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vie - Page 10

  • Réponse à un poète

    La Lettre à un jeune poète rédigée par Virginia Woolf en 1931 – il est peu crédible, note Maxime Rovere dans la préface, qu’elle ait pu lire les Lettres à un jeune poète de Rilke, posthumes (1929) et traduites en anglais seulement cinq ans plus tard – n’est pas une véritable lettre, mais une réponse à une question de John Lehmann (1907-1987). 

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    De 25 ans son cadet, ce jeune poète « manager » d’une collection de poésie à  la Hogarth Press où il sera lui-même publié deux fois, l’interroge sur la place des poètes dans ce monde en plein changement au début du XXe siècle (techniques, paysages, mode de vie…), marqué par la première guerre mondiale et la crise économique de 1929. Qu’il y est difficile d’être poète ! Qu’en pense-t-elle ?

    Lettre à un jeune poète rassemble six textes écrits par Virginia Woolf entre 1918 et 1931, certains inédits en français. « Mon cher John » : le texte éponyme, le plus tardif, prend la forme et le ton d’une lettre privée – une vingtaine de pages où elle a l’art de mener une réflexion de fond avec la légèreté d’une conversation amicale pleine d’humour.

    Contre les « nécrophiles » pour qui l’art épistolaire est mort, Virginia Woolf considère que celui-ci vient à peine de naître – « il est l’enfant du timbre-poste ». Elle compare les lettres du passé, « écrites pour la postérité », des envois coûteux destinés à la lecture à voix haute, aux échanges plus intimes (qu’il est souvent préférable de brûler pour éviter les indiscrétions). 

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    © The Estate of Virginia Woolf, 2011

    http://www.theparisreview.org/blog/2011/08/03/document-woolfs-letter-to-a-young-poet/

    A quel titre écrire sur la poésie, elle qui manque « d’une formation universitaire solide », ne peut distinguer « iambe » et « dactyle », et s’exprime en prose ?  Mais elle lit les poètes et ceux-ci ne meurent pas : Keats, Shelley, Byron « sont vivants ». Aux jeunes poètes, à leur tour, de définir « le juste rapport » entre le monde extérieur et leur moi.  « Le poète essaie de décrire avec honnêteté et exactitude
    un monde qui n’existe peut-être que pour une personne précise, à un moment précis. »

    La poésie a besoin de rythme et de vie. « Laissez votre sens du rythme se déployer et onduler parmi les hommes et les femmes, les omnibus, les moineaux – toutes les choses, quelles qu’elles soient, qui traversent la rue – jusqu’à ce qu’il les ait tissées ensemble en un tout harmonieux. » L’art d’écrire amène à suggérer plus qu’à dire et cela s’apprend par la lecture – « il est impossible de lire trop »  
    « Et pour l’amour du ciel, ne publiez rien avant d’avoir trente ans. »

    Dans « La fiction, la poésie et l’avenir » (1927), Virginia Woolf insiste sur la curiosité, un esprit ouvert à tout : « La beauté comporte une part de laideur ; l’amusement, une part de dégoût ; le plaisir, une part de douleur. » Dans un poème de Keats sur une nuit de printemps, « le chagrin est l’ombre qui accompagne la beauté. » Le poète et le romancier puisent aux mêmes sources. « La vie est toujours et inévitablement plus riche que nous qui voulons l’exprimer. » 

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    Comment six ou sept jeunes femmes, en 1914, soutiennent Poll, l’une d’entre elles, dont le père a précisé dans son testament qu’elle n’hériterait « qu’à la condition qu’elle ait lu tous les livres conservés à la bibliothèque de Londres », voilà le point de départ d’un drôle de petit récit, « Une association » (1921), à propos des hommes et des femmes.

