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récit - Page 16

  • Aussitôt que la vie

    « Marcher, c’est écouter, suivre une trace, sentir la douceur de la terre ou l’arête des pierres, boucler une boucle, aller en ligne droite ou faire un détour, chercher le chemin, trouver le chemin, revenir en arrière, repartir en avant… […] » Ainsi commence Aussitôt que la vie de Marie Gillet, qui vient de paraître.

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    Entre ciel et terre (source)

    Ce journal d’une marcheuse « entre Maures et Garlaban » en Provence, tenu durant le mois de février, est écrit « sur le tracé des mots », ceux qu’elle note dans son carnet « promeneur » – écrire et marcher sont inséparables pour la narratrice. Cette amoureuse des carnets précise qu’ils « ne servent pas pour la nostalgie seulement mais pour l’action d’écrire », ce sont « des herbiers de mots, des dictionnaires personnels, des bibliothèques de traces ».

    Des listes de mots à propos des fleurs, des arbres, des couleurs, aident à raconter le chemin, les imprévus, les paysages. Marie Gillet se promène « sur la colline et au-delà », comme indiqué en sous-titre : des phrases naissent ensuite de ses pas, où réapparaissent les mots des listes, balises pour rendre ce qu’elle a ressenti tout du long.

    Ce sont les observations d’une visuelle qui aime nommer les choses du monde vivant avec justesse (le blog Bonheur du jour en témoigne à sa façon). La promeneuse ne se limite pas à décrire. En avançant, elle marche avec ceux envers qui elle se sent redevable, par-delà les souffrances de son enfance. Le mistral ravive des souvenirs : « Dès que j’ai habité chez Mètou, j’ai appris à vivre comme on vit ici : avec le vent. »

    « Pendant longtemps, j’ai aimé sans me poser trop de questions cette nature que j’ai beaucoup fréquentée plus pour moi-même que pour elle. » A présent, la marcheuse regarde la nature autrement, attentive à la palpitation des choses, se refusant à cueillir quoi que ce soit, à prendre des photos, tout entière disponible pour les rencontres et les éblouissements du jour.

    Enfant, elle a beaucoup appris en accompagnant « le Chef ». Quand elle a pu se promener sans lui, elle lui rapportait des « butins » dans l’espoir d’un « satisfecit ». Elle ne connaissait pas encore la joie de marcher tranquillement, « gratuitement, pour le plaisir, pour la beauté du monde ». Le bonheur de répondre librement à l’appel du dehors, du champ, de la colline, des arbres.

    Le chêne occupe une place maîtresse dans la mémoire de celle qui a grandi en Ile de France. Après son installation dans le Var, près de Toulon, elle a découvert le chêne kermès, le chêne-liège et surtout le chêne vert au doux nom de « yeuse ». Là où elle vit, la couleur bleue, la préférée, offre tant de nuances qu’elle cherche toujours comment nommer exactement « le bleu du ciel et le bleu de la mer ». Le mot « azur » ne suffit pas.

    « L’air était pur et calme. Il allait faire très beau. Rien ne s’opposerait à la lumière. ». Dans le sac à dos de la marcheuse, en plus du carnet, il y a toujours un livre, pour accompagner les pauses, les moments de contemplation. Le texte s’interrompt parfois pour de courtes citations, comme cette troisième strophe des Arbres d’Yves Bonnefoy (dans Ce qui fut sans lumière) où bat le cœur du récit.

    Aussitôt que la vie doit son titre à un passage de l’Odyssée dont Marie Gillet s’est souvenue devant « une immense prairie d’asphodèles » sur une terre brûlée par un  incendie deux ans auparavant. Là aussi – dans le texte et devant les fleurs – les mots vibrent, indiquent une direction : laisser derrière soi ses propres enfers pour aller vers la lumière.

    Voici une œuvre d’une profonde sérénité, d’un grand calme intérieur, en contraste avec la tension dramatique de Nous, long roman d’un conflit familial. Tout en mouvement, regard, mémoire, accueil de ce qui se présente et méditation, Aussitôt que la vie est aussi, d’une autre manière, le journal d’une résiliente. En quelque deux cents pages, Marie Gillet nous invite à regarder la beauté où qu’elle soit et à retrouver dans la nature un chemin de vie.

