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états-unis - Page 18

  • Les enfants

    Otsuka 10 18.jpg« Nous les déposions doucement dans des fossés, des sillons, dans des paniers d’osier sous les arbres. Nous les laissions tout nus sur des couvertures, par-dessus des nattes de paille tressée, à la lisière des champs. Nous les installions dans des cageots de pommes vides et les prenions dans nos bras chaque fois que nous finissions de biner une rangée de haricots. En grandissant ils sont devenus plus turbulents, et parfois nous les attachions sur leur chaise. Au cœur de l’hiver nous les accrochions sur notre dos à Redding pour aller tailler les vignes, mais certains matins il faisait si froid que leurs oreilles gelaient et saignaient. »

    Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer

  • Japonaises à marier

    Julie Otsuka a gagné bien des lecteurs avec Certaines n’avaient jamais vu la mer (The Buddha in the Attic, 2011, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau). C’est son deuxième roman, « une œuvre de fiction » émouvante où, précise un avertissement, toute ressemblance avec des faits réels « ne serait que pure coïncidence ». 

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    “Clifford Harper illustration of woman working in a field” © Clifford Harper/agraphia.co.uk (The Guardian)

    Dès qu’on entre dans l’histoire de ces jeunes Japonaises sur un bateau, juste après la première guerre mondiale, en train d’imaginer leur vie d’épouse auprès d’Américains choisis sur la foi d’une simple photographie et d’une promesse de vie meilleure aux Etats-Unis, on se demande quelle réalité historique l’a inspirée – et si Julie Otsuka, née en 1962, évoque là un passé familial. Réponses dans cette vidéo : ce sont les témoignages reçus à la publication de son premier roman, Quand l’empereur était un dieu, qui lui ont donné l’idée de raconter cette histoire connue de toutes les familles américano-japonaises mais souvent ignorée, même des Américains.

    Julie Otsuka énumère, juxtapose, raconte la première nuit : «  Cette nuit-là, nos nouveaux maris nous ont prises à la hâte. Ils nous ont prises dans le calme. Avec douceur et fermeté, sans dire un mot. Persuadés que nous étions vierges, comme l’avait promis la marieuse, ils nous ont traitées avec les plus grands égards. Dis-moi si ça fait mal. Ils nous ont prises par terre, sur le sol nu du Minute Hotel. En ville, dans les chambres de second ordre du Kumamoto Inn. Dans les meilleurs hôtels de San Francisco où un homme jaune était autorisé à pénétrer à l’époque. » Et cætera.

    Les unes ont plus de chance que les autres, mais toutes se retrouvent mariées à des hommes qui ont surtout besoin d’une bonne travailleuse à leur côté, dans les champs, les vergers. Le premier mot qu’ils apprennent à leur épouse, c’est « water », un mot pour tenir le coup, qui peut sauver la vie. Les conditions de vie sont misérables, et les maris admirent leurs dos robustes, leurs mains agiles, leur endurance, leur discipline, leurs dispositions dociles. 

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    D’un chapitre à l’autre, le temps passe. Certaines vont travailler à la ville, dans les lavoirs, les blanchisseries, les hôtels. Ou comme domestiques chez des femmes riches qui leur enseignent plein de choses utiles pour tenir une maison – ou un homme – « Nous les aimions. Nous les haïssions. Nous voulions être elles. Si grandes, si belles, si blanches. Leurs longs membres gracieux. Leurs dents éclatantes. »

    Certaines déçoivent ou ne tiennent pas le coup. A nouveau, un jour, elles rêvent de partir ailleurs. « Mais en attendant nous resterions en Amérique un peu plus longtemps à travailler pour eux, car sans nous que feraient-ils ? Qui ramasserait les fraises dans leurs champs ? Qui laverait leurs carottes ? Qui récurerait leurs toilettes ? Qui raccommoderait leurs vêtements ? » Puis ce sont les premières naissances, les enfants à élever.

