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roman - Page 90

  • Le monde des hommes

    J’ignorais tout de Pramoedya Ananta Toer (1925-2006), appelé « Pram » en Indonésie, en ouvrant Le monde des hommes (Bumi Manusia, traduit de l’indonésien par Dominique Vitalyos), le premier tome de Buru Quartet : ce roman écrit en prison n’a été publié qu’après la libération en 1980 de ce « géant des lettres indonésiennes » (postface) qui a passé un quart de sa vie en captivité pour des raisons politiques.

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    Minke y raconte son histoire, celle d’un jeune Javanais brillant dans les études, ce qui lui vaut d’être éduqué à l’européenne à l’HBS, un « prestigieux lycée néerlandais » à Surabaya, privilège rare pour un indigène des Indes néerlandaises. Il est né le 31 août 1880, comme la reine Wilhelmine qui monte sur le trône au moment où commence son récit, en septembre 1898.

    Robert Suurhof, son condisciple, citoyen néerlandais bien que ses parents soient métis (il est né sur un bateau), veut lui présenter une autre « déesse à la beauté sans pareille » : il l’emmène à Wonokromo, à la ferme Buitenzorg, où son ami Robert Mellema l’accueille dans une pièce luxueusement meublée. Sa sœur, Annelies est « une jeune fille à la peau blanche, raffinée, aux traits européens, aux cheveux et aux yeux noirs d’indigène ». Minke est subjugué.

    Ce sont les enfants de Nyai Ontosoroh, la compagne du riche Herman Mellema : cette indigène qui parle un excellent néerlandais le reçoit en toute décontraction, vantant la beauté de sa fille qui ne se mêle pas suffisamment aux autres d’après elle. A table, où tout est parfait, du service de table raffiné à la disposition des couverts dont Minke observe attentivement l’emploi, la conversation va bon train. Ensuite la mère d’Ann lui fait visiter l’entreprise familiale, c’est elle qui l’administre et la fait prospérer, au grand étonnement du jeune homme.

    C’est à son premier maître d’école que Minke doit son surnom : il l’avait rappelé à l’ordre en se fâchant : « Silence, espèce de monk… Minke ! » Depuis lors, tout le monde l’appelle ainsi. A côté de ses cours, le jeune homme a lancé un petit commerce de meubles précieux, une initiative qui plaît à Nyai. L’irruption du père Mellema, furieux de l’apercevoir chez lui et le traitant de « singe », tourne court avec l’intervention de sa compagne : elle renvoie à sa chambre cet homme grossier et négligé devenu « le déshonneur de ses descendants ». Après l’avoir servi loyalement pendant des années, c’est elle qui dirige la maison à présent, sans lui.

    Obsédé depuis cette visite par la belle Annelies, conscient de la mauvaise réputation que lui vaudrait de fréquenter la demeure d’une nyai, ancienne esclave, non mariée, quelle que soit sa réussite, Minke va demander conseil à son ami et « compagnon d’affaires », Jean Marais, un peintre, qui a combattu plus de quatre ans dans les rangs de l’armée coloniale. Celui-ci l’incite à retourner voir ces gens pour se faire par lui-même une idée de leur valeur. Jean élève sa fille, May, dont la mère, une jeune combattante faite prisonnière, a été poignardée par son jeune frère qui s’est aussi donné la mort.

    Quand il reçoit une lettre de Nyai, le pressant de revenir auprès d’Annelies qui dépérit de ne plus le voir, Minke se décide à retourner à la ferme où il est même invité à s’installer – il habite une pension de famille. Fait-il une sottise ? Vaudrait-il mieux qu’il aille à B., chez ses parents ? L’attirance est trop forte. Ann raconte à Minke le bouleversement survenu chez eux quand son père, sans qu’elle sache pourquoi, est « devenu un étranger dans sa propre maison » où il n’apparaît plus que rarement. Sa mère, vendue à quatorze ans au « grand administrateur » Mellema, a tout appris de lui, si bien qu’il se reposait de plus en plus sur sa concubine et partageait les bénéfices avec elle. Quand il s’est éloigné, Nyai a dû se débrouiller seule. Robert, le frère d’An, ne s’intéresse à rien, à part le football, la chasse et l’équitation. Nyai est si insistante que Minke accepte de loger à la ferme et de profiter des services qui lui sont offerts.