  • Credo

    tesson,la panthère des neiges,récit,littérature française,tibet,munier,photographie animalière,nature,culture,spiritualité,vie sauvage« Nous étions nombreux, dans les grottes et dans les villes, à ne pas désirer un monde augmenté, mais un monde célébré dans son juste partage, patrie de sa seule gloire. Une montagne, un ciel affolé de lumière, des chasses de nuages et un yack sur l’arête : tout était disposé, suffisant. Ce qui ne se voyait pas était susceptible de surgir. Ce qui ne surgissait pas avait su se cacher.
    C’était là le consentement païen, chanson antique.
    – Léo, je te résume le Credo, dis-je.
    – J’écoute, dit-il poliment.
    – Vénérer ce qui se tient devant nous. Ne rien attendre. Se souvenir beaucoup. Se garder des espérances, fumées au-dessus des ruines. Jouir de ce qui s’offre. Chercher les symboles et croire la poésie plus solide que la foi. Se contenter du monde. Lutter pour qu’il demeure. 
    Léo fouillait la montagne au télescope. Il était trop concentré pour m’écouter vraiment, ce qui me donnait l’avantage de pouvoir continuer mes démonstrations.
    – Les champions de l’espérance appellent « résignation » notre consentement. Ils se trompent. C’est l’amour. »

    Sylvain Tesson, La panthère des neiges

  • A l'affût avec Munier

    La panthère des neiges de Sylvain Tesson connaît un tel succès que j’ai préféré nommer en premier celui grâce à qui l’écrivain a rencontré cette « reine » : Vincent Munier, « amoureux du vivant », récompensé par un César cette année pour son documentaire sur le fabuleux félin. Lors de leur premier affût pour « voir des blaireaux dans la forêt », Munier l’avait invité à l’accompagner au Tibet pour apercevoir une bête qu’il poursuivait depuis six ans, « l’esprit de la montagne descendu en visite sur la Terre, une vieille occupante que la rage humaine avait fait refluer dans les périphéries. »

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    © Vincent Munier, La panthère des neiges

    Au début de février, Munier, Marie, sa fiancée et cinéaste animalière, Léo, un philosophe devenu « aide de camp de Munier » et Sylvain Tesson, dont la colonne vertébrale ne supporte plus les charges, partent à la rencontre de la panthère. – « La « bande des quatre », c’est nous, dis-je comme l’avion se posait en Chine. » Il fournira les calembours. L’écrivain pense aussi à quelqu’un qui n’ira plus nulle part avec lui, « une fille des bois, reine des sources, amie des bêtes », aimée et perdue.

    De Yushu, il leur faut trois jours en automobile pour se rendre au sud des monts Kunlun d’où ils iront jusqu’à la « vallée des yacks » – Tesson a promis de taire les noms exacts des lieux pour les protéger des chasseurs. A -20°C au Tibet sous le soleil, Munier les emmène d’abord à la rencontre des yacks, « totems de la vie sauvage », entre 4600 et 4800 mètres d’altitude. Vers le soir, les loups « chantent » : Munier hurle à son tour, un loup répond, « une des plus belles conversations tenues par deux êtres vivants certains de ne jamais fraterniser ». 

    Quitter le sac de couchage est une souffrance, sortir de la cabane pour se mettre en marche une jouissance. « Un quart d’heure d’effort suffit toujours à ranimer un corps dans une chambre froide. » Ils sont trois à suivre Munier qui suit les bêtes. Quand elles apparaissent, ils cessent de penser au froid. Par ses photos, Munier « rendait ses devoirs à la splendeur et à elle seule. Il célébrait la grâce du loup, l’élégance de la grue, la perfection de l’ours. » Regard d’artiste, loin des « obsédés de la calculette » qui cherchent à mettre le réel en équation, loin de la chasse destructrice.

