Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Rechercher : octobre

  • Que savons-nous ?

    « Que ceux qui ont connu et aimé Véronique Verbruggen soient les bienvenus. » La carte des regrets (2020) de Nathalie Skowronek s’ouvre sur cette invitation à une soirée d’hommage en l’honneur de celle qui dirigeait une petite maison d’édition d’art parisienne. Et sur des questions. Titus Séguier quittera-t-il Finiels (Mont Lozère) pour y aller ? Qu’apprendra-t-on sur la « personnalité secrète » de Véronique, selon les dires de sa complice, Francesca Orsini, une céramiste italienne ? « Que savons-nous de l’existence de ceux qui nous entourent ? »

    nathalie skowronek,la carte des regrets,roman,littérature française,écrivain belge,amour,art,culture

    Même sa fille Mina, vingt et un ans, étudiante au conservatoire de piano, s’interroge sur la vie de sa mère et les circonstances de sa mort : son corps a été trouvé par un randonneur sur le GR 70, non loin du col de Rabusat. Daniel Meyer, le mari de Véronique depuis dix-neuf ans, l’a épousée enceinte d’un autre. Ophtalmologue jovial, c’est lui qui a acheté les soixante mètres carrés de la rue Cassette pour lancer sa maison d’édition, et lui a présenté Francesca. Un mari bienveillant par rapport aux nombreuses absences de sa femme pour son travail, son besoin de nature ou de solitude.

    « Car Véronique oscillait entre le trop lointain et le très proche, prenant le large, faisant marche arrière, préparant son retour en même temps qu’elle envoyait les signaux du départ. » Elle aimait marcher dans les Cévennes, sur les chemins de Stevenson, regarder les arbres, les oiseaux, les chevaux de Przewalski. Quand la police l’appelle,  Daniel s’effondre ; il ignorait le problème cardiaque de sa femme (une stagiaire qui l’avait trouvée fatiguée, essoufflée, l’avait encouragée à voir un cardiologue).

    C’est leur passion pour le peintre flamand Jeroen Herst (un petit maître du XIXe) qui a rapproché Véronique et le cinéaste Titus Séguier, réalisateur de documentaires. Herst peignait le Bas-Escaut, la Lys, la mer du Nord – « Voilier rentrant au port » est une des toiles préférées de Véronique – et il était aussi botaniste. En visite à Gand chez l’arrière-petite-fille du peintre, en vue de réaliser un film sur lui, Titus a appris qu’une éditrice était  aussi venue la voir.

    A leur premier rendez-vous à Paris, lui est curieux de ce « drôle d’échalas à cou de girafe » et lui parle des Cévennes – « chez lui ». Véronique est séduite : « Cet homme m’embarque pour une conversation infinie. » Lorsqu’elle ira dans la maison de Titus (le Mas de l’alouette), une ancienne bergerie aménagée par lui, elle acquiescera aux mots gravés sur l’arbre en face : « Ici c’est le paradis ».

    L’amour de Titus ne l’a pas menée jusqu’à la rupture avec Daniel, celui-ci ne veut pas l’interroger sur ses absences. Véronique ne peut quitter l’un pour l’autre : « Daniel était sa famille, Titus son amour. » La carte des regrets suit les traces des déplacements de Véronique, montre le mari sauvegardant l’œuvre éditoriale et préparant une soirée d’hommage à sa femme, où Titus ne figure pas sur la liste des invités. Le réalisateur, de son côté, prépare un documentaire sur elle – les magazines d’art associent leurs deux noms.

    Quant à Mina, la fille de Véronique, bouleversée par la mort de sa mère et désireuse de comprendre la part de sa vie qu’elle lui a tenue secrète, tout en soutenant Daniel, son père adoptif, elle voudrait rencontrer Titus. Nathalie Skowronek rend avec une belle sensibilité déjà perçue dans Max, en apparence le cheminement de la douleur chez ces trois personnages et, en creux, les choix et les hésitations d’une femme.

