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Ginzburg

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    « Après la guerre, par contre, le monde apparaissait énorme, inconnaissable
    et illimité. Ma mère recommença néanmoins à l’habiter comme elle pouvait.
    Elle recommença à en prendre possession avec joie, parce que son tempérament était heureux. Son esprit ne savait pas vieillir et elle ne connut jamais la vieillesse, cet état de repliement sur soi, d’amer regret du passé désormais en miettes. »

     

    Natalia Ginzburg, Les mots de la tribu

     

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  • Lexique familial

    Dans sa préface à l’autobiographie de Natalia Ginzburg, Les mots de la tribu (Lessico famigliare, 1963), Dominique Fernandez rappelle que la romancière italienne née « d’un père juif triestin et d’une mère protestante milanaise » a grandi à Turin, capitale de l’antifascisme, où elle fréquenta entre autres les écrivains Cesare Pavese, Carlo Levi, l’éditeur Giulio Einaudi. « Peu de femmes écrivains, écrit Fernandez, se peuvent comparer à elle, dans son pays et dans les autres, pour la finesse de la sensibilité, la justesse du ton et l’art de rendre par petites touches égales l’expérience douce-amère de la vie. »

     

    Dès le début, le registre du père est reconnaissable entre tous, tonitruant, rouspéteur, injurieux à l’égard des siens. Ne supportant pas les mauvaises manières, d’après ses propres critères, il proteste contre les « inconvenances », « souillonneries » ou « lavasseries » des enfants, quand ce ne sont pas des « nègreries » ! Adepte des excursions en montagne, le seul sport qu’il admette, il traite les plus lents de poltrons ou d’andouilles. La grand-mère paternelle, il est vrai, a son franc-parler : « Dans cette maison, vous faites bordel de tout », répète-t-elle.

     

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    Ces formules, ces mots sans cesse répétés, Natalia Ginzburg en fait le fil rouge de son récit. « Ces phrases sont notre latin même, le vocabulaire de nos jours passés, elles sont comme les hiéroglyphes des Egyptiens ou des Assyro-Babyloniens, le témoignage d’un noyau vital qui a cessé d’être mais survit dans ses textes, sauvés de la fureur des eaux et de la corrosion du temps. » Telle expression revient pour désigner quelqu’un, telle formule réapparaît lors d’invectives – la famille vivait dans la hantise des scènes du père ou des disputes entre frères. Natalia a une sœur, Paola, et trois frères, Gino, Mario et Alberto. Instruite à la maison – « mon père, en effet, disait qu’à l’école on attrape des microbes » –, la cadette lit beaucoup, très tôt. Sa mère ne trouve pas très « liante » cette petite qui observe, écoute, sans choisir entre les deux versants familiaux : son père et Gino, passionnés de montagne et d’observation de la nature ; sa sœur et Mario, qui détestent la montagne et adorent les cafés, le théâtre, la littérature – « deux mondes parfaitement étanches ».

     

    La mère évolue à l’aise dans les deux camps. « Sa curiosité lui permettait de ne
    rien refuser et de faire feu de tout bois ».
    Jamais découragée malgré Beppino, son mari, qui la traite d’ânesse quand elle sort pour s’amuser. Lui, chaque soir, travaille dans son bureau, et déclare carrément qu’il ne l’a pas épousée pour lui tenir compagnie. Avec ceux qui aiment Proust, elle s’exclame : « La petite phrase. Comme c’est beau quand il parle de la petite phrase ! » Avec Beppino, elle se plaint d’Alberto sale comme un « poulbot ». Elle aussi a son registre : « Je me barbe. Je ne m’amuse pas ! J’en ai marre ! Il n’y a rien de pire que de s’ennuyer ! » Quand elle se rendra à Florence pour enterrer sa propre mère, au lieu d’une robe de deuil, elle s’achètera une robe rouge – certaine que la morte s’en serait réjouie.

     

    Ginzburg aborde discrètement ce qui la concerne de près. « Nous nous mariâmes, Leone et moi. » Elle devient pour son père sa « fille Ginzburg ». Adolescente, elle avait trois amies surnommées dans sa famille « les chichiteuses ». Chez deux d’entre elles, des sœurs, « se succédaient en général des femmes de ménage spectrales et idiotes ». Les liens avec les domestiques, surtout Natalina, avec qui la mère adorait parler (ce que le père ne supportait pas), les relations avec les amis des uns et des autres, sont indissociables de cette chronique familiale.

