Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

roman - Page 111

  • Rester fortes

    Toranian affiche expo.jpg« Toute la nuit, Aravni reste au chevet de sa mère. Quand son corps commence à refroidir, elle se blottit contre elle, comme une petite fille. Au matin, Méliné la relève doucement et la prend dans ses bras.
    – Si j’étais morte à la place de Maral, maman serait restée en vie, murmure Aravni, fixant l’aube violette qui s’étire à l’horizon.
    – Je t’interdis de dire ça. Ta mère est morte d’épuisement et de chagrin. Les vivants ne doivent pas se reprocher d’être vivants. Sinon les Turcs nous auront tout pris. La vie et la raison. Le convoi est plein de femmes à moitié folles. Ecoute-moi bien, Aravni, nous allons rester en vie et rester fortes.
    Elle ajoute, par pure superstition :
    – Si Dieu le veut. Et elle crache en l’air.
    Pour que le mauvais œil comprenne à qui il a affaire. »

    Valérie Toranian, L’étrangère

  • Nani d'Arménie

    Un bandeau au bas de la couverture : « Ma grand-mère s’appelait Aravni et ne parlait jamais de son passé. » L’étrangère de Valérie Toranian, son premier roman, rend hommage à cette grand-mère et brise le silence autour du génocide arménien. La mère de son père, elle (la narratrice) la voyait comme une femme pas belle mais respectable à qui elle ressemblait, et non à sa mère blonde aux yeux bleus : « Je suis de la lignée des boucles drues, des yeux sombres et des paupières qui tombent. » Sa sœur aînée a les cheveux lisses, son frère aussi. « Je me reconnais dans le camp des bouclés par dépit, mais je reconnais qu’il a du panache. »

    toranian,valérie,l'étrangère,roman,littérature française,génocide arménien,famille,culture

    Valérie s’appelle Astrig en arménien, « petite étoile ». Elle cherche à séduire son père, plutôt sévère, et perçoit des tensions dans l’histoire familiale liée à sa grand-mère arménienne, « rescapée du génocide ». Comme celle-ci ne parle que sa langue, même si elle prononce « quelques phrases rudimentaires » en français, elles ne se comprennent pas. Mais, installée dans l’appartement parisien au-dessus du leur, sa grand-mère a « l’obsession orientale du gavage d’enfant » et l’attire par la gourmandise : elle fabrique de délicieux « tire-bouchons », des biscuits salés en forme de tresse que son frère et elle ont baptisés ainsi à cause de leur forme.

    « Amassia. Juillet 1915 » : le jour de Varvatar, « la fête de l’eau », pas de messe, le prêtre a été arrêté, et tous les hommes entre 18 et 50 ans, le père et le mari d’Aravni aussi. Sa mère, l’élégante Anna Messerlian (leur mercerie est un des plus beaux magasins de la ville), a décidé de quitter la maison avec ses deux filles, Aravni, seize ans, mariée à un cousin éloigné, « un homme raffiné, instruit, passionné par les progrès de la science, doué pour le piano », et Maral, dix ans. Alors qu’elles terminent d’emballer leurs affaires, le jardinier turc, sa femme et leur fille, sont déjà dans la maison à vider leur penderie – « Bientôt, toutes les maisons arméniennes seront pillées, livrées aux vautours. » Parmi les documents éparpillés, Aravni aperçoit le diplôme de son mari, le plie et le glisse contre son ventre. Elles seront du premier convoi, avec la tante Méliné, qui leur a annoncé qu’elles ne reverront plus ni père, ni mari. « D’ici dix jours, Amassia sera vidée de ses treize mille sujets arméniens. »

    Alternant avec la vie au présent à Paris, le récit des démêlés familiaux, Valérie Toranian raconte le terrible exode de sa grand-mère dans le convoi d’Amassia. Après quelques jours, les réserves de nourriture et d’eau sont épuisées ; dans les villages traversés, l’afflux de réfugiés arméniens encourage le marché noir, et malheureusement les rapines. Des Kurdes, des Turcs, des Tcherkesses font main basse sur le contenu des chariots et, pire, « les convois sont devenus d’immenses foires aux esclaves ». Femmes et enfants sont emmenés pour devenir des domestiques, voire des épouses « éduquées, vaillantes » ; seules les familles qui ont de quoi payer y échappent. Les bijoux cachés dans des pochettes cousues à l’intérieur des vêtements ne feront pas long feu lors des fouilles au corps, jusque dans les parties intimes. La petite Maral et Anna, sa mère, n’y survivront pas – Aravni, « si Dieu le veut ».