    Comme si tout cela comptait pour rien, un jour, des rumeurs enflent, qui font de tous les Japonais en Amérique des « traîtres ». Les épouses écoutent les nouvelles de la guerre à la radio et s’inquiètent. On parle de listes de noms en circulation, d’hommes envoyés au loin, d’expulsions. Continuer à vivre comme avant ? C’est de plus en plus difficile. Quelque chose va leur arriver, qui risque d’anéantir tout ce qu’elles ont réussi à construire. 

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    « Préquelle » de son premier roman, comme disent les Canadiens francophones, Certaines n’avaient jamais vu la mer se termine là où l’autre commençait. Rythmé grâce à « la voix du nous », ce récit fait entendre le chœur de femmes pauvres et courageuses. Il a remporté les prix Pen Faulkner Award et Femina étranger en 2012. A une époque où l’immigration suscite tant de commentaires, Julie Otsuka rend hommage avec respect et empathie à ces jeunes femmes venues offrir sur une terre étrangère leur force de travail et d’abnégation.

  • Ensemble

    « Seuls ceux qui survivent à une mort se retrouvent véritablement seuls. Les liens qui constituaient leur existence – les plus profonds comme les plus insignifiants en apparence (jusqu’à ce qu’ils soient rompus) – ont tous disparu. didion,joan,l'année de la pensée magique,récit,autobiographie,littérature anglaise,etats-unis,mort,couple,famille,séparation,deuil,écriture,cultureJohn et moi avons été mariés pendant quarante ans. Tout ce temps, excepté les cinq premiers mois de notre mariage, quand John était encore au magazine Time, nous avons travaillé chez nous. Nous étions ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui inspira toujours un mélange de joie et d’inquiétude à ma mère et à mes tantes. « Présent pour le meilleur ou pour le pire, mais jamais pour le déjeuner », me disait souvent l’une ou l’autre, les premières années. Impossible de compter toutes les fois, au cours d’une journée ordinaire, où il se passait soudain quelque chose qu’il fallait que je lui raconte. Ce réflexe n’a pas disparu avec sa mort. Ce qui a disparu, c’est la possibilité d’une réponse. »

    Joan Didion, Lannée de la pensée magique

    Photo : L’année de la pensée magique, Booth Theater, mise en scène David Hare, Vanessa Redgrave dans le rôle de Joan Didion

     

     

     

  • Une année sans lui

    Le rendez-vous avec un livre obéit souvent à des règles capricieuses : on ouvre celui-ci sans tarder, celui-là, on le réserve à certaines circonstances, à une certaine humeur. Ce que j’avais lu sur L’année de la pensée magique de Joan Didion (2005, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty) m’avait décidée à la lire, mais quelle était la bonne saison pour entrer dans ce livre de deuil ? 

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    Photo de famille à Malibu, 1976

    C’est la catastrophe la plus redoutée : voir disparaître la personne avec qui on partage sa vie. « La vie change vite. La vie change dans l’instant. On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête. La question de l’apitoiement. » Ces phrases ouvrent le récit de Joan Didion, les premiers mots qu’elle a écrits après la mort de son mari, John Gregory Dunne, le 30 décembre 2003, vers neuf heures du soir, victime d’une attaque coronarienne, à la table où ils allaient dîner.

    Comment cela s’est-il passé ? Comment un instant « ordinaire » devient-il autre chose, qu’on n’a jamais connu ? Joan Didion veut rendre au plus près ce bouleversement dont on n’a aucune idée, quand bien même on l’a observé chez d’autres. Ce n’est pas du tout un livre de lamentations, de regrets, c’est une approche de l’indicible expérience de la perte, un effort de compréhension, un exercice nécessaire pour elle, une manière de reprendre sa vie en main : raconter une année sans lui.

