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états-unis - Page 17

  • Tirée de la boue

    Mudwoman : sous ce titre non traduit (« mud », boue), Joyce Carol Oates, « la peintre des âmes noires » (Le Point) déroule à nouveau un destin hors de l’ordinaire et terrifiant, celui de la petite Jedina Kraeck, laissée pour morte par sa mère, malade mentale obsédée par la Bible, et devenue M. R. Neukirchen, première femme présidente d’une université de l’Ivy League.

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    Pas vraiment une histoire de résilience, non. Mudwoman (2012, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban) tient souvent du cauchemar, malgré le parcours exemplaire de la petite « Mudgirl », que sa mère a poussée, après lui avoir coupé les cheveux, rasé le crâne jusqu’au sang, une nuit d’avril 1965, dans les marais boueux de la Black Snake River. 

    Dieu avait été mis au défi de sauver l’enfant, c’est le « Roi des corbeaux » qui a mené un trappeur simple d’esprit jusqu’à elle. Tirée de la boue, soignée, Janeda a été placée dans une famille d’accueil où elle devient Jewell, avant que se présentent Agatha et Konrad Neukirchen, inconsolables de la perte de leur petite Meredith Ruth de quatre ans. Ses parents adoptifs vont lui donner les mêmes prénoms, elle sera leur nouvelle « Merry ». Ce couple quaker l’élève dans l’amour des livres et la gentillesse – attitude toute nouvelle pour celle que sa mère maltraitait et qui n’a guère connu la tendresse dans sa famille d’accueil.  

     

    En octobre 2002, la Présidente Neukirchen se prépare à prononcer un discours au Congrès national de l’Association américaine des sociétés savantes. Elle a libéré son chauffeur qui l’a déposée bien en avance à l’hôtel d’Ithaca. Sa chambre n’étant pas encore disponible, elle cède à une impulsion : louer une voiture et rouler, rouler jusqu’à Carthage où elle a grandi – elle pense en avoir le temps et sinon, elle fera demi-tour pour rentrer à l’heure. 

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    « M.R. », comme elle se fait appeler, et comme elle signe ses articles, aime conduire, laisser filer ses pensées sur la route, se rappeler ses parents (qu’elle ne voit plus, bien qu’elle leur soit reconnaissante de l’éducation reçue), son amant intermittent, un homme marié, Andre Litovik, récapituler son parcours hors du commun. Mais elle n’a pas prévu d’être aussi bouleversée en passant sur le pont au-dessus de la Black Snake, ni de s’embourber plus loin dans le fossé d’une petite route impraticable d’où son téléphone ne capte aucun signal.

     

    Sur sa brillante trajectoire universitaire, cette absence au congrès pour cause d’accident de voiture est la première faille. Pourtant M.R. Neukirchen se tient sur ses gardes, elle sait qu’une partie de l’université était hostile à la nomination d’une femme à sa tête et guette ses faux pas. Mais elle prend des risques. Par compassion, en 2003, elle reçoit seule un étudiant victime d’une agression homophobe. Il lui fait une étrange impression. Elle comprend soudain qu’il enregistre leur conversation – ce pourrait bien être un coup monté par ce jeune ultraconservateur pour se poser en victime devant les médias. 

     

    Sous la plume ou le clavier de JCO, M.R. est une de ces âmes blessées, solitaires, tourmentées, pour qui chaque jour est une mise à l’épreuve. Au dehors, un masque de réussite, une volonté de fer. Une grande adresse à se protéger, une non moins grande maladresse à se laisser aimer. Cette philosophe dans la quarantaine s’étonne à chaque fois qu’on tente de se lier avec elle. Seul Andre fait exception (il ne quittera jamais sa femme). 

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    La romancière américaine nous entraîne dans les gouffres de l’anxiété et de la solitude à travers les péripéties dramatiques de ce « roman schizophrène » (Elle) qui nous captive parce que, même excessives, parfois surréelles, ces situations, ces rapports humains touchent notre propre expérience de la vie et des êtres. N’entendons-nous pas aussi une voix intérieure qui nous questionne dans nos moments de désarroi ? Ne nous réveillons-nous pas de cauchemars où nous sommes pris au piège ? « La personnalité humaine est énormément complexe. J’essaye de refléter cette complexité dans mon écriture – je ne voudrais pas simplifier la nature humaine, mais retranscrire son immense mystère », confie-t-elle dans un entretien.