    Valérie aime sa grand-mère mais a honte de cette femme « trop grosse, trop bizarre, trop étrangère, trop susceptible, trop paranoïaque, trop tout. » Elles regardent la télévision ensemble, adorent suivre les mimiques de « Ma Sorcière bien-aimée ». Aravni, pour sa petite-fille, c’est « Nani » ; « Mamie », c’est la mère de sa mère, « l’exact opposé » de celle de son père. Elle ignore encore comment Aravni a échappé aux enlèvements, grâce aux conseils de sa marraine Méliné : prendre un air abruti, se mettre de la terre sur la figure, se pisser dessus pour sentir mauvais… Celle-ci la prétendra très malade lors d’une épidémie de dysenterie pour éloigner un de ces prédateurs.

    Avec son physique, son nom exotique et aux sonorités malheureuses autant que ses initiales (V. C.), sa jupe tricotée par sa grand-mère, Valérie est le bouc émissaire de ses camarades de classe. Ce qui la sauve, c’est l’un ou l’autre professeur attentif et la lecture. Dès six ans, elle est une dévoreuse de livres. « La lecture ne comble pas ma solitude, elle me bouleverse. J’accède à l’immense famille humaine. » Les Misérables deviennent le livre de sa vie, Victor Hugo, le « maître vénéré » dont un alexandrin l’a pétrifiée, au début de L’enfant, lu en classe : « Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil. »

    En quelque deux cents pages, Valérie Toranian réussit à nous captiver et pour ce qu’a vécu Aravni, survivante du génocide arménien, avant d’arriver à Paris (convoi d’Amassia, Alep, Constantinople, Marseille) et pour sa propre enfance au croisement des cultures paternelle et maternelle. « L’histoire d’Aravni est une reconstitution romancée » à partir des notes que l’auteure a prises auprès de sa grand-mère à la fin de sa vie, précise-t-elle au début de ses remerciements, suivis d’une importante bibliographie. Un roman de reconnaissance.

  • Indéfinissable

    enquist,anna,quatuor,roman,littérature néerlandaise,musique,anticipation,amitié,deuil,souffrance,couple,vieillesse,culture« Comment définir un son ? »
    Jochem réfléchit.
    « On emprunte des mots qui existent déjà : chaud, pointu, riche. Ou bien on fait des comparaisons. Ici, la semaine dernière, il y avait un violoncelle qui sonnait comme un saxophone. J’ai aussi eu un alto pareil à une corne de brume, une viole qui toussait comme un canard enrhumé. Avec tout ça, je m’en sors. On est tellement obsédé par le verbe qu’on veut tout nommer, tout expliquer. Le son est indéfinissable. Il faut simplement l’entendre. »

    Anna Enquist, Quatuor

  • Quatuor inquiet

    Quatuor inquiet – ou d’un monde inquiet –, c’est dans un avenir indéterminé mais proche qu’Anna Enquist situe l’histoire de quatre musiciens amateurs. Quatuor (Kwartet, 2014, traduit du néerlandais par Emmanuelle Tardif) est un roman sur la musique et l’amitié, sur le deuil et la souffrance, sur le lien social, qui ne touche pas d’emblée, qui fait parfois froid dans le dos. Elle y dessine à petites touches des vies de femmes et d’hommes qui habitent une ville d’eau, Amsterdam peut-être, et y travaillent. On les découvre l’un après l’autre, sans transition. Leurs rendez-vous musicaux apportent à chacun d’eux quelque chose d’essentiel.

    enquist,anna,quatuor,roman,littérature néerlandaise,musique,anticipation,amitié,deuil,souffrance,couple,vieillesse,culture

    Le récit s’ouvre sur un vieil homme à la fenêtre de son jardin qu’il néglige « Personne ne lui a encore fait de reproches, mais ce n’est qu’une question de temps. » Un genou mal en point le fait souffrir à chaque déplacement, mais il passe outre pour sortir le violoncelle de son étui : il attend son unique élève, Caroline. Finis les voyages et les concerts, les cours aux élèves les plus doués du conservatoire. A présent, toute l’énergie de ce violoncelliste renommé passe dans l’effort pour paraître encore dynamique, une condition nécessaire pour qu’on le laisse vivre seul dans sa maison. Quand il sort son sac-poubelle, un gamin souriant, dont il se méfie d’abord, lui vient en aide. Est-ce par simple gentillesse ?

    Heleen travaille comme infirmière dans un cabinet médical où son amie Caroline exerce son métier de médecin généraliste. Pleine d’énergie, Heleen veille à tout, au travail et à la maison, elle correspond aussi avec des détenus de longue durée (écrire aux demandeurs d’asile est désormais interdit). Daniel, l’autre médecin du cabinet, s’intéresse au quatuor à cordes dont Caroline et Heleen font partie, comme violoncelle et second violon. Le premier violon est un cousin d’Heleen, Hugo, qui dirige un centre culturel dans l’ancien Palais de la musique ; Jochem, le mari de Caroline, joue de l’alto.