    De la lecture de Lettre à un jeune poète, je retiens l’optimisme de Virginia et son goût pour le présent. Aussi je dédie cet extrait au coursier à vélo qui la déposée dans ma boîte aux lettres : « Eh bien, notre optimisme est en grande partie instinctif. Il a pour source le beau temps, le vin et la conversation. Il a pour source le fait que si la vie dispose tant de trésors au quotidien, si elle suggère chaque jour plus que n’en pourraient dire les plus volubiles, nous aurons beau admirer les morts, nous préférons la vie comme elle est. Il y a quelque chose dans le présent que nous ne voudrions pas échanger, même si l’on nous offrait de vivre au choix dans l’un des siècles passés. Et la littérature moderne, avec toutes ses imperfections, exerce sur nous le même charme et la même fascination. » (« Ce qui frappe un contemporain », 1923)

  • Dans le jardin

    « Dans le jardin, de temps à autre, Enjo voyait passer l’homme aux tempes grises, une bêche sur l’épaule ou un éventail à la main. Elle ne lui avait encore jamais adressé la parole et celui-ci semblait l’éviter, arborant un sourire contrit lorsque leurs itinéraires malgré tout se croisaient. Son livre tombé sur les genoux, délaissant les dragons et les princes, c’est d’une attention soutenue qu’elle l’observait alors qu’il taillait un arbre avec une application d’orfèvre, ou agençait des pierres comme s’il s’agissait d’ossements d’un dinosaurien. Il y avait dans ses gestes toute l’étrangeté de la constance. »

    Hubert Haddad, Le peintre d’éventail 

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    Maison de thé dans le jardin aux azalées 
    Yoshida Hiroshi, 1876–1950 © Museum of Fine Arts Boston

     




  • Le peintre jardinier

    Retour au Japon avec le dernier roman de Hubert Haddad, Le peintre d’éventail. Celui qui ouvre et ferme le récit, Xu Hi-Han, né de parents chinois (Taïwan), avait quinze ans quand il a rencontré Matabei Reien et fréquenté son atelier à Atôra. Ce peintre d’éventail inconnu avait choisi de finir sa vie là, « entre montagne et Pacifique », parmi les grands arbres. 

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    "Fin novembre au parc Hibiya" © Tokyo-Paris allers-retours, le blog de sylvie b 

    Hi-Han, à dix-huit ans, est parti étudier à Tokyo et c’est en reconnaissant le vieil homme en piteux état, sur une photo de magazine, qu’il décide, plein de repentir, d’aller le retrouver. Il recueillera ses dernières paroles : « Ecoute le vent qui souffle. On peut passer sa vie à l’entendre en ignorant tout des mouvements de l’air. Mon histoire fut comme le vent, à peu près aussi incompréhensible aux autres qu’à moi-même. »

    Vivre d’espérance jusqu’à l’heure du chaos, voilà comment Matabei résume sa vie : « L’histoire vraie de Matabei Reien – celle qui concerne les amateurs de haïkus et de jardins – commence vraiment ce jour d’automne pourpre où dame Hison l’accueillit dans son gîte. » Quand il s’est installé dans la pension « en bas de la première montagne », c’était au départ pour quelques jours, « histoire de changer d’air ». Les arbres, le lac Duji, la forêt de bambous géants, « cette lumière cendrée », voilà ce qui l’y a retenu, et les chants d’oiseaux si variés.

    La plupart des pensionnaires, célibataires comme lui, sont heureux de s’éloigner du bourg et de découvrir derrière l’auberge « le plus beau jardin qui fût ». Il faut presque un an à Matabei pour remarquer la présence du peintre jardinier – « maître Osaki avait atteint un rare degré d’invisibilité » – et sa baraque à l’ombre d’un grand châtaigner, au fond du jardin. Leur hôtesse, une « belle femme mûre », est une ancienne courtisane d’un commerce agréable.

    C’est en se promenant que Matabei, du haut d’une élévation, retrouve devant une vue splendide le goût de dessiner. Après la disparition de sa famille dans un bombardement qui l’a laissé orphelin, « il s’était peu à peu reconstruit à Kobe, dans le quartier européen » où après des études avortées et divers emplois, il avait connu le succès comme peintre abstrait et designer. Un jour, il percute en voiture une jeune femme qui a fait irruption à la sortie d’une voie souterraine dans la banlieue de Kobe – un regard étonné, un sourire, puis le choc –, l’étudiante meurt le soir même aux urgences. Et quelques jours plus tard, c’est le grand séisme de 1995, que Matabei vit comme « une réplique » de ce drame.