    Avant la panthère invisible, Munier leur présente les « habitants des lieux » : ânes sauvages, antilopes du Tibet. « Son œil décelait tout, je ne soupçonnais rien. » Les autres sont déjà plus entraînés à « voir l’invisible ». Tesson reconnaît avoir exploré le monde en passant « à côté du vivant » et découvre qu’il déambule « parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles » (comme en peignait Séraphine dans les arbres.

    La nuit, les prédateurs chassent, par nécessité. « La vie me semblait une succession d’attaques et le paysage, stable d’apparence, le décor de meurtres perpétrés à tous les échelons biologiques, de la paramécie à l’aigle royal. » Les heures d’affût sont propices à l’interrogation philosophique – « L’affût était une prière. En regardant l’animal, on faisait comme les mystiques : on saluait le souvenir primal. L’art aussi servait à cela : recoller les débris de l’absolu. »

    Le dixième jour, ils partent en Jeep vers le lac Yaniugol, à cent kilomètres, « suspendu en pleine steppe » ; ils escaladent une « pyramide surnageant du massif » pour disposer d’un « balcon sur l’étendue ». Le soir, les yacks apparaissent, « lourds, puissants, silencieux, immobiles : si peu modernes ! » Au réveil, à quatre heures du matin, il fait -35°C. S’habiller sans prendre froid demande toute une organisation, des gestes précis. Ils montent à 5200 mètres. Ils ne voient rien ce jour-là. Le temps de confronter Tao et bouddhisme.

    Après « L’approche » et « Le parvis », « L’apparition », troisième et plus longue partie du récit, est centrée sur la panthère que Munier a déjà observée sur la rive droite du Mékong. « Les noms résonnent et nous allons vers eux, aimantés. » Sur la route de Zadoï, Munier marmonne des noms de bêtes, Tesson questionne le sentiment d’amitié qu’il ressent toujours dans les steppes – un ancêtre mongol ?

    En route vers la bergerie où Munier veut installer leur camp de base, voici un chat de Pallas, « sa tête hirsute, ses canines-seringues et ses yeux jaunes corrigeant d’un éclat démoniaque sa gentillesse de peluche ». Munier photographie, Marie filme, Tesson admire ces « deux jeunes dieux grecs » si complices.  Les apparitions de la panthère des neiges sont d’une intensité rare et merveilleusement racontées. Croiser le regard de la panthère lui rappellera la femme qu’il aimait et sa mère disparue aussi. Tesson a l’art de poser des mots sur sa traversée du monde, ici à l’école de l’immobilité et du silence.

  • Elan profond

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    Gérard Depardieu, Ça s’est fait comme ça

    L'affiche du film de Wajda (1982) /  Un arbre qui me fait penser à Depardieu (parc Josaphat)

  • Un instinct inouï

    Dans Ça s’est fait comme ça (2014), récit autobiographique écrit avec Lionel Duroy, Gérard Depardieu n’enjolive pas son passé. Impressionnée par son passage à La Grande Librairie, j’avais envie d’en savoir plus sur ce comédien hors norme. « J’ai toujours été libre », répète-t-il, dès la première séquence : à Orly, où sa grand-mère était dame pipi, il aimait l’accompagner et observer les arrivées, les départs, rêver… 

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    « Dire qu’on a failli te tuer ! » Sa mère, la Lilette, lui a raconté avoir recouru aux aiguilles à tricoter pour se débarrasser de lui, troisième enfant qui tombait mal dans cette famille pauvre de Châteauroux. Son père, le Dédé, ne gagnait pas grand-chose et buvait trop. On ne mangeait pas ensemble dans leur deux-pièces, on ne se disait pas bonjour, « pas de mots, jamais ». Ses trois frères et ses deux sœurs sont « restés dans le moule », mais lui, peut-être à cause des aiguilles, était « à l’affût de la vie. »

    Son père, né en 1923 dans le Berry, ne s’exprime que par onomatopées. La Lilette, fille de pilote, d’une famille plus instruite et raffinée, l’épouse en 1944. A l’époque, elle est gracieuse – Gérard Depardieu enfant ne la voit que « grosse, enceinte ». Il a sept ans quand sa sœur Catherine naît chez eux en 1955 : il aide la sage-femme qui lui montre comment faire la prochaine fois ; il aidera sa mère à accoucher des deux suivants, en 1956 et 1957.