     

    Avec des allers-retours entre 1965 et 2003, peu à peu, en dévoilant les conflits intérieurs de son héroïne, obsédée par son passé tragique, JCO nous rapproche de cette battante aux convictions idéalistes – elle a la guerre en horreur – que le pouvoir académique isole davantage encore, de cette femme aux rapports problématiques avec les autres : « Seule, M.R. vivait plus intensément que si elle avait vécu avec quelqu’un. Car la solitude est la grande fécondité de l’esprit, quand elle ne signe pas sa destruction. »

  • Incandescence

    bass,rick,toute la terre qui nous possède,roman,littérature anglaise,etats-unis,texas,géologie,forage,lac salé,désert,passions,culture« Surtout, il fallait être déjà là à attendre que le phénomène se produise et le voir naître ou arriver : entendre les petites vagues salées du lac s’entrelécher dans la nuit, remuées par le vent et la rotation dextrogyre d’une terre endormie ou somnolente ; assister ensuite à la conception même de l’idée d’incandescence dans la première lueur de l’aube, et observer l’approche de la lumière, tendant ses doigts au travers des carreaux craquelés du lac et de la moindre pépite de sel comme si elle les mitraillait ; la lumière et la couleur naissaient ensuite, sans un bruit, mais avec une beauté précipitée qui semblait émettre un chuintement, tandis que l’image du lac salé, aveuglant, embrasé, s’élançait vers l’esprit du spectateur. »

     

    Rick Bass, Toute la terre qui nous possède              Lac Juan Cordona ©  Sibley Nature Center 

     

     

     

  • Possédés de la terre

    Qui possède qui ? ou quoi ? On s’interroge devant le titre de Rick Bass, Toute la terre qui nous possède (All the Land to Hold Us, 2013, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Aurélie Tronchet). Autant vous prévenir : si son Journal des cinq saisons était un hymne à la beauté de la nature, ce roman-ci décrit la terre aussi dans ce qu’elle a de plus âpre et dans sa dévastation par l’homme. 

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    Richard est géologue, comme l’auteur qui décrit dans le prologue les paysages du Texas de l’Ouest, Castle Gap, la rivière Pecos, le lac salé intérieur, le désert où se déroulent plusieurs histoires à différentes époques, et deux principalement, dans le Livre I. La passion de Richard pour son métier – sonder la terre à la recherche de gisements de pétrole et de gaz, dans les années soixante, comme jadis les hommes y ont cherché de l’or – et pour une femme, Clarissa, à la peau « d’une pâleur parfaite », soucieuse de préserver sa beauté dans l’attente de son destin. Dans les années trente, la vie d’un autre couple, Marie et Max Omo.

     

    On trouve de tout dans les dunes autour du lac, des os humains, des armes, des vieilles roues de chariot enlisées dans les sables. Herbert Mix en fait collection, fasciné par ce que révèlent les fouilles et en particulier, par la découverte d’un convoi fantôme aux squelettes reconnaissables : des chevaux, un chariot, un homme endormi, une femme appuyée contre une roue.

     

    De jour, la belle Clarissa s’économise à « attendre et attendre jusqu’à ce qu’un portail ou une porte s’ouvre », mais le soir, la nuit, elle accompagne volontiers Richard dans sa curiosité pour ce que le vent, en déplaçant les dunes, fait réapparaître. Lui travaille « pour le mystère et le romanesque, pour être là-haut sur le plateau avec Clarissa, hors d’atteinte du monde ordinaire », elle fouille pour l’argent, vend ses trouvailles à Herbert Mix – elle veut quitter Odessa.

     

    Peu à peu, ils se rapprochent du lac, et en s’enduisant la peau d’oxyde de zinc pour se protéger du soleil, Clarissa partage de plus en plus la fascination de Richard pour ce paysage désertique où surgissent des visions surnaturelles, dues au mouvement des cristaux, des dunes : « les courbes et vagues de lumière n’étaient jamais les mêmes ». Au bord du lac, ils lisent de la poésie, écoutent de la musique folk, attendent le spectacle de l’aube quand le lac devient « bassin de couleur vivante ». Oublient-ils qu’ils risquent d’être pris au piège comme tant d’autres avant eux ?

     

    En 1933, Marie et Max Omo se sont d’abord installés à Odessa pour tenir une petite épicerie, non loin de « l’étrange musée d’Herbert Mix », puis Max a construit à l’étonnement de tous une maison sur le rivage du lac. C’est là que leurs fils vont grandir et être happés comme leurs parents par l’exploitation du sel – seule Marie, devenue une « harpie froide au visage tanné », s’échappe parfois de la routine et du travail en restant seule à regarder le passage des animaux et les métamorphoses du lac.

     

    « Un paysage étrange et puissant appelle des événements étranges et puissants ». Rick Bass raconte les visions extraordinaires de ses personnages, comme l’incroyable traversée d’un éléphant échappé d’un cirque. On retrouve Richard dans le Livre II, au milieu de l’enfer des maux engendrés par les forages à outrance au Mexique : pollution, animaux malades, boues toxiques, hommes dénaturés. Richard évolue parmi les exploitants du pétrole et du gaz qui apprécient son travail consciencieux. Lui se sent différent, mais tout de même « avalé » comme eux par les affaires. 

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    Rick Bass, à la fin du livre, remercie son père qui lui a appris « entre autres choses, comment trouver le pétrole et le gaz ». Après neuf ans de forage, quinze mois avant le terme de son engagement, Richard n’en peut plus, obsédé par les quatre mois de vie vraiment vécue à Odessa avec Clarissa. Il y retourne, mais pour y trouver quoi, sinon des questions ? Qui possède qui ? Où trouver de l’eau pure dans un pays dévasté ?

     

    Toute la terre qui nous possède multiplie les traversées du temps, des couches géologiques, d’un monde hostile. Les descriptions lyriques de Rick Bass expriment l’attirance que peut exercer un paysage « inhumain » sur des personnages qu’il pousse jusqu’aux limites d’eux-mêmes, mais le romancier américain montre aussi les effets du saccage de la nature : c’est bien la terre au bout du compte qui possède les hommes, ces êtres de passage.

  • Peu d'amis

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    « Si Imogene chercha à devenir son amie au début, Marya s’écarta instinctivement. Elle avait la clairvoyance paysanne des Knauer, ou leur pessimisme : que me veut cette personne, pourquoi recherche-t-elle ma compagnie ? C’était mystérieux, déconcertant. Imogene était si jolie, si populaire et si sûre d’elle, une personnalité dominante du campus ; Marya avait peu d’amis – plutôt des relations. Elle n’avait pas, expliqua-t-elle sèchement à Imogene, de temps à « perdre » avec les gens. »

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  • Marya la solitaire

    « Ce fut une nuit de rêves chaotiques entrecoupée de voix inconnues, où la pluie tambourinait sur le toit goudronné. Avant de s’éveiller, Marya vit entre ses paupières la forme vacillante de sa mère dans l’embrasure de la porte ; elle entendit un chuchotement rauque – pas de mots distincts, seulement des sons. La respiration sifflante de colère de sa mère. Les sanglots. Les quintes de toux. » Ainsi commence Marya, une vie de Joyce Carol Oates (1986, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch). 

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    Sa mère oblige alors la fillette à sortir du lit, à s’occuper de Davy, trois ans, les emmène hors de la maison sous la pluie en prévenant : « Ne commence pas à pleurer. Tu ne pourras plus t’arrêter. » D’autres images du temps où Marya vivait encore avec sa mère, Vera Knauer : chez le shérif, pour reconnaître le corps de leur père, assassiné ; du cousin Lee, ordonnant à la fillette de rester immobile sans bouger, sans le regarder, sans dire un mot, quand il la touche dans la vieille Buick au fond de la décharge.

     

    L’enfance à Innisfail, chez sa jolie tante Wilma, la mère de Lee et d’Alice, qui l’a recueillie après que sa mère les a abandonnés, c’était la honte permanente pour Marya. D’avoir des cheveux « noirs, épais, un peu gras et toujours emmêlés. Comme ceux de sa propre mère. » D’être celle dont Wilma parle si sèchement : « Elle ? Je t’ai dit que ce n’est pas une parente à moi, c’est la nièce de mon mari. »

     

    « Marya aimait sa tante Wilma et, la plupart du temps, son oncle Everard (…) mais elle se cachait d’eux même en leur présence. Elle s’évadait, elle était là sans y être, ailleurs devint un lieu familier, hors de la lumière et de l’ombre. Un espace creux, réel, où elle pouvait se blottir. » Alice aimerait devenir son amie, mais Marya la repousse : « Je n’ai pas demandé à venir ici. Je n’ai pas demandé à naître. »

     

    Vingt ans après, Marya est une jeune femme « dure, résistante, parfaitement capable de chasser les incursions du passé ». Elle revoit les gestes de sa mère, saoule ou pas, elle revoit les « jeux de garçon » de Lee, son « accident », quand le cric en dessous de la voiture a glissé – Lee n’en était pas mort, un miracle – mais comment en parler un jour à l’homme qui croit l’aimer, qui a sans doute remarqué chez elle « une pesanteur d’âme » ? Comment vivre avec ses blessures, sinon en préservant sa solitude ?

     

    Au collège d’Innisfail, Marya a été la préférée de M. Schwilk, le nouveau professeur d’anglais qui a surpris par son comportement tantôt raffiné tantôt véhément, intimidant. Bonne élève, elle était son alliée en classe, répondait aux questions ; il la trouvait « exceptionnellement douée pour les mots ». Mais quand tout le monde s’est mis à le harceler, de toutes les manières dont peut s’exercer la cruauté en bande, Marya s’est mêlée au chahut, l’a mené même. « Pourquoi haïssiez-vous tant M. Schwilk… ? » leur demandera-t-on après l’effondrement du professeur.

     

    A quinze ans, Marya décide de donner une chance à Dieu en devenant catholique, une manière peut-être de se préserver de la folie, sa terreur. Elle rend visite deux fois par semaine au père Shearing à l’hôpital où il va de plus en plus mal, lui apporte des livres de la bibliothèque, écrit sous sa dictée, l’écoute parler de la foi : « peu à peu j’ai compris que la foi va et vient – elle ne peut être constante. » Elle gardera sa montre suisse.

     

    Quand elle décroche une bourse pour l’université, Marya commence à se projeter dans une autre vie : « une chambre dont elle pourrait fermer la porte à clé sans que personne ne le sache ». Emmett, son petit ami, ne comprend pas qu’elle veuille s’en aller plutôt que de l’épouser, ils rompent. Marya, à dix-huit ans, veut « naître une seconde fois ». Ce sera à Port Oriskany (Etat de New York). Etonnée que les autres organisent « une fête d’adieu » la veille de son départ, elle y prend une nouvelle leçon de la vie, violente.

     

    A l’université, où Marya apprécie « l’isolement monacal de sa chambre sous les toits », elle peut lire pour le plaisir après son travail – « une joie illicite, infiniment précieuse. » Imogene Skillman, qui fait des études de théâtre, y arrive un jour, une de ces étudiantes de milieu aisé dont Marya observe secrètement les beaux vêtements, les bijoux, l’aisance. Elle, on la remarque pour ses réponses argumentées, son intelligence. Imogene veut l’avoir pour amie.

     

    « L’amitié, écrivit Marya dans son journal, la plus énigmatique de toutes les relations. » Flattée mais sceptique, elle s’interroge, fréquente d’autres filles plus proches de son milieu. Le travail est sa véritable priorité, sa bourse lui sera retirée en cas de note au-dessous de B. Elle sent que c’est une erreur d’accepter le vieux manteau en poil de chameau d’Imogene, de se rendre dans sa famille. Les rapports avec les autres sont si difficiles.

     

    En même temps, une de ses nouvelles est classée première à un concours, une autre, acceptée par une revue littéraire. Marya réussit – un jour, elle sera professeur. Dans ce roman de Joyce Carol Oates « aux forts accents autobiographiques », l’écriture est son défi le plus personnel : « Elle voulait convertir la douleur humaine en mots, faire revivre le souvenir de l’émotion intense, et rester indifférente. »