    A la pension, sa chambre donne de plain-pied sur le jardin et un soir, il aperçoit dans sa baraque éclairée le jardinier en train de peindre : « Osaki Tanako élaborait des éventails de papier et de soie aux trois couleurs d’encre. » Celui qui a transformé la friche de dame Hison en jardin d’agrément offre le thé à Matabei, ils font connaissance. Mais Matabei ne confie à personne ce qui a mis fin à sa vie antérieure, la mort d’une jeune fille inconnue, plus encore que le tremblement de terre dévastateur.

    Les saisons se succèdent à Atôra, il y jouit du jardin – « Le temps s’écoulait uniformément, fleuve sans source ni estuaire. » Le vieux jardinier finit par lui proposer de l’aider un peu, il est depuis le début au service de dame Hison, comme la vieille cuisinière, fatiguée elle aussi. Osaki et Matabei parlent de l’art des éventails, du jardin, du vent.

    Sur un éventail que le jardinier lui offre, où il a peint un paysage « d’une sublime harmonie », figurent ces trois vers :

    « Chant des mille automnes
    le monde est une blessure
    qu’un seul matin soigne »
    .

    L’art du haïku est au cœur de ce roman ; l’auteur a d’ailleurs publié à part Les haïkus du peintre d’éventail (composés pendant l’écriture du roman). Quand il fait le bilan de sa vie, Matabei que personne n’attend nulle part s’interroge : « Peindre un éventail, n’était-ce pas ramener sagement l’art à du vent ? »

    Atôra ou la quête d’une sagesse nouvelle, voilà ce que conte Hubert Haddad dans Le peintre d’éventail. Une quête née d’une souffrance, d’une absence, nourrie de belles rencontres dans ce « havre d’oubli » : Osaki, dame Hison qui lui permet de partager sa couche de temps à autre, un moine aveugle, puis ce jeune garçon engagé pour aider au jardin et à la cuisine, Hi-Han. Et enfin, Enjo, une étudiante recueillie par l’aubergiste, d’une beauté troublante.

    « Le manuel du parfait jardin de maître Osaki se nichait donc, dessins et poèmes, dans les pliures de ses trois lots d’éventails. » Au fil du récit, une harmonie se dessine, mais aux deux tiers du roman, tout est balayé. Hubert Haddad, né à Tunis en 1947, en France depuis 1950, fasciné depuis toujours par le Japon, nous entraîne avec Le peintre d’éventail (prix Louis-Guilloux 2013) au pays du raffinement, et de la catastrophe. Poétique. Bouleversant.

  • Sans les livres

    « Sans les livres, nous n’héritons de rien : nous ne faisons que naître. Avec les livres ce n’est pas un monde, c’est le monde qui vous est offert : don que font les morts à ceux qui viennent après eux. »

    Danièle Sallenave, Le don des morts  

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     Feuilleter "Le don des morts" en ligne



  • Avec les livres

    Dans son essai « sur la littérature », Le don des morts (1991), Danièle Sallenave, contre « une nouvelle façon de vivre ensemble, de penser, de se distraire, dont les livres ne sont plus le centre », dit l’expérience essentielle d’une vie avec les livres. Dans les villes, les espaces commerciaux ont remplacé la place publique, l’agora. Quelle reste alors la place de la littérature dans notre monde où « la trompeuse revendication d’un accès commun au « culturel » fait oublier ce qu’était la culture », où les livres s’opposent à l’esprit du temps ? 