    « Sourire ». Son père lui a appris à toujours sourire, pour mettre en confiance. Mais ça se passe mal avec les profs et les curés, qui le poussent hors de l’école. Il se souvient de plus de bienveillance de la part des gendarmes quand il chaparde aux étalages ou qu’on l’accuse de vol. A onze ans, il souffre de son premier amour pour une blonde inaccessible. A treize, il en paraît dix-huit et réussit à se faire engager comme plagiste pour revoir la mer, qui l’a émerveillée à Monaco (quand il s’était glissé dans un car de supporters de foot).

    Puis c’est « l’Eldorado » de la base américaine à Châteauroux où il se fait des amis et entre comme chez lui pour acheter et revendre du « made in USA ». Des trafics en tous genres lui rapportent de quoi vivre. Du même coup, il apprend l’anglais, découvre le cinéma américain. Il fait la connaissance d’un des fils d’une famille cultivée, dont les parents artistes le reçoivent volontiers, avec gentillesse : une vie différente, où on mange et parle ensemble. A seize ans, il finit par se faire prendre et se retrouve en prison. Là, le psy lui voit des mains « de sculpteur » : ces mots le bouleversent, comme une révélation. Il ne sera pas voyou, mais artiste.

    Autre rencontre décisive, à la gare, lieu des « petites combines », celle de Michel Pilorgé. Ce fils de médecin, son premier véritable ami, veut faire du théâtre. Par curiosité, Depardieu se glisse un jour derrière une scène où se joue Dom Juan. « On ne m’avait jamais dit que des mots pouvait jaillir une musique et c’est une découverte qui me plonge dans des abîmes de réflexion. » Quand son ami prend le train pour Paris, à la fin de l’été 1965, il l’invite à venir le rejoindre là-bas, chez son frère.

    A l’école du TNP où Gérard accompagne Michel, le prof le remarque, lui propose d’étudier une fable de La Fontaine. Le lendemain, il ne connaît pas son texte, mais se met à rire si bien qu’il fait rire les autres. On lui trouve « de la présence ». Les étapes de l’apprentissage du jeune comédien, ses fréquentations, ses premiers cachets, c’est une aventure formidable à lire pour se rendre compte du parcours de celui qui est devenu, dixit Busnel, le dernier « monstre sacré » du théâtre et du cinéma.

    Comme son père, il ne sait pas parler au début, il bégaie, il manque d’instruction. Des personnes vont le faire progresser. De Jean-Laurent Cochet, ancien de la Comédie-Française, metteur en scène au théâtre Edouard VII, il écrit : « C’est cet homme qui va me révéler à moi-même et faire de moi un comédien, un artiste. » Il est le premier à déceler sa « part féminine », son « hypersensibilité ».

    Depardieu raconte les rencontres essentielles : Élisabeth Guignot épousée en 1970, Claude Régy qui l’envoie chez Marguerite Duras (pour Nathalie Granger), le succès des Valseuses qui lui permet d’obtenir un crédit pour une maison à Bougival, Handke… Ses enfants, Guillaume et Julie, d'abord, et lui qui ne sait pas être leur père. Ses joies et ses souffrances. Jouer, jouer surtout. Avec « un instinct inouï ».

    Si son amour de la Russie est sincère, il m’est impossible de le suivre dans ses jugements sur la France ou sur Poutine qu’il ne considère pas comme un dictateur le pense-t-il encore depuis l’entrée de l’armée russe en Ukraine ? « La Russie et l’Ukraine ont toujours été des pays frères. Je suis contre cette guerre fratricide. Je dis : Arrêtez les armes et négociez ! », a-t-il déclaré le 1er mars à l’AFP. Bluffant, cru, désarmant parfois, alternant brutalité et finesse, il parle franco, Depardieu. Un texte de Handke offert en héritage donne le mot de la fin : « Dédaigne le malheur, apaise le conflit de ton rire. »