    A travers l’histoire des Mellema, de Jean Marais et de Minke, dont on finira par connaître les parents – son père, promu « bupati » de B., est choqué par le refus de son fils d’entrer dans le jeu servile des Indiens en échange de titres –, Pramoedya Ananta Toer raconte l’histoire, les mœurs et les conflits sociaux d’une société profondément inégale. Un précurseur de la presse en malais, Raden Mas Tirto Adhi Soerjo, a inspiré le personnage de Minke qui tient à son indépendance d’esprit, écrit et publie des nouvelles, se débat avec ses sentiments envers Annelies si fragile et sa mère si forte, qu’il ne peut laisser tomber.

    Le Monde des hommes, à la fois romanesque et politique, relate une prise de conscience et un apprentissage, sur près de cinq cents pages qui constituent le premier volet de Buru Quartet. Buru, c’est le nom de l’île sur laquelle Pramoedya Ananta Toer l’a écrit, envoyé au bagne de 1965 à 1979 sous la dictature de Suharto, après avoir été emprisonné par le gouvernement colonial néerlandais de 1947 à 1949. Auteur de plus de cinquante romans, nouvelles et essais, cet humaniste est un grand témoin de l’évolution sociale dans son pays.

     

  • Défi

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    « On cherche parce que, au fond de soi, le mystère est un défi à ce que l’on est, on cherche pour parachever l’ordre du monde, on cherche parce que le trou béant de l’incapacité à répondre aux questions que l’on porte en soi est un outrage à l’élégance. »

    Gérald Tenenbaum, Les harmoniques

  • Buenos Aires - Paris

    C’est entre ces deux capitales que Gérald Tenenbaum situe principalement Les Harmoniques, un roman dont les séquences ne suivent pas l’ordre chronologique : le jour et la date pour repères, un changement de lieu à chacune des rencontres, chacun des moments d’une histoire à cheval sur deux siècles, entre 1993 et 2015. Le récit commence et se termine à Venise – la dernière séquence livrera les noms de l’homme en imperméable, aux cheveux grisonnants, et de la femme qu’il accueille au débarcadère du vaporetto.

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    L'ambassade de France à Buenos Aires (source photo)

    A Buenos Aires, en juillet 1994, trois mathématiciens français en attendent un quatrième pour se rendre à l’ambassade de France ; Pierre Halphen est en retard, ils partent sans lui. A Paris, Samuel Willar vient d’être licencié. Un camarade de l’école de journalisme lui propose des piges pour une revue scientifique. A Buenos-Aires, Keïla, une comédienne, à qui manque à jamais sa jumelle enlevée à l’âge de seize ans et jamais retrouvée, habite rue El Alfabeto – « A l’instar des êtres, contre toute attente, certains lieux savent se faire aimer » – avec une amie, Belen, auteure de livres pour la jeunesse.

    L’intrigue va d’un personnage à l’autre. Certains se rapprochent par l’effet du hasard – une notion dont les philosophes, les matheux et les physiciens ont une conception différente – et parfois une vraie rencontre se produit. « Dans une vie entière, on ne rencontre pas grand-monde. » Des amitiés naissent, masculines ou féminines, et parfois l’amour tel qu’on le rêve sans avoir jamais osé s’y risquer vraiment, à condition qu’on lui donne sa chance, qu’on ne le laisse pas livré aux seuls effets du hasard.

    Gérald Tenenbaum, mathématicien et écrivain, donne à ses personnages l’épaisseur d’une activité, scientifique ou culturelle, qui donne sens à leur vie. L’histoire de l’Argentine contemporaine s’y mêle d’une manière ou d’une autre, surtout à Buenos Aires, la ville des grands-mères de la place de Mai, notamment avec l’attentat de 1994 contre l’Association mutuelle israélite argentine. Dans chaque capitale, le romancier restitue l’atmosphère d’une rue, d’un quartier ; ce peut être aussi Madrid ou Tel-Aviv, pour un colloque, un engagement, un article.