    La romancière bruxelloise, élue cette année à l’Académie où elle sera reçue le 29 octobre prochain, pose sur le triangle amoureux un regard plein d’empathie. « Du moment où elle avait confondu rupture et abandon, Véronique rendait tout départ impossible. » C’est dans une peinture de Jeroen Herst qu’elle nous donne la clé de l’énigme posée dans ce roman court et attachant. Loin des dénouements explicites, la fin, jugée « un peu alambiquée » par Monique Verdussen (La Libre Belgique), m’a semblé subtile, comme l’exprime Joseph Duhamel dans un coup de cœur du Carnet (Le Carnet et les Instants).

    Quant au titre La carte des regrets, peut-être inspiré par la Carte de Tendre que j’ai choisie pour illustrer ce billet, il attire l’attention à la fois sur les allées et venues de l’éditrice et sur la délicatesse avec laquelle Nathalie Skowronek décrit les sentiments – « Ensuite, il faut passer à Sensibilité, pour faire connoistre qu’il faut sentir jusques aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime. » (Madeleine de Scudéry, Clélie, Histoire romaine)

  • Yourcenar intime

    Marguerite Yourcenar, Portrait intime est un bel album signé Achmy Halley, paru en 2018. De très nombreuses illustrations accompagnent cette approche biographique, axée sur sa personnalité plutôt que sur son œuvre. Journaliste et auteur pour la jeunesse, chercheur en littérature contemporaine, Halley a consacré sa thèse de doctorat à Marguerite Yourcenar et publié plusieurs ouvrages à son sujet ; il a dirigé la Villa Marguerite Yourcenar ou Villa du Mont-Noir près de Lille, devenue un centre de résidence d’écrivains européens.

    achmy halleu,marguerite yourcenar,portrait intime,essai,littérature française,culture,grace frick,petite plaisance,amélie nothomb

    Amélie Nothomb, dans la préface, se souvient du choc ressenti à dix-neuf ans quand elle a lu les Mémoires d’Hadrien : « Ainsi il était possible d’écrire à une telle altitude. » Elle regrette de ne pas avoir écrit alors à celle dont l’œuvre l’a sauvée en la guérissant de sa « paranoïa de la féminité », celle dont le visage « n’a jamais été aussi beau qu’en sa vieillesse ».

    L’entrée en matière d’Achmy Halley m’a fait peur : « Je me souviens de ce que j’ai pensé quand j’ai pris ma douche pour la première fois dans la baignoire de Marguerite Yourcenar : « Mais qu’est-ce que tu fous là ? » C’était au début des années 2000. » Mais son admiration pour elle est sincère, née à dix-huit ans quand il l’a vue à Apostrophes (Bernard Pivot lui avait rendu visite sur l’île des Monts-Déserts en 1979). Yourcenar a voulu que sa maison, préservée telle quelle, puisse s’ouvrir au grand public quelques semaines en été.

    Explorant les bibliothèques dans chaque pièce de Petite Plaisance (l’inventaire a été réalisé par son hôte, Yvon Bernier, ami et bibliographe de Marguerite Yourcenar), à l’écoute de toutes les anecdotes, l’auteur est ému de découvrir non pas cette « star de la littérature mondiale, froide et hautaine » que les médias montraient au moment de son élection à l’Académie française à 77 ans, mais l’univers intime et familier d’une femme « sensible, passionnée et vulnérable ».

    C’est par cet « événement littéraire » de 1981 qu’il ouvre l’album de sa vie. Yves Saint Laurent a dessiné sa tenue de cérémonie – Yourcenar a refusé de porter « le trop militaire habit vert ». Puis il raconte la naissance de cette « pauvre petite fille riche » en 1903, avenue Louise à Bruxelles. Sa mère, Fernande Cartier de Marchienne, n’y survit que onze jours. L’enfant vivra avec son père, Michel Cleenewerck de Crayencour, dans le petit château de Flandre où habite « sa détestable mère ».

