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  • Une petite planète

    « La nuit était claire. Elle ne dormait pas et écoutait la pluie tomber doucement. Devant ses yeux défilaient des couleurs. Des lignes qui s’enchevêtraient pour former un tout. Elle se sentait faire partie de l’univers. Pas du tout inutile, comme elle l’avait cru avant son mariage. Elle représentait une petite planète à elle toute seule. Peut-être même plusieurs planètes ? Quand on pensait aux gouttes de pluie. A la somme de toutes ces gouttes. Aux récoltes et aux inondations. A tous les ruisseaux. Aux grands fleuves. A toute vie sur la terre, en fait. Et elle représentait bien plus qu’une goutte d’eau. C’était évident. Elle était pourvue d’une volonté. Quand elle se réveillait la nuit, comme maintenant, et écoutait la pluie tomber, elle ressentait une chaleur douce, comme une caresse sur la joue, un parfum d’eau de rose ou de bruyère. Elle aimait le vent, aussi. Mais pas autant que la pluie. »
     

    Herbjørg Wassmo, Cent ans

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    Oda Krohg, Lanterne japonaise (1886)

     

     

  • Un siècle en Norvège

    Résumer Cent ans ? Le récit d’Herbjørg Wassmo (2009, traduit du norvégien par Luce Hinsch) nous promène dans l’histoire d’une famille où les prénoms sont de meilleurs repères que les dates, la chronologie un peu bousculée. Son point de départ est essentiel : une petite fille cache sa honte dans une étable pour y écrire dans son carnet de notes, son journal intime au contenu « terrifiant » – c’est la narratrice. 

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    Roman ? Autobiographie rêvée ? « Dans ce livre je suis à la recherche de mes aïeules et de leurs époux. Mais c’est une grande famille qui ne demande qu’à être découverte. Certains restent cachés, ou bien laissés dans l’ombre. Lui demande plus de labeur que les autres. Il écrase tout, il n’apporte que le chaos et l’obscurité. » Considérer sa famille comme un ensemble, le considérer, lui aussi, comme un être humain qui a été un jour un enfant, interroger cette énigme qu’est l’être humain, collectionner les signes, voilà l’entreprise de la conteuse.

     

    C’est une brochure sur la cathédrale des îles Lofoten, à Kabelväg, avec la reproduction en couleurs d’un retable qui représente Jésus à Gethsémani signé Frits Jensen, qui donne le coup d’envoi. Le peintre, un pasteur, s’est inspiré d’un modèle vivant pour « l’ange qui tend le calice au Christ » : Sara Suzanne Krog, née en 1842 dans le Nordland. « Ce qui me frappe d’abord est le jour de sa naissance, identique à celui de mon fils, et le fait que cent ans exactement nous séparent, elle et moi. »

     

    Et nous voilà embarqués dans une succession de morts et de naissances, de déménagements, de rencontres, de mariages… Sara Suzanne aux cheveux roux est la sixième des neuf enfants de Jacob Lind et Anne Sophie Dreyer. A la mort du père, c’est sur le fils aîné que repose l’avenir de la famille. Il y a trop de bouches à nourrir et la grande sœur de Sara Suzanne est la première à s’éloigner, en se mariant.

     

    En 1862, Sara Suzanne a quitté sa mère, elle aussi, pour un poste de gouvernante à Bø. Johannes Krog, qui se tait le plus souvent pour ne pas gêner les autres par son bégaiement, vient la demander en mariage cet été-là. Sara Suzanne ne ressent rien pour lui, mais Arnoldus, son frère qu’elle aime tant, trouve que c’est un homme bien, et l’occasion d’alléger la charge maternelle. Elle accepte. « Johannes prononça son oui sans bégayer. Il est vrai que le mot était court. Il n’empêche que cela fit une certaine impression. » La mariée, elle, pense que c’est « le dernier jour de sa vie ». Sa peur s’envole pendant leur nuit de noces, Johannes est plein de douceur, leurs corps s’accordent.

     

    Sara Suzanne et Johannes, qui vont acquérir deux ans plus tard un comptoir commercial à Havnnes, une grande maison et ses annexes, « juste à l’entrée du port, bien à l’abri du vent et du mauvais temps », forment le premier couple dont Cent ans reconstitue l’histoire, étape par étape. Le second, qu’on suit en alternance, appartient à la génération suivante : Elida, la plus jeune fille de Sara Suzanne, son douzième enfant, se marie à dix-huit ans avec Fredrik, « contre l’assentiment de sa mère ».

     

    Eux aussi auront de nombreux enfants, dont certains seront placés en nourrice. La narratrice voudrait comprendre pourquoi, comment on peut ainsi abandonner un enfant. En effet, sa propre mère, Hjørdis, a été élevée par une autre femme jusqu’à l’âge de cinq ans. Fredrik était très malade, c’était leur principal tourment. Les maternités successives d’Elida sont une « immense fatigue » à laquelle peu de femmes échappent à cette époque. Sa petite-fille s’imagine être la préférée de grand-mère Elida, qui lui parle de sujets que les autres n’abordent pas, l’amour, l’envie de vivre ailleurs, et lui dit un jour : « Mon enfant, toi, tu es un enfant du dimanche. Ceux-là, ils ont tout, mais doivent aussi tout donner. »

     

    C’est lors d’une réception où Johannes est absent, « le traditionnel grand dîner de morue fraîche chez les Drejer, où c’était un grand honneur d’être invité », que Sara Suzanne a fait la connaissance du pasteur Jensen, un homme qui ne parle ni pêche ni commerce. Fritz Jensen ne pense qu’à peindre et à écrire de la philosophie : il veut peindre lui-même un nouveau retable pour l’église et a besoin d’un modèle, pour l’ange. Ce sera elle. Les séances de pose dans l’église sont le cœur battant du récit, les pages les plus réussies d’Herbjørg Wassmo. Un homme et une femme s’y parlent à mots couverts d’abord, puis se dévoilent de plus en plus l’un à l’autre. La femme du pasteur est jalouse de ces heures d’intimité, surtout quand elle découvre qu’en plus du retable, Jensen a commencé un portrait de Sara Suzanne. Et c’est là aussi que prend corps le goût de Sara Suzanne pour la lecture à voix haute, qui va devenir un rituel dans sa maison.

     

    La Norvège où se déroulent les différents épisodes de cette saga familiale est bien sûr très présente avec son climat rude, la mer qui assure le revenu des pêcheurs, les bateaux qu’on prend pour aller d’une région à l’autre, les difficultés matérielles, le contraste entre la vie à la campagne et à la capitale. Mais ce sont les mystères cachés au sein des familles qui occupent le premier plan, les soucis, les blessures, et plus rarement les joies de ces femmes travailleuses, dévouées, courageuses, et de leurs hommes, sur quatre générations – une fresque familiale pleine d’émotions.