    Comme l’écrit Emmanuelle Caminade, « Les villes tiennent une place importante dans le récit. Lieux d’échange, de vie mais aussi de mémoire, ces espaces pensés et remodelés par l'homme au cours des siècles dont l’architecture – les bâtiments comme la voirie – dit beaucoup d’eux, participent du destin des héros dont elles épousent souvent les états d’âme. » (L’or des livres)

    Peu à peu se tracent des lignes entre les protagonistes, entre les événements, et on se demande si ceux qui se sont un jour rencontrés, puis ont été séparés par les circonstances, pourront un jour se retrouver. Tenenbaum insinue dans cette intrigue en mouvement la possibilité d’une histoire d’amour. Le beau titre musical, Les harmoniques, évoque très bien les vibrations ressenties par ces habitants d’un monde contemporain décloisonné où la distance entre les êtres est quasi devenue un problème intérieur.

  • Tomber amoureux

    Court roman ou longue nouvelle, La vie princière de Marc Pautrel est une lettre d’amour à L*** (Gallimard, 2018). Son auteur, un romancier, a été si heureux à ses côtés pendant les quelques jours qu’elle a passés au Domaine, il se sent si désespéré par son départ, qu’il décide de lui écrire pour expliquer comment il est tombé amoureux d’elle ; il en espère quelque soulagement. Plusieurs fois, elle lui a répété qu’elle avait « un compagnon », raison pour laquelle il ne lui a rien avoué, afin d’éviter toute gêne entre eux.

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    Sa lettre remonte le temps. Il est installé au Domaine depuis un mois, et comme tous les résidents, invité aux dîners de séminaires – où il se sent mal à l’aise vu sa faible maîtrise de l’anglais parlé par tous les participants. Un soir, quand il arrive à « la Grande Maison », il lève les yeux de son téléphone, l’aperçoit dans l’obscurité tout près de lui, sursaute, s’en excuse en français, ce à quoi elle répond dans la même langue, en riant.

    C’est le début de leurs conversations, qu’ils continueront à table, l’un à côté de l’autre : elle, enthousiaste et posant plein de questions sur l’art d’écrire des romans, lui, heureux de parler français avec quelqu’un et attiré par l’énergie de cette « thésarde en littérature à Paris ». Dans son Journal, il note au sujet de la jeune femme née en Toscane, de père américain et de mère italienne : « Intéressante, environ trente ans, souple et pointue. A suivre. »

    Tous les détails de leurs rencontres, de leurs échanges, il les puise dans sa mémoire, notamment cette douleur foudroyante quand elle a prononcé pour la première fois ces mots : « mon compagnon ». De soir en soir, ils se racontent leurs voyages, leurs rêves, leurs origines. Elle a été élevée dans le catholicisme, dans une famille d’origine ashkénaze, ce qui les rapproche encore.

    Aucun désaccord entre eux. « L’amour déformait peut-être mes perceptions, mais je croyais que tu pensais toujours comme moi et que tu souhaitais tout ce que je souhaitais. Et aussi que tu voulais rester avec moi autant que je voulais rester avec toi. » Quand ils décident de faire ensemble le tour du Domaine à pied, elle semble chaque fois si heureuse de le voir – ils marchent, ils parlent.

    Tout est organisé au Domaine pour le plus grand confort des résidents, d’où le titre. « Oui, ici, c’est vraiment la vie princière, la vie portée à son maximum, le lieu idéal, les trois mille oliviers et les trois mille cyprès, les pins parasols et les amandiers, ainsi que les êtres qu’il faut, et pour moi l’être qu’il faut c’est toi. »

    Marc Pautrel donne dans ce roman une fine observation de leurs rencontres, de la naissance en lui du sentiment amoureux jusqu’à la perte – il finit toujours par être séparé des femmes dont il tombe amoureux. (Ecrira-t-il un jour la réponse de L*** à sa lettre ? Comment une femme se plaît à la compagnie d’un homme, sans pour autant tomber amoureuse de lui ? Ce serait un changement de point de vue radical.)

    La vie princière est le septième roman de Marc Pautrel, publié dans la collection « L’infini » de Philippe Sollers qu’il a rencontré à Bordeaux en 2006. Un éloge appuyé de son roman à l’émission « On n’est pas couché » lui a valu de nombreux nouveaux lecteurs.

    Le style élégant de cette lettre à L***, un récit au présent, participe à la beauté de ce qu’elle rapporte, comme une offrande en retour à une femme dont il a aimé la proximité, la manière d’être, la connivence. « C’est cela que tu m’as donné, cinq jours de joie, cinq jours d’état de grâce intime, et c’est pour cela que je veux te remercier, grazie mille, merci, mille mercis pour tout cela. »