    Dès qu’elle peut voyager, elle partage la vie « errante et insouciante » de son père, sans fréquenter l’école, initiée par lui à l’amour des grands textes et de l’art. A douze ans, elle compose un sonnet pour sa gouvernante, puis des poèmes inspirés des romantiques. A Bernard Pivot, elle l’avouera : « Enfant, j’ai désiré la gloire. » Son père fait publier son premier recueil de poèmes pour ses 18 ans (Le jardin des Chimères), un deuxième l’année suivante (Les dieux ne sont pas morts). Elle choisit d’écrire sous le nom de Marg Yourcenar, anagramme qui deviendra son nom légal.

    L’album d’Achmy Halley montre des photos de toute sa vie, des voyages, les couvertures de ses livres… En 1929, Alexis ou le Traité du vain combat, le premier texte accepté par un éditeur, marque la naissance de Yourcenar en tant que « véritable écrivain ». Axé principalement sur son mode de vie, ce Portrait intime est truffé de citations tirées de son œuvre ou de sa correspondance.

    D’abord amoureuse d’André Fraigneau, proche de Cocteau, passion impossible qui lui inspire Feux en 1936, elle noue aussi de tendres amitiés féminines en Grèce. En 1937, elle rencontre une Américaine à Paris : Grace Frick, trente-quatre ans comme elle, qui va partager sa vie. Quand Grace rentre aux Etats-Unis pour préparer une thèse en littérature anglaise à Yale, Marguerite l’y rejoint bientôt et reprend là ses recherches historiques sur l’empereur Hadrien.

    Son retour en Europe sera de brève durée : en octobre 1939, elle s’embarque pour New York où elle va vivre en appartement avec Grace Frick. Pour survivre, elle donne des cours particuliers, fait des traductions, écrit des articles, donne des conférences. Après la guerre, elle décide de rester aux Etats-Unis et obtient la nationalité américaine en 1947 sous le nom de Marguerite Yourcenar. En 1950, elles s’installent dans une maison de bois sur l’île des Monts-Déserts

    Nous voilà à la fin du prologue. Dans Marguerite Yourcenar, Portrait intime, Achmy Halley décrit d’une manière originale l’art de vivre d’une femme hors du commun, une vie à deux choisie, « sans bruits artificiels et inutiles ». Pas une page sans photo d’elle (de beaux portraits) ou de ses proches, de ses voyages, des lieux et des objets qui lui étaient chers (la cuisine, le jardin). Dans cet album très plaisant à feuilleter, le dernier chapitre, « Carnets gourmands de Grace et Marguerite », donne quelques-unes de leurs recettes de pâtisserie.

  • Résistances

    « Parcours de résistances dans le quartier Huart-Hamoir » : le dimanche 17 août, nous étions entre vingt et trente au rendez-vous square Riga de l’asbl Patrimoine de Schaerbeek (PatriS). La pluie venait de cesser, heureusement. Avec le soutien de la commune, cette association organise cet été 24 promenades guidées gratuites (sur inscription). 

    résistance,guerre,mémoire,patrimoine,schaerbeek,visite guidée,patris,monuments,témoignages,culture
    Le programme des Estivales 2014 : inscriptions asbl.patris@gmail.com

    Yves Jacqmin, notre guide, a rappelé le contexte – la commémoration des deux guerres mondiales – avant de lire un tract signé Jean Gustin, distribué dans le quartier d’Helmet en octobre 1940, un appel à désobéir à l’occupant en célébrant avec force le 11 novembre : déposer des fleurs au soldat inconnu, arborer les trois couleurs, les décorations de la première guerre, baisser les volets des commerces, fermer les écoles, « en défiant les bourrasques et les orages ».

    Sur une photographie d’août 1914, on voit les soldats allemands et leurs attelages rangés sur l’esplanade devant l’église de la Sainte-Famille, un endroit stratégique en haut de l’avenue Huart-Hamoir, au-dessus de la gare de Schaerbeek. La partie de l’église du côté du square n’était pas encore construite, et les alentours étaient beaucoup moins bâtis qu’à présent.