    Daniel aime aussi la musique et parle avec Caroline du Quatuor des dissonances, « le plus beau quatuor de Mozart ». Caroline le connaît bien, elle ne peut se passer de musique classique – « Les mots la fatiguent, la musique lui apporte le repos ». Quel dommage que celle-ci ait perdu son importance, que les enfants ne l’apprennent plus. Heureusement Jochem a du travail à son atelier de luthier, peu pour des instruments neufs, beaucoup de restauration, ça lui va – « C’est de l’ouvrage. Et de l’ouvrage, il en a envie et besoin. Travailler l’aide à rester debout. »

    Au cabinet, ses collègues la ménagent, mais Caroline a le visage fermé quand elle rentre le soir, ne s’intéresse guère au plat que Jochem lui a réchauffé pour manger avant son cours de violoncelle chez Van Aalst, elle chipote avec la nourriture. Lui contient sa colère : « Il est préférable de rester courtois, en reconnaissant que chacun de nous fait son possible et qu’il existe des divergences entre nous. » Quand Caroline propose de donner un mini-concert surprise pour les cinquante ans de Daniel, il n’est pas emballé, mais finit par acquiescer, pour elle.

    Convoqué par l’adjointe au maire chargée de la Culture et des Affaires économiques, Hugo se rend à l’hôtel de ville à vélo. Le bilan d’occupation du Centre est problématique depuis qu’on a dissous les ensembles, l’Orchestre de la Capitale, etc. Les bureaux sont loués à des sociétés, des avocats, et maintenant l’adjointe veut faire du Centre un espace de prestige, un lieu d’accueil pour les missions économiques. Quand il lui promet un devis, elle l’arrête : cet édifice a été bâti par la ville, elle veut en disposer gratuitement. Hugo a compris et n’a plus qu’une envie, sortir de là. Encore un lieu perdu pour la musique.

    Reinier Van Aalst a été le professeur de Caroline pendant trois ans au Conservatoire, jusqu’à ce qu’elle se décide pour la médecine – option qui présentait plus de sécurité, plus d’utilité à ses yeux. Aucune des difficultés du vieil homme ne lui échappe quand il lui ouvre la porte, mais elle ne dit rien. Il la fait rire en lui demandant si elle croit réussir « à maigrir encore » et résume sa philosophie : « accepter les choses telles qu’elles sont ». Alors elle ose s’inquiéter de son mal au genou, des médicaments qu’il prend, avec la grille d’évaluation « d’autonomie fonctionnelle » en tête : « Capacité à effectuer les travaux ménagers, à faire les commissions, mobilité, gestion, productivité, hygiène. » Trop de cases vides et on procède au « transfert » du patient qu’on ne reverra plus. Aussi le vieux professeur veille à masquer son infirmité au maximum et préfère entamer la leçon.

    « On peut être à la fois grosse et belle », dit son mari à Heleen, qui prend plaisir à bien les nourrir, lui et ses trois fils. Elle se dit une fois de plus qu’elle devrait « juste éviter de suivre leur rythme » et manger moins, plus lentement. Quand ils partent s’entraîner au club de foot, elle en profite pour écrire des lettres, en suivant les consignes de discrétion en ce qui la concerne, tout en parlant de ce qu’elle fait.

    C’est à la première répétition du quatuor que les drames personnels se précisent : la petite fille d’Hugo, divorcé, est chez sa mère. Il la confie parfois à Caroline et Jochem, avec un peu d’inquiétude – ils ont perdu leurs deux enfants dans un accident de car et, dévastés par le deuil, n’arrivent plus à communiquer entre eux. Anna Enquist sait de quoi elle parle, elle a perdu sa fille dans un accident en 2001. « Ça pourrait être du Bergman. C’est du Bergman. Une intrigue infime, des silences lourds de sens, des chagrins indéracinables, des âmes nues titubant de chagrin… » écrit Florence Noiville dans Le Monde des livres.

    « Musicienne, pianiste concertiste, Anna Enquist est aussi psychothérapeute, spécialité qu’elle a longtemps exercée en milieu hospitalier. » (Quatrième de couverture) Axé sur les relations entre les personnages, Quatuor aborde sans fioritures les aléas de l’existence dans une société qui ne donne plus la priorité à l’humain, où les responsables politiques sont incapables ou corrompus, et où chacun s’efforce de résister à sa façon. Une fois le décor planté, la romancière confronte le quatuor à une épreuve inattendue et le climat romanesque bascule. C’est très « tenu » et d’autant plus violent, dramatique.  

  • Couleur

    « Avant que nous puissions nommer la couleur que nous voyons, elle est en nous. »

    Chapelle St Vincent 2.JPG

    « Devinette : qu’est-ce qui est si fragile que même dire son nom peut le briser ?

    Le silence… »

    Chapelle St Vincent 3.JPG

    Siri Hustvedt, Un monde flamboyant

    Photos : Chapelle St Vincent au cimetière de Grignan,
    mise en lumière d'Ann Veronica Janssens, 2013