    Quintana, leur fille, était depuis cinq jours aux soins intensifs pour une grippe sévère qui avait dégénéré brusquement en pneumonie. Ce mardi soir, ils venaient de rentrer de l’hôpital, John avait lu pendant qu’elle préparait le dîner, ils s’étaient assis à table. « John parlait – puis ne parla plus. »

    Joan Didion est à la recherche des moindres faits, paroles, gestes qui ont précédé et suivi la crise fatale, l’appel des secours, l’intervention médicale sur place, puis aux urgences. Etrange de ne plus pouvoir en discuter avec John. « Parce que nous étions tous deux écrivains et travaillions tous deux à la maison, nos journées étaient rythmées par le son de nos voix. » Alors, ce silence, quand elle est rentrée du New York Hospital…

    Pour sortir de la confusion, Joan Didion se documente : registre des concierges de l’immeuble, certificat de décès, rapport d’autopsie. Des souvenirs surgissent, qui semblent des présages, comme quand il lui avait demandé récemment de noter quelque chose pour lui puis ajouté : « Tu peux t’en servir si tu veux. » – « Que voulait-il dire ? Savait-il qu’il n’écrirait pas son livre ? »

    « L’affliction ne connaît pas la distance. L’affliction se manifeste par vagues, par de brusques élans, des appréhensions soudaines qui font fléchir les genoux, aveuglent le regard et annihilent le cours de la vie normale. » Une amie est venue ce soir-là, a donné des coups de téléphone, a proposé de rester, mais elle a refusé. « J’avais besoin d’être seule pour qu’il puisse revenir. Ainsi commença pour moi l’année de la pensée magique. »

    Joan Didion lit Freud, Melanie Klein, vide des étagères – « c’était ce qu’on faisait après la mort de quelqu’un » – bloque sur les chaussures – « il aurait besoin de chaussures, s’il revenait ». Les failles dans son raisonnement ne cessent de l’intriguer, même si en apparence, elle se comporte « de manière tout à fait rationnelle ».  L’incinération, reportée en attendant que sa fille soit capable de participer à la cérémonie, aura lieu presque trois mois après la mort de John, en mars.

    « Quand les temps sont difficiles, m’avait-on enseigné depuis toute petite, lis, apprends, révise, va aux textes. Savoir, c’était contrôler. » Les écrits sur le chagrin du deuil, si banal, ne sont pourtant pas si nombreux. Des poètes la réconfortent : « Rien ne me paraissait plus exact que ces poèmes et ces danses des ombres. » Elle lit des essais, des études « incontournables » sur le deuil « normal » ou « pathologique ». Elle réfléchit.

    Sa vision du monde a changé. Des discussions lui reviennent, qui aujourd’hui font sens de manière nouvelle, et aussi des remarques sur John, sur ses romans. Ses pensées reviennent inlassablement au soir du 30 décembre : le déroulé des faits ouvre à chaque fois de nouvelles prises de conscience sur ce qui s’est passé alors, en elle et autour d’elle.

    Joan Didion est devenue veuve, et la santé de sa fille n’a pas fini de chanceler gravement – comment vivre ? Elle évite certains endroits, mais les souvenirs surgissent à l’improviste et l’esprit s’y engouffre. Savoir, compréhension, récit, analyse, L’année de la pensée magique témoigne du combat d’une femme contre « l’apitoiement » et rend compte, avec une volonté constante de lucidité, de ce qui fait la vie de couple, de ce que fait la séparation, de ce que peuvent les mots.

  • Entrelacée

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    « Fin octobre, M.R. invita Kroll à dîner chez elle. 
    C’était la première fois qu’elle préparait à dîner pour un autre homme qu’Andre Litovik, et elle éprouva une sorte de plaisir subreptice à faire des courses dans les meilleurs magasins d’alimentation des environs, poussant son Caddie parmi d’autres femmes qui étaient vraisemblablement des épouses, des mères, des maîtresses – des femmes prises dans le drame de vies communes avec des hommes.
    Ce qu’elle avait peut-être envié par le passé. Une vie entrelacée à celle d’un autre, si imprévisible qu’elle fût. »

    Joyce Carol Oates, Mudwoman