    Les missions des résistants de la première guerre étaient nombreuses : diffusion de la presse clandestine (Henri Bernard), hébergement et réseaux d’évasion, aide aux réfractaires du Travail Obligatoire, renseignement (Gabrielle Petit), sabotage… En 40-45, il en ira de même, avec en plus un corps de combat.  

    résistance,guerre,mémoire,patrimoine,schaerbeek,visite guidée,patris,monuments,témoignages,culture

    De l’autre côté du square Riga, un monument sculpté par Willy Kreitz, un Anversois, rend hommage aux troupes africaines qui se sont battues lors des deux guerres mondiales. Entre le casque de l’officier blanc et la chéchia du soldat noir – l’époque coloniale – deux mains serrées symbolisent la fraternité belgo-congolaise. En plus des grandes batailles rappelées sur le monument, d’autres sont citées sur les neuf bornes en pierre bleue placées tout autour.

    En descendant l’avenue Huart-Hamoir, nous voilà près du monument Henri Jaspar (1870-1939), hommage à un ministre schaerbeekois. Sous son buste en marbre blanc, Ianchelevici a gravé sur les quatre pans du support des silhouettes d’enfants et d’adolescents stylisées. Le sculpteur, d’origine roumaine, s’est caché durant la seconde guerre à La Clé des Champs (à Maransart, Brabant wallon), une école que le couple Lavachery a fait passer alors pour un centre scout, ce qui justifiait les jeux de nuit (allumer des balises par exemple, à lire sur Wikipedia – Groupe G).

    Durant la grande guerre, les Belges ont subi de terribles famines. On recyclait les sacs de farine de l’aide alimentaire pour ne pas que les Allemands s’en servent. Henri Jaspar participe au Comité national de Ravitaillement et lorsqu’Albert Ier forme un nouveau gouvernement en 1918, il est nommé ministre des Affaires économiques. Durant la seconde guerre, son neveu Marcel-Henri Jaspar, d’abord ministre du gouvernement belge en exil à Bordeaux, s’en désolidarise ; d’Angleterre, en 1940, il appellera les Belges à la résistance contre les nazis. 

    résistance,guerre,mémoire,patrimoine,schaerbeek,visite guidée,patris,monuments,témoignages,culture

    Et nous voici en face de la gare de Schaerbeek – en 1914, seul le bâtiment de gauche était construit, avec la tour de l’horloge. Les cheminots étaient en première ligne dans la résistance. La gare était une cible pour les bombardements et deux abris de la deuxième guerre ont été conservés en bas de l’avenue Huart-Hamoir, ils servent actuellement de remises aux jardiniers.

    De cette gare partaient les enrôlés pour le Travail Obligatoire. La résistance prenait les réfractaires en charge, les aidait à s’évader. Pour éviter les représailles envers leurs familles, on leur faisait écrire des cartes postales faussement envoyées d’Allemagne, à montrer lors des inspections à domicile. Une organisation très élaborée. En remontant l’avenue Zola, à l’angle de l’avenue Giraud, un immeuble reconverti en appartements : c’était une fabrique de dynamos dont le patron acceptait d’engager des réfractaires avec de faux papiers, un signal sonore les avertissait en cas de contrôle.

    Dernière halte au 73, avenue Emile Verhaeren : une plaque commémorative signale la maison de Jongh, du réseau Comète, filière d’évasion pour les aviateurs anglais. Le travail des hébergeurs n’était pas simple. Il fallait vérifier les identités, fournir des vêtements, de faux papiers. Le père a été fusillé au Mont Valérien (Paris). Arrêtée, Andrée de Jongh s’est présentée comme le chef du réseau, mais on ne l’a pas crue et elle a été déportée. Sans chercher à passer pour une héroïne, à son retour, elle partira en Afrique soigner les lépreux.

    résistance,guerre,mémoire,patrimoine,schaerbeek,visite guidée,patris,monuments,témoignages,culture

    Notre guide nous a beaucoup appris sur ces engagements animés par l’esprit de résistance, si important durant les deux guerres, et dont la flamme reste allumée aujourd’hui encore. A la fin de sa vie, Andrée de Jongh s’est battue pour défendre le home des anciens combattants à Uccle, menacé de fermeture. J’ai apprécié que le parcours se termine sur l’évocation de cette femme courageuse et généreuse, un visage féminin de la Résistance belge, à Bruxelles et ailleurs.

  • Europe 1900-1942

    Arrivée à la page 515 du Voyage d’un Européen dans le XXe siècle, j’ai parcouru avec Geert Mak les années 1900-1942 d’Amsterdam à Vienne, de Vienne à Versailles, de Stockholm à Riga, de Berlin à Vienne, de Predappio à Munich, de Fermont à Londres, de Berlin à Moscou. De janvier à juillet 1999 (soit 7 chapitres sur 12), l’auteur s’est rendu chaque mois dans quatre à six villes, à la recherche des traces laissées par l’histoire.

    Mak 1900 Paris.jpg
    Exposition universelle, Paris, 1900 (source)

    Avant chaque chapitre, il indique son itinéraire sur une carte de l’Europe telle qu’elle se présentait à l’époque. Dans sa valise, « un ordinateur portable, un téléphone mobile pour transmettre [sa] chronique quotidienne au journal, des affaires de toilette, quelques chemises, le CD-ROM de l’Encyclopædia Britannica et une bonne quinzaine de kilos de livres pour [se] passer les nerfs. »

    Autour de 1900, l’Europe, c’est « l’insouciance de l’Exposition universelle à Paris », la reine Victoria, « souveraine d’un empire de certitudes » et Berlin « en pleine ascension ». Avant de se mettre en route, Mak s’est entretenu avec Marinus van der Goes van Naters, né en 1900, pour l’entendre sur les changements qu’il a connus. L’homme tire de sa bibliothèque un livre paru en 1890 dont il discutait avec ses amis : Cent ans après ou l’An 2000 d’Edward Bellamy : l’utopie d’un monde parfait, d’un « siècle doré ».

    L’histoire ici est un voyage, une exploration de ce qui fut à partir de ce qui est visible (ou pas), avec le concours de témoins, de textes d’écrivains mais aussi de journaux, de correspondances, d’extraits de discours, choisis pour la pertinence avec laquelle ils parlent de leur temps ou parfois se fourvoient complètement. Sur place, l’historien visite les musées, les monuments et les lieux de mémoire, cherche les traces visibles des conflits passés, rencontre des personnes qui s’en souviennent, parfois des descendants de ceux qui se sont engagés activement.

    Un « court extrait filmique du Derby de juin 1913 » fait apparaître le nom d’Emily Davison, la suffragette britannique qui a payé de sa vie son engagement en faveur du vote des femmes. Nombreuses sont les Européennes à qui Geert Mak réserve une place non anecdotique, comme Käthe Kollwitz, « femme sculpteur, caricaturiste » dont il cite le Journal tenu à Berlin au début du siècle. Cela aussi, c’est une manière contemporaine de lire l’histoire, sans ignorer la moitié du monde comme le faisaient trop souvent nos livres scolaires.

    Ce n’est pas seulement d’une capitale à l’autre que l’auteur se déplace, en Europe et même jusqu’à Constantinople. Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle nous emmène dans des lieux moins connus, comme Doorn, par exemple, dans la province d’Utrecht, où Guillaume II s’exila en 1919, après la première guerre mondiale qui mit fin à son empire.

    1914-18.  Ypres, en février 1999, a « l’air d’une ville ancienne comme les autres », bien que reconstruite presque entièrement. Bataille après bataille. Verdun, « le hachoir ». Moments de répit au milieu des atrocités. La grippe espagnole en 1918 fera davantage de morts encore. Dans l’Europe réorganisée, les Allemands ne digéreront pas la défaite.

    En 1917, l’Allemagne s’intéressait aux révolutionnaires « susceptibles d’empoisonner la vie de ses ennemis » et après la révolution russe de février, a autorisé Lenine, le chef des bolcheviks, à rentrer au pays (train Zurich-Petrograd) et lui a procuré des fonds énormes qui lui permettront, en huit mois, de prendre la tête de la révolution d’octobre pour donner « tout le pouvoir aux soviets ».

    Que c’est intéressant de suivre l’histoire non seulement à l’Ouest, mais aussi à l’Est. De 1918 à 1920, Kiev, la capitale de l’Ukraine, a changé seize fois de régime ! (Je repense à Lviv, dans le magistral Retour à Lemberg de Philippe Sands.) Après le krach boursier de 1929, coup fatal pour l’économie allemande, le parti national-socialiste devient le deuxième parti d’Allemagne. Année après année, Mak décrit l’émergence de la seconde guerre mondiale.

    Saviez-vous que déjà dans les années 1930, le régime hitlérien avait pratiqué l’euthanasie des handicapés par gazage, sans grande résistance ? A Predappio, ville natale de Mussolini, on continue à faire commerce d’objets fascistes. La fin des livraisons d’armes soviétiques (vendues au prix fort par Staline) a sonné le glas de la guerre d’Espagne.

    1939-1945. Geert Mak raconte les faits marquants, explique les causes et les conséquences, décrit les personnalités (Churchill, Staline), continue ses allers-retours dans le temps (il visite à Londres la « Britain at War Experience », une expo immersive). Je découvre Zamosc, petite ville du sud-est de la Pologne, dont les nombreux habitants juifs furent exterminés et les autres habitants chassés pour former la première colonie SS.

    Mak Wysiedlanie-Zamojszczyzna.jpg
    Expulsion des Polonais des villages de la région de Zamość par les SS en décembre 1942 (Wikimedia)

    De l’antisémitisme à l’Holocauste : qui savait ? qui ne voulait pas savoir ? Tous les Etats n’y ont pas prêté la main – refus net du Maroc et de la Bulgarie. Geert Mak fait les comptes et décomptes, analyse les causes. Erreurs militaires, erreurs politiques, idéologies au nom du peuple et contre les populations… Terrible première moitié du XXe siècle.
    (A suivre)

  • Gabo chroniqueur

    Après les articles des années cinquante dont j’ai parlé dans le premier billet sur Le scandale du siècle de Gabriel García Márquez, le premier qui suit, « Mésaventures d’un écrivain » (1966), illustre un ton nouveau dans ses articles : « Ecrire des livres est un métier-suicide. Aucun autre n’exige autant de temps, de travail et une telle consécration au regard de ses bénéfices immédiats. » Gabo, comme je me suis permis de l’appeler pour raccourcir, s’implique davantage dans ses chroniques. Plus d’une a pour sujet l’écriture, les écrivains, la littérature.

    garcia marquez,le scandale du siècle,ecrits journalistiques,littérature espagnole,colombie,presse,1966-1984,révolution,écriture,littérature,souvenirs,cultureculture
    L'affiche du film réalisé en 1979 d'après l'histoire de GGM

    Trois textes relatent des changements politiques historiques en Amérique latine. Au Venezuela, une « conspiration populaire » réussit, en janvier 1958, à faire fuir le dictateur Perez Jimenez. Encouragés, les révolutionnaires cubains firent de même, un an plus tard, pour renverser Fulgencio Batista. García Márquez prit alors pour la première fois l’avion pour La Havane avec d’autres journalistes invités. Puis viennent un récit quasi sur le vif du « Coup d’Etat sandiniste » contre Somoza au Nicaragua et un texte sur « Les Cubains face au blocus ».

    La première chronique pour El País, en octobre 1980, a pour sujet « Le Fantasme du prix Nobel » de littérature. Je suis étonnée que García Márquez ne soit pas cité par Wikipedia parmi les « contributeurs notables » du journal espagnol. Quasi tous les articles qui suivent y ont été publiés, comme « Histoire d’épouvante pour Noël », une visite en famille chez l’écrivain Miguel Otero Silva qui avait acheté un château médiéval en Toscane.

