher de lui. Leur correspondance se ressent des tensions internationales, des difficultés du courrier et de la censure. « Je déteste l’absence, je voudrais m’entourer à jamais de tous ceux que j’aime, et ne jamais les quitter, et au lieu de cela je m’attache à des personnes dont le sort est de vivre loin de moi, et dans le nombre desquelles il y en a qui ne sont ici que passagèrement, vous comprendrez ce sentiment, puisque vous l’éprouvez aussi en sens contraire, mais cette idée est bien douloureuse et empoisonne bien souvent le bonheur que je trouve à aimer. »

     

    La duchesse de La Rochefoucauld n’est pas au bout de ses peines. L’un après l’autre, les hommes de sa famille vont être assassinés. Elle-même sera emprisonnée longuement. Devenue veuve, elle ne s’accroche qu’à l’espoir de partager enfin ses jours avec William Short. Trois ans de séparation – « autant de siècles » écrit-elle, et, dans les bonnes heures, « il est au monde un être qui me préfère à tout, qui me chérit par-dessus tout, et cela donne bien de la force. » Ce n'est pourtant pas avec lui qu'elle se remariera.

  • Comme étranges

    La Brigade, devenue La Pléiade. Sept poètes. Défense et Illustration de la langue française. Ronsard, "prince des poètes". Ces ardeurs de la Renaissance nous ont laissé des roses, mais aussi des braises. Comme ce vers, un de mes préférés.

     

    « Et les Muses de moi, comme étranges, s’enfuient. »

     

    Joachim du Bellay, Regrets, VI, Las! Où est maintenant ce mépris de Fortune... (1558)

     

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  • Une fois par an

    C’est à l’entrée d’un passage. Les Galeries Royales Saint Hubert, il me semble. Sous les arcades, je croise une vieille dame qui en sort, la figure extatique. Tandis que je la suis du regard, quelqu’un que je n’ai pas entendu venir me presse légèrement le bras, chuchote : « Les Audelottes, elles sont là, oui. » Et comme je ne comprends pas, d’un geste vers la voûte, cette femme sans âge me fait découvrir un étrange ballet de plumes. De grands oiseaux beiges se posent aux chapiteaux des pilastres, vont et viennent.

    « Une fois par an, elles viennent nous visiter. C’est aujourd’hui. N’ayez pas peur. » J’observe alors l’incroyable. Du haut des parois, les oiseaux se laissent glisser dans l’air, ralentissent, restent suspendus face aux personnes qui se sont arrêtées, puis remontent. Une femme, sur le côté, a posé un grand foulard dans les tons ocre sur ses cheveux et ses épaules. Elle les attend, les bras en croix, les yeux ouverts. Les audelottes ignorent les passants, visitent les immobiles. Leurs battements d’ailes et le bruit des pas troublent seuls le silence.

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    Je m’arrête. J’attends, les yeux fermés, une improbable rencontre. J’ai peur. Un frôlement, une présence. Je retiens mon souffle. Mais une telle visite doit être honorée, j’ouvre les yeux. Juste en face, deux prunelles mordorées, immenses, me dévisagent intensément. Les yeux écarquillés, d’un battement de paupières, je souris. Souple, légère, royale, déployant son châle ocellé de roux et d’or, l’audelotte s’envole.

    Je ne sais plus ce qui se passe ensuite. J’éprouve un bonheur indicible. Je sais que j’ai rêvé.