     

    La montée du fascisme, les difficultés des familles juives comme la leur, les activités clandestines des antifascistes, tout cela est évoqué avec simplicité, au fil des jours, comme ces choses-là ont été vécues. De même la guerre, l’exil du père à Liège pendant deux ans, les mariages, les naissances, les séparations. Leone Ginzburg, tant de fois arrêté pour ses idées politiques, meurt dans une prison romaine en 1944. Après la guerre, chacun, peu à peu, reprend son métier. « Il convenait de choisir à nouveau les mots, de vérifier leur authenticité, de voir s’ils avaient en nous de profondes racines ou seulement les racines éphémères de l’illusion commune. »

    Les passages sur l’ami Pavese sont très personnels : son bureau chez Einaudi, les noyaux de cerise lancés contre les murs, les fièvres amoureuses, l’écoute et l’ironie, le suicide enfin, minutieusement préparé. Natalia se remarie, quitte Turin pour Rome, à regret. Entre ses parents, c’est l’éternelle querelle, pour un vieux costume que sa mère voudrait mettre au rebut et que le père trouve encore très bien – « Tous mégalomanes, vous autres ! » –, pour une anecdote cent fois rappelée –
    « Combien de fois je l’ai entendue cette histoire. »

  • La petite Anna

    Ippolito, Concettina, Giustino, Anna, quatre enfants sans mère – morte peu après la naissance de la dernière – grandissent à la garde de madame Maria, l’ancienne dame de compagnie de leur grand-mère, et d’un père qui depuis des années rédige en secret des mémoires explosifs sur les fascistes et le roi d’Italie. Tous nos hiers de Natalia Ginzburg (1916 – 1991) égrène l’histoire d’une famille du Piémont avant et pendant la seconde guerre mondiale, à travers le simple déroulé des saisons. Les chocolats et les cartes postales envoyés par Cenzo Rena, jadis très aimé de leur père, rompent de temps en temps la routine.

    Le fils aîné est le favori et le confident, tenu de tenir compagnie à son père qui n’a pas d’amis. Concettina collectionne les fiancés, mais se morfond d’être laide. Chaque été, ils se rendent en train à la campagne, aux « Griottes », alors que les enfants préféreraient aller chez Cenzo Rena qui les invite dans son « espèce de château ». Leur père refuse : « L’argent, c’est la merde du diable ». Alors Ippolito part dans de longues promenades avec le chien, le père se rend au village « pour se montrer aux crapules » fascistes sans les saluer, Concettina passe des heures au soleil avec un livre. Peu après leur retour en ville, le père décide soudain de brûler tous ses écrits, tombe malade et meurt.

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    L’auteur a choisi un style dépouillé, sans effets, pour nous raconter tout cela, le plus souvent du point de vue d’Anna, la plus jeune, auquel le sens profond des événements échappe et que les autres laissent livrée à elle-même, plus préoccupés de leurs amitiés ou de leurs amours que de la petite. En effet, dans la maison d’en face s’est installée une famille intéressante, avec laquelle ils vont faire connaissance. L’homme assez âgé qui dirige une usine de savon s’est remarié avec une femme élégante qu’ils appellent tous « maman chérie ». Mais lui aussi va laisser sans père sa fille Amalia aux cheveux roux, ses fils Emanuele, l’aîné, qui boîte, et Giuma, un jeune garçon renfermé aux « dents de renard » envoyé bientôt dans un pensionnat suisse. 

    Comment Emanuele et Ippolito deviennent amis et s’intéressent de plus en plus à la politique, comment Concettina et Amalia finissent par se marier, sans pour autant être heureuses, comment tous se débrouillent avec le fascisme, l’entrée de l’Italie en guerre, c’est ce que raconte ce roman original où les choses sont dites sans jamais s’appesantir.

    Les personnages de Natalia Ginzburg sont caractérisés par un détail concret, un geste, une expression. Certains s’en sortent, d’autres pas. Le parcours hésitant d’Anna, un temps amoureuse de Giuma qui n’aime personne, est le fil le plus intense du récit. Lorsque sa route croise celle de Cenzo Rena, le vieil ami de son père – « deux individus qui s’étaient heurtés l’un à l’autre par hasard dans un paquebot qui coulait » -, une nouvelle vie commence pour elle en Italie du Sud, où elle découvre la vie réelle des paysans pauvres et la générosité d’un homme dévoué à son village « qui ne connaissait que sa misère ». Plus d’un s’attache à lui : sa servante la Garçonne, Giuseppe le paysan qui rêve de socialisme, un Turc juif assigné à résidence dans cet endroit reculé. Cenzo Rena est sans conteste le personnage clé du roman, celui vers qui chacun se tourne un jour ou l’autre. Tous nos hiers est aussi un roman sur la guerre, celle des gens ordinaires, débrouillards ou peureux.

    Publié en 1952, ce récit montre subtilement comment des adolescents surtout préoccupés d’eux-mêmes, confrontés aux drames personnels et aux secousses de l’histoire, trouvent peu ou prou le courage de vivre sans lequel, dit Cenzo Rena, on vit comme un insecte. Selon Nathalie Bauer, à qui l’on doit cette nouvelle traduction, Tchekhov a grandement inspiré la romancière italienne.  Les mémoires brûlés du père ne devaient-ils pas s’intituler « Rien que la vérité », premier souci du grand écrivain russe ?