    « La Poésie à la portée des enfants » charge « les mauvais professeurs de littérature » en racontant des « perles » non d’élèves mais d’examinateurs posant des questions saugrenues – « la manie interprétative finit à la longue par devenir une nouvelle sorte de fiction qui touche parfois à l’absurde ». Reconnaissant envers l’institutrice qui lui a appris à lire sans prétendre en savoir plus « que ce qu’elle pouvait connaître » et envers son professeur de terminale « modeste et prudent », le chroniqueur résume : « un cours de littérature ne devrait pas être grand-chose de plus qu’un bon guide de lectures. »

    Je n’oublierai pas l’histoire de « María de mi corazón ». Des années auparavant, il l’avait écrite sous le titre « Non, je suis seulement venue téléphoner ». Il l’avait racontée à un réalisateur mexicain et en a peaufiné les dialogues avec lui. García Márquez s’est dit heureux de voir le film « à la fois tendre et brutal ». Au départ, la voiture de María, vingt-cinq ans, récemment mariée, étant tombée en panne un soir de pluie « torrentielle », María fait signe aux autres véhicules pour qu’on la conduise quelque part où elle puisse téléphoner à son mari. Un autocar s’arrête, début pour elle d’« un drame absurde et injuste qui allait bouleverser sa vie à jamais. » L’article en donne une version plus courte que celle du conte.

    García Márquez adore les histoires fascinantes comme celle du vieux jardinier d’Hemingway qui s’est suicidé dans la propriété de l’écrivain à La Havane. Dans « Comme des âmes en peine », il en cite qu’on lui a racontées, et d’autres, écrites, « qui vous éblouissent à la première lecture ». Dans « Encore un mot sur la littérature et la réalité », l’écrivain souligne « l’insuffisance des mots ». Un fleuve, une tempête, la pluie, ce sont des réalités d’une « envergure » phénoménale pour les Latino-Américains, que les Européens ne peuvent guère se représenter.

    C’est dans cet article qu’il parle de « l’espace caraïbe » où il est , où il a grandi, qui n’est pas seulement une aire géographique, « mais une aire culturelle très homogène ». Jamais, écrit-il, il n’a pu écrire quelque chose « de plus saisissant que la réalité. Je ne suis parvenu à rien d’autre qu’à la transposer avec des recours poétiques, mais il n’y a pas une seule ligne dans aucun de mes livres qui ne trouve son origine dans un fait réel. »

    García Márquez écrit sur la télépathie, les fantômes… Il a l’art de raconter des souvenirs : de son « incroyable jeunesse » à Bogota ; d’un passager aperçu à côté d’un chauffeur de taxi à Mexico – invisible quand le taxi s’est arrêté près de lui ; de son « autre moi » dont on a signalé la présence à une conférence qu’il n’a pas donnée, en des lieux où il n’était pas…

    Hemingway (reconnu par Gabo sur le boulevard Saint-Michel à Paris en 1957) et Faulkner (jamais vu) étaient ses deux grands maîtres quand il était jeune, très différents l’un de l’autre : « Faulkner est l’écrivain qui a beaucoup à voir avec mon âme, et Hemingway celui qui a eu le plus à voir avec mon métier. » (« Mon Hemingway à moi »)  « L’avion de la belle endormie » décrit la plus belle femme qu’il ait jamais vue (s’est-il dit à l’aéroport), sans se douter qu’elle s’installerait sur le siège voisin du sien – un épisode vécu qu’il rapproche du chef-d’œuvre de Yasunari Kawabata, Les Belles Endormies.

    Les premiers articles repris dans Le Scandale du siècle relèvent davantage du journalisme que les chroniques hebdomadaires publiées dans El País, où l’écrivain s’exprime avec liberté et fantaisie personnelle. On y découvre les œuvres littéraires les plus importantes à ses yeux, ses remarques sur la traduction, ses conseils en littérature. Le recueil se termine avec « Comment écrit-on un roman ? », la question la plus souvent posée à un romancier. Passionnant.