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     http://www.cg49.fr/

    A partir d’une photo de deux femmes en tablier à fleurs avec deux enfants près d’une barrière, Sallenave imagine leur vie. (Sa description de « ce monde qui parle peu et ne lit pas » m’a mise mal à l’aise – si l’on parle davantage dans d’autres milieux, il n’est pas sûr qu’on y lise toujours.) Elle définit « la vie ordinaire » par cette absence qu’elle dénonce : « dans une société, une culture, une civilisation où les livres existent, où ils sont depuis des siècles le legs des générations disparues, le don que nous font les morts pour nous aider à vivre, ne pas connaître l’œuvre de la pensée dans les livres est un manque, un tourment, une privation incomparables. »

    Au-delà de ce préambule un peu lourd d’un essai passionnant, Danièle Sallenave analyse le partage des livres : « avec les livres, ce sont d’autres hommes qui nous offrent le moyen d’être homme, c’est-à-dire soi-même, véritablement, dans la communauté partagée. » Son éloge de la lecture part de cette conviction : c’est la présence ou l’absence des livres dans la vie quotidienne qui sépare le plus radicalement les hommes, et non l’argent ni la réussite sociale.

    Le Don des morts explore l’expérience vitale de la lecture : « Le livre est l’autre nom du procès d’humanisation de l’homme : il dit qu’on ne naît pas homme, qu’on le devient. » – « Le livre fait accéder à l’objectivité et à l’universalité du sens, un livre est une référence commune, qui crée un lien entre tous ceux qui l’ont lu. » – « C’est par la mélancolie qu’on entre dans la littérature. C’est par la littérature qu’on sort de la mélancolie. »

    Sa propre expérience de la vie ordinaire qu’elle a fuie – elle en décrit par ailleurs la beauté – a conduit Danièle Sallenave à sa vocation de lectrice, par laquelle sa vie a pris sens. « C’est dans les livres que « la vie » prend figure. » On peut se reconnaître dans ses souvenirs d’enfance : « pas de jour qui ne se soit ouvert sur un livre ; de nuit où je sois entrée sans le secours des livres ». Les livres sont alors un refuge, mais aussi un appel.

    « On a donc à la fois tort et raison de dire qu’on s’évade lorsqu’on lit. Car on s’évade alors du monde non pour le quitter, mais pour le rejoindre. » Apprentissage de la réalité, des autres, de soi – « j’aimais que, saisis par des mots, le sentier et les fleurs, le chien qui passe et la rue qui s’endort se chargent de reflets et de remords. Pour que le monde soit, il me fallait qu’il fût décrit. »

    Sallenave – un rien Alceste dans l’enthousiasme ou la véhémence – souffre devant une société qui livre le plus grand nombre à la dictature des loisirs et de la télévision, le prive de la culture et des livres qui nous humanisent. Pendant longtemps, « être cultivé » était un privilège ; l’écrivaine s’insurge contre les intellectuels qui ont cru que le supprimer « passait par la dénégation de l’idée même de culture ».

    « Prenons-y bien garde : ou bien la culture, les livres sont un privilège, et il faut l’abattre comme tous les autres ; ou c’est un bien, et il faut alors qu’il soit accessible au plus grand nombre. » Un clerc qui trahit, c’est « un homme des livres qui ne croit pas à leur valeur émancipatrice, et s’accommode de leur inégale répartition entre les hommes. »

    L’essayiste s’appuie sur des philosophes et sur des écrivains, cite Kafka : « Un livre doit être la hache qui brise en nous la mer gelée. » L’homme a besoin de loisirs, oui, mais aussi « du loisir » : pour se détourner du monde, suspendre ses activités, « ce que justement réalisent, chacun à leur manière, l’école pour l’enfant, les livres pour tout le monde. » – « la culture s’oppose non à la nature, mais à la barbarie. »

    Des impressions de voyage (à l’Est en particulier, évoqué par Dominique Fernandez lors de la réception de Sallenave à l’Académie française en 2012), des moments de contemplation, de belles images pour décrire « le bonheur de la phrase juste », jalonnent cette défense de la littérature et en particulier du roman, « lieu de la compréhension des actions et des passions des hommes », où chacun peut faire l’apprentissage de la liberté de penser. Du personnage littéraire et de la narration contre l’utopie « d’une littérature sans sujet et sans auteur ». De l’enseignement littéraire puisque « apprendre à lire des livres, c’est apprendre à voir le monde – et donc à le comprendre. » Danièle Sallenave dit « l’éternel présent des livres », don des morts qui